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Challenge critique 2017: Cécile Bertin- Elisabeth

Publié le 26 avril 2017 par Aicasc @aica_sc


Challenge critique 2017: Cécile Bertin- Elisabeth

© Photo Robert Charlotte

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« QU’EST-CE QUI EST ARRIVE DANS CETTE SOCIETE COLONIALE ? »

interroge le driv’art fondal-vital[1] façon jardin créole de Christian Bertin

Challenge critique 2017: Cécile Bertin- Elisabeth

© Photo Robert Charlotte

« Qu’est-ce qui est arrivé dans cette société coloniale ? ». Cette question lancinante, traduction littérale du créole : « Sa ki rivé adan sosjété kolonial la ? », répétée à l’envi entre identité(s) et variation(s) de couleurs, de formes de lettres et de phrases « à trous »,  comme pour mieux suggérer autant de réécritures possibles d’une identité caribéenne en fragments, ne serait-elle pas présente, en filigrane, dans l’ensemble de l’œuvre de Christian Bertin ?

Christian Bertin nous propose en effet un art à la fois profondément ancré dans ses origines martiniquaises et caribéennes tout en revendiquant son ouverture au monde, à l’instar de son atelier-jardin, en constant questionnement des réalités apparentes et des usages premiers, comme le souligne son recours au détour, d’aucuns diraient au détournement…, dans l’utilisation revisitée des éléments du quotidien.

La sensation du passage du temps est alors prégnante dans une œuvre qui redonne une autre vie à des objets et matériaux déjà chargés d’un passé, non pas nié, mais revita(rt)lisé. Compagnons du quotidien entre drive[2] et dérives, (re)visités, (re)vivifiés : coutelas, boutous[3], vestes, fils électriques, verres à bougies, fûts, couverts, noyaux de mangos…, ils (re)disent les divers moments et errements de l’existence, entre usages premier(s) et second(s), entre vide(s) et plein(s),  et proclament alors quand le veuf devient neuf l’espoir vital d’un nouveau départ toujours possible, d’une identité fondation renouvelée, renouvelable, comme les énergies, et donc durable !

Ce driv’art de Christian Bertin, art aux matériaux issus de diverses drives de récupérations, art du développement durable adapté à sa région et à sa culture, art issu donc d’errances contre toutes les déshérences, se présente dès lors comme un jardin créole esthétique où, de prime abord, peut naître chez qui pense selon les normes euro-centrées peuplées de jardins symétriques et de géométries équilibrées, l’impression d’un fourre-tout… sans parvenir, peut-être, à percevoir dans ce bricol’art qui dit les blesses[4] et les drives caribéennes, l’expression d’un Chaos-monde, d’une identité du Divers, construite dans l’hétérogénéité et le multiple ; identité en somme de relations renouvelées, identité de type rhizomique[5].

Alors, Christian Bertin nous offre un art à la fois empli de désirs d’élévations (comme le met en exergue son atelier des hauteurs de Bellefontaine où dominent des formes allongées, des fourches à doubles branches comme sorties de mythologies vaudous à l’instar de ces visages de possibles orishas, de ces verticalités totémiques annelées de tambours de machine à laver…) et conscient des pesanteurs et opacités quotidiennes, transcrites avec forces formes et matières massives : moyeux énormes, toiles de vêtements densifiées -comme pour mieux faire ressentir la corporéité de ceux qu’ils ont enveloppé-, portes imposantes, réunions de gros fûts…

Autrement dit, s’impose un art qui utilise apparemment la matière brute et que certains seraient tentés de qualifier de ce fait d’ « art brut », sans percevoir les exotismes réducteurs et les relents coloniaux  d’une telle formulation, qui à l’instar de celle d’ « art naïf » établit une hiérarchisation entre des esthétiques euro-centrées  qui seraient affirmées comme « civilisées » et des esthétiques « brutes » et « naïves », marginalisées et rejetées hors des canons et canaux de reconnaissances officielles… L’art de Christian Bertin n’est ni  brut, ni naïf, ni basique, ni primaire (ni art premier…) ; il est fort de son authenticité et de sa quotidienneté, simple dans son type de matériaux et sa spontanéité, fondamentalement vitaliste et lié à son « lieu » d’origine, B and/art B, basilecte primal en quelque sorte d’une culture martiniquaise et caribéenne. S’il nous tient à cœur de le classifier, un nouveau « genre » il nous faudrait sans doute inventer : pourquoi ne pas qualifier alors ce bricol’art de fondal-vital façon jardin créole ?

