« Le Grand sommeil » de Jo Vargas

Publié le 29 avril 2017 par Savatier

Un corps de femme étendu dans l’herbe (peint par un homme bien entendu), une Dormeuse, tel est bien, depuis la Renaissance, l’un des poncifs de l’art. Tous, de Giorgione à Delacroix, de François Boucher à Théodore Chassériau, ont exploité le filon, prétexte imparable pour justifier la représentation du nu sans encourir les foudres de la censure, tout en fournissant au spectateur un alibi destiné à lui épargner, même si personne n’était dupe, l’infamant statut de voyeur : le trou de la serrure, c’est le tableau !

Avec son exposition Le Grand sommeil, qui se tient jusqu’au 2 juin à la galerie La Ralentie (22-24, rue de la Fontaine au roi, 75011), Jo Vargas brise ces codes académiques. Une femme peint un homme, celui-ci est, certes, endormi sur un tapis d’herbe fraîche, mais il porte des vêtements. Sa chemise bâille seulement dans la chaleur estivale. Peu d’artistes se sont attaqués à un thème semblable et de cette manière. L’homme, surpris dans une telle attitude, dérange dans la mesure où le sommeil, surtout en extérieur, trahit une quiétude, un sentiment d’abandon, d’insouciance, d’intimité qui s’accommodent mal avec l’image virile conventionnelle. Pour une question de convenance, un corps d’homme étendu sur le sol se doit d’être un cadavre, même pour Rimbaud dans son Dormeur du val.

Courbet, le transgressif, s’était partiellement essayé au sujet avec L’Homme blessé (1844-1854), un autoportrait dont nous savons aujourd’hui qu’il dissimule une double blessure puisqu’à l’origine, le peintre avait représenté une sieste amoureuse dont la femme, après rupture, avait été effacée – une épée et une tache de sang donnèrent alors son nouveau sens à la toile.

Jo Vargas va plus loin ; son homme est bien là, alangui dans toute sa vulnérabilité ; son visage n’exprime aucune angoisse. Dans les dessins à l’encre, l’herbe, patiemment reproduite, lui sert de couche ; dans les peintures sur toiles, ce qui l’entoure et rappelle parfois des idéogrammes ou des détails de paysages japonais peut ouvrir à de multiples interprétations car le corps semble maintenu en apesanteur. Les traits d’acrylique figurent peut-être les reliefs de la terre, peut-être un paysage onirique car, pour le spectateur, le doute n’est guère permis, ce jeune homme rêve.

L’austérité chromatique (le noir et blanc domine sans nuire à la belle qualité du modelé) entretient le mystère en éliminant tout recours aux éléments narratifs qui pourraient aider le regardeur dans sa quête de signification, le rassurer. L’artiste, en outre, n’hésite pas à brouiller les pistes en multipliant les plans à l’intérieur d’une même œuvre. Ici, le corps se dédouble, surplombe le modèle, comme s’il avait été saisi avant et après un changement de position. Là, une main est dissociée, reprise en cadrage serré au premier plan. Dans d’autres œuvres, seul le fragment nous est proposé : le torse et les mains, voire une main seule qui inquiète car l’autonomie dont elle bénéficie pourrait laisser supposer qu’elle a été coupée, comme dans quelques huiles d’étude de Géricault. Ces fragments étranges dressent une passerelle vers le polar de Raymond Chandler auquel l’exposition emprunte le titre, et plus encore vers le long métrage éponyme qu’Howard Hawks tourna en 1946, avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall dans les rôles principaux.

Pour autant, l’impression générale dépasse toute analogie appuyée au film noir ; seule la plastique, puissante, expressive, tutoie celle du story-board, surtout dans les dessins à l’encre. Ce que nous offre Jo Vargas, c’est avant tout un éloge de la paresse, une apologie graphique de la sieste, en évitant habilement de se fracasser sur l’ écueil du trop classique couple champêtre, mais en prenant cependant soin, lorsque le noir du trait déchire la blancheur du support, de ménager au spectateur un léger frisson d’inquiétude.

Illustrations : Jo Vargas, Sans titre, © Galerie La Ralentie.