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TRANSSUBSTANTIATION POÉTIQUE DU TITRE ?
Allons décharger la poiscaille dit le maître-ouvrier et en effet lorsque les chenaux se mirent à déverser les billettes d'acier celles-ci ressemblaient toutes à des poissons.
Une autre fois je m'attardais à l'aciérie et m'émerveillais tout haut : Qu'il est beau ce lingot ardent ! Cependant le manœuvre près de la porte me corrigea : C'est pas ardent qu'il est le lingot, c'est assoiffé !
Je me retournai et dit : Mais alors celui-ci refroidit ! Cependant le manœuvre près de la porte s'énerva : Il refroidit pas, il fane ! Et je poursuivis mon chemin jusqu'aux fondeurs pour observer comme ils badigeonnent le chenal d'enduit et le chauffent avec du charbon ardent ou du gaz de synthèse. Je demande : Et est-ce qu'il arrive que l'acier se fige dans le chenal ? Et le fondeur irrité rétorqua : L'acier se fige pas dans le chenal, il y gèle !
Après quoi je ne m'étonnai pas que sur le tableau le nom officiel des gouttes d'acier durci soit : Racines et salopes.
Quand nous sommes allés nous baigner le camarade Kapalin qui venait d'être nommé dispatcher des aciéries se baignait avec moi. Tout d'un coup les gars nus se mirent à l'appeler :
Monsieur l'expéditeur, monsieur le discuteur, monsieur Auspitz.
Et alors que je m'essuyais je demandai au co-ouvrier avec lequel nous chargions du silicium :
tu imagines quoi quand je dis le mot silicium ? Et lui me répondit : Ce que j'imagine ? Viens ma belle dans ma gondole Venezzia te comblera de ses merveilles.
Et après quand je suis sorti je sifflais. Sous la lampe j'ai croisé un homme qui se retourna soudainement et hurla : Siffle, Arlequin ! et en quelques grands bonds très certainement improvisés il disparut dans l'obscurité.
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HEILIGE NACHT
Minuit passé, en vain je renifle le squelette d'Essenine, en vain je pleure le crâne troué de Maïakovski, en vain je hurle face à Konstantin, champion du plongeon par la fenêtre. Mais sérieusement, tant que ne seront pas élucidés les étranges suicides, nous demeurerons des singes vociférant, pourquoi nos frères finissent-ils ainsi alors que ce n'est qu'à présent qu'ils auraient pu librement, et donc superbement vivre parmi les petites branches de la dialectique. Ou bien, ô effroi, les pères de l'église recommenceraient-ils à ressusciter des morts ? On ne les aurait donc pas assez soigneusement étranglés ?
P. S.
Dans la nuit du 24 au 25 décembre 1849, Dostoïevski fut chargé de fers et envoyé en Sibérie. Dans la nuit du 24 au 25 décembre 1925, Essenine se pendit au lustre d'un hôtel de luxe moscovite et pour plus de sûreté se tira aussi une balle. Ô nuits de Noël !
Bohumil Hrabal, La grande vie – Poèmes 1949-1952, Traduit du tchèque par Jean-Gaspard Pálenícek, Fissile, 2017, pages 59 et 95.
On peut lire un autre texte de ce livre sur le site de Claude Chambard
Quatrième de couverture du livre : Bohumil Hrabal (1914-1997), maître éprouvé de la palabre bohémienne, est bien connu en France — et largement ailleurs — pour son œuvre de prose abondante (Une trop bruyante solitude, Des trains étroitement surveillés, Moi qui ai servi le roi d'Angleterre...) et pour sa manière hirsute, hérissée de gouaille virtuose qui chante et grince — comme font le rêve et le réel à l'endroit de leur frottement. Mais ce qu'on ignore généralement, c'est que ce fleuve puissant de prose prend sa source... dans la poésie. Avant d'être un romancier universel, Hrabal est un poète, et un poète morave de surcroît, avec ce que cela suppose de terre et de suie sur les mains, sur la page. Et ce poète, il l'est « avant », pas seulement au sens chronologique, mais aussi au sens ontologique. La poésie est chez Hrabal l'origine de la parole, comme de l'écriture. La plupart de ses récits les plus célèbres ont été écrits d'abord en vers, avant d'être remaniés en prose sur le tard, pour satisfaire à des impératifs éditoriaux. Les poèmes donnés dans ce volume montrent donc le visage premier — et non pas seulement le premier visage — de Bohumil Hrabal. Un corps à corps de l'embouchure et de la source.