A l’instar de son atelier, microcosme de son identité personnelle et esthétique, l’art de Christian Bertin revisite en effet les origines, entre  jardin d’éden céleste et d’ébène(s) terrestre(s), en questionnant la sédentarisation et la fin, utopique, des errances, et ce faisant rappelle la (re)construction identitaire nègre dans le macrocosme caribéen, lieu de ré-enracinement de tant d’esclaves africains déportés et d’autres arrivants nés ailleurs, charroyés et broyés par l’Histoire. Mais alors que le premier jardin : paradis céleste sacré est vu comme clos -soit l’hortus conclusus qui fit d’ailleurs au Moyen Age présenter le Christ sous les traits d’un jardinier-,  Christ-i-an Bertin propose avec ses ressuscitations d’objets un jardin kaléidoscopique de vie esthétique ouvert et nourri de ses drives, comme s’il avait intégré la distinction établie par Edouard Glissant entre la mer Méditerranée, mer fermée, et la mer des Caraïbes, mer ouverte.

Il nous dit ainsi le(s) passage(s) entre les lieux, les allers et retours des ans, en revitalisant les objets et en rendant tangible la fertile porosité des matières. Ce bricol’art fondal-vital façon jardin créole[6], sorte de créolisation en action, et de ce fait imprévisible[7], met en contact, récupère et régénère. Il fonde en conséquence une approche qui s’insurge contre tous les rejets et marginalisations, contre toutes les portes fermées et les exclusions de nos colonialités intérieures et sociétales.  Driv’art donc entre ces lieux des douleurs de l’esclavage,  du mal-être de la société actuelle pour des « récoltes » d’objets épars, épar(s)-pillés jusqu’à ce qu’ils retiennent l’attention d’un artiste démiurge qui leur insuffle une nouvelle essence vitale d’œuvre d’art. C’est ainsi qu’épaves d’étraves de bateaux, débris de meubles et d’objets divers, bois et racines soumis aux mouvement des vagues de la mer et aux aléas des appétits des termites, muent à l’instar d’un serpent de noir goudronné, comme déjà renaissant sous d’autres formes qui sont autant de voyages-métamorphoses, de revivifications et ressuscitations où les traces de mémoires diverses se font réécriture(s) mémorielle(s) d’un monde américano-caraïbe lui aussi délaissé, détourné, en attente, en souffrance.

Chez Christian Bertin, cette mise à sac devient mise en sac, pour transcrire les ressacs d’une terrible histoire coloniale, histoire d’un massacre mémoriel et culturel.  Sacs en jute maintenus par un croc en fer : traces de luttes ; couteaux, cuillères, fourchettes en inox : traces de la prison du 118, rue Victor Sévère, soit  toujours une remise en cause des enfermements et des « enferrements » qui marginalisent.

L’art de Christian Bertin nous rappelle aussi l’histoire plus récente du passage de la campagne à la ville, exode rural d’où sont issus des quartiers foyalais qui lui tiennent à cœur comme Trénelle, Citron ou encore Texaco, en rendant palpable la durcification progressive des cases rapiécées -comme les haillons de leurs habitants- à partir du « détournement » de matériaux du quotidien, bric-à-brac bricolé, bric-art-brac non policé, tout comme  les fondements de la vie caribéenne.

C’est de cette façon qu’entre prégnance du passé colonial et conscience d’une difficile décolonialité, Christian Bertin semble transcrire par son art qui convoque les éléments concrets du quotidien l’équation posée par Aimé Césaire dans son fameux Discours sur le colonialisme : « colonisation = chosification ». En utilisant ces objets du quotidien humain et culturel martiniquais, Christian Bertin martèle non pas les mots, mais les choses pour dire à sa façon d’ouvrier-artiste bri-col(l)eur qui défend les couleurs nègres,  que des clés de libertés nous sont données même si le poids des souffrances ne saurait être oublié : « Notre  travail est de nous efforcer partout, ici-là et là-dans, à sublimer cette souffrance. Elle devient suffocation, ou au contraire souffle libéré. Elle peut devenir, dans l’absolue diversité, souffle libéré, c’est-à-dire art et juste démesure, et liberté – les mots et puis les choses mêmes de l’inter-dit, que nous moquons pour ne pas nous enfreindre nous-mêmes – c’est, ici-là, notre travail dans le Tout-monde »[8], nous dit Edouard Glissant.

Des mots et des choses, clin d’œil à l’essai Les mots et des choses de Michel Foucault qui s’ouvre avec l’analyse d’une œuvre d’art :  Les Ménines de Velazquez ? Cette toile donne à voir ce peintre et son atelier à partir de différentes portes -physiques et symboliques-  qui permettent de comprendre que plusieurs centres sont possibles, soit un « spectacle-en-regard »[9], que l’on retrouve d’une certaine manière avec les diffractions des matériaux du jardin créole, issu de la Plantation, un peu aussi jardin ouvrier né au sein des villes industrialisées, de Christian Bertin dont les associations hétérogènes, en apparence du moins, transcrivent la diversalité d’une identité qui cherche sa place en pleine conscience de son impermanence dans un monde co-produit par une Histoire  écrite par d’autres. Ce faisant, Christian Bertin refuse les amenuisements de la mémoire et choisit alors massivité et grandes dimensions, comme pour ces portes peintes qui feraient de toute case un palais.

Toute porte est assurément en lien avec l’opacité et l’enfermement, le visible et l’invisible, le continu et le discontinu ; pallier, étape, seuil, interface entre les espaces et les temporalités. Aussi, ces portes de nos origines (inscrites dans une longue tradition artistique), sont ici des portes massives qui renvoient à la sculpture, des portes arcs de triomphes pour des héros oubliés par l’Histoire officielle et qu’il convient de revaloriser. Christian Bertin marronne avec ces portes du quotidien et de l’intime ; portes sas entre passé, présent et avenir, entre nos vies privées et publiques, entre conscient et inconscient.

La porte est charnière,

La porte est matière/ma-terre/mater,

La porte est de bois :

La porte est de pierre :

La porte est de chair :

La porte est de fer(s).

Et ces ferrements de celui qui se reconnaît à jamais « fils d’Aimé Césaire »[10] sont autant d’écailles d’acier-épiderme d’une vie en quête de mémoire, cadres qui exposent dans ce théâtre du monde le refus de toute position subalterne[11] de ceux que l’on a longtemps laissés justement derrière… les portes.

Christian Bertin choisit par conséquent de transcender la douleur sous-tendue dans la question : « Qu’est-ce qui est arrivé dans cette société coloniale ? » en répondant : « Le monde t’appartient »[12] ! Et il le prouve en véritable quimboiseur des objets, lesquels se convertissent en une mosaïque prosaïque d’une culture caribéenne en mouvement.  Christian Bertin se fait en somme interprète du tragique caribéen à partir des traces portées par les choses, objets, matières et matériaux, soit une esthétique caribéenne en acte, vision(naire/erre) qui semble renouer avec la conception hégélienne de l’esthétique comme science des grandes visions « du moi, du monde, de l’absolu » et  qui « pense l’espace et le temps dans leur dimension historique ; (…) se donn(ant) la tâche de penser le temps non pas comme une entité vide et abstraite mais comme la représentation qu’une communauté se donne d’elle-même »[13].

 Cécile Bertin- Elisabeth

[1] Cette expression doit beaucoup à l’ouvrage de Jean Bernabé : Fondal-natal, grammaire basilecte approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais, Paris, l’Harmattan, 1992, 3 vols.

[2] En créole antillais,  la «  drive » est une forme d’errance.

[3] Morceau de bois de forme allongée utilisé aux Antilles comme instrument contendant.

[4] Douleurs profondes.

[5] Nous empruntons ces diverses expressions à Edouard Glissant.

[6] Cf. Lucien Degras, Le jardin créole – Repères culturels, scientifiques et technique, Pointe-à-Pitre, Editions Jasor, 2005.

[7] Edouard Glissant explique qu’à la différence du métissage, la créolisation est imprévisible : « J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. […] Ma proposition est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise », Traité du Tout-monde. Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p. 194.

[8] Edouard Glissant, La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, p. 33-34.

[9] Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 29.

[10] « La Négritude césairienne est un baptême, l’acte primal de notre dignité restituée. Nous sommes à jamais fils d’Aimé Césaire », Eloge de la Créolité, Gallimard, Presses Universitaires Créoles, 1989.

[11] En lien avec les subaltern studies.

[12] Citation de l’artiste.

[13] Alain Patrick Olivier, Hegel, la genèse de l’esthétique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p.  228.

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