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Conversation avec Marie-Eve Lacasse autour de Peggy dans les phares
Peggy dans les phares – Marie-Eve Lacasse
Flammarion – 18€
editions.flammarion.com
Pour nous aimer, Françoise, il nous a fallu monter un rempart contre le monde, dans un grand silence où règne un équilibre d’amour. Ce que je dissous dans l’alcool, la nuit et toi me donnent la pleine conscience d’une richesse qui m’était jusqu’alors inimaginable. Plus je me détache de l’enfance, plus je suis heureuse. Nous ne formerons jamais une famille, ni même un couple, nous ne travaillerons jamais comme la plupart des gens, nous traverserons la vie en nous faufilant, trouvant ailleurs notre orient. Nous nous entendons uniquement sur l’essentiel – c’est-à-dire sur ce que nous excluons. (p. 221)
Entre les deux femmes, Peggy Roche, rédactrice de mode, et Françoise Sagan, l’une des plus célèbres figures littéraires de la Nouvelle Vague, c’est une histoire d’amour secrète de près de vingt ans qui les unit. L’auteure canadienne Marie-Eve Lacasse dresse ici le roman-portrait de Peggy, cette quasi-héroïne hitchokienne, à la beauté complexe et fascinante, qui ne cessa de rester dans « l’angle mort » des projecteurs quand sa compagne de route, Françoise, se muait en personnage public, voire en légende. Dans ce roman, et en cette très rare occasion, c’est bien Peggy qui brille au premier plan de l’histoire. Elle est le prisme qui permet d’écrire, d’interroger ce couple à l’épreuve du temps, d’en comprendre les fonctionnements et rouages internes pour faire perdurer l’amour au sein d’un maillage dangereux, très excessif et régulièrement violent. L’histoire intrigante et originale de cette passion explore avec finesse la puissance des sentiments et la morsure parfois profonde de l’engagement.
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Elisa Palmer. Pourquoi ce titre « Peggy dans les phares » ? Je crois savoir, mais j’aimerais connaître votre version.
Marie-Eve Lacasse. C’est déjà une scène du livre : Sagan et Peggy roulent de nuit vers le manoir de Sagan en Normandie, et elles découvrent un arbre qui est tombé au milieu du chemin et qui leur barre la route. Peggy sort de la voiture avec ses petits talons et son tailleur, et se met à essayer de soulever le tronc à mains nues… Sagan regarde la scène au volant de sa voiture et pouffe d’un rire nerveux pendant de longues minutes. C’est une scène qui m’a été racontée par la banquière de Sagan, Marylène Detcherry. J’ai aimé qu’elle me raconte ce souvenir, avec cet arbre qui vient entraver leur destin, leur voyage de nuit vers la Normandie sur les petites routes mal éclairées, comme une première image de leur histoire semée d’interdits. Et puis, cette scène était aussi un éclairage inquiétant sur Peggy, avec les deux phares allumés comme seuls repères lumineux. Pour moi, Peggy est une héroïne hitchcockienne, avec sa silhouette fine, ses cigarettes et ses talons aiguille, et pour écrire sur elle je préférais lui donner ce genre d’éclairage, pas une scène de théâtre joliment éclairée. Enfin, les phares ce sont aussi les phares de Sagan, qui raffolait de voitures et de vitesse, mais c’est une évidence.
Elisa Palmer. Quelle place avait Peggy dans votre vie avant de décider d’en faire le personnage principal de votre premier roman ?
Marie-Eve Lacasse. Aucune place. Elle était juste une intrigue, et l’Histoire en est truffée. Mais je réalise qu’au cinéma et en littérature, il y a peu d’histoires d’amours entre femmes qui soient positives, ou en tout cas qui prouvent que deux femmes puissent s’aimer longtemps, s’épauler de manière constructive. L’histoire de Peggy et Françoise est complexe, il y a de la trahison et des déceptions, bien sûr, mais c’est aussi une longue et belle histoire. Je crois que la rencontre, et la longévité de cette histoire, repose sur un maillage très complexe d’échanges permanents et de soutien mutuel constant.
Elisa Palmer. On se doute que le charisme/la force d’une Françoise Sagan avait nécessairement des implications sur Peggy, peut-on envisager la même chose dans un rapport inversé ?
Marie-Eve Lacasse. Françoise était tout sauf raisonnable : le charmant petit monstre adorait la nuit, la fête, l’alcool, la drogue, le jeu, l’amour, oubliait de manger ou d’appuyer sur le frein, c’était quelqu’un de très excessif qui devait cultiver un lien romantique au danger, tout ça motivé par la littérature. Peggy a protégé, du mieux qu’elle a pu, Françoise de ses propres démons et des profiteurs qui lui tournaient autour. Peggy était tout : l’amie, l’amante, la confidente, l’infirmière, la colocataire, la maman… Sa bienveillance était hors normes. Peggy incarne une vraie figure amoureuse de dévotion, d’une générosité sans failles. Après il faut relativiser cette figure de la « belle éplorée » qu’est Peggy. Elle aussi a eu des histoires, elle aussi avait une vie professionnelle et privée en dehors de Sagan. Elle était rédactrice de mode, mannequin, styliste, respectée et crainte dans le milieu de la mode – tout le contraire de la petite chose fragile et soumise ! C’est aussi quelqu’un de très drôle ; l’humour, le pouvoir, la séduction, tout cela est bien sûr lié.
Du côté de Peggy, Sagan devait la fasciner par sa maîtrise des mots, de la langue, de la pensée ; Sagan est spirituelle, là où Peggy est maître du matériel (la maison, la déco, la cuisine, les vêtements, l’organisation de la vie quotidienne – des choses qui ennuyaient Sagan profondément). Sagan introduit aussi Peggy dans des cercles d’amis intellos et lui donne accès à la mondanité puissante de l’époque, tout en finançant ses collections et ses boutiques. Et bien sûr, il y a l’amour ! L’amour et la fête. Elles sont douées pour les deux. C’est pour cela que je parle d’un maillage complexe. Une histoire d’amour, c’est tout sauf une romance ! C’est une guerre.
Elisa Palmer. Avez-vous pu finalement formuler une réponse à une de vos questions initiales : « Qu’est-ce qui peut bien lier un écrivain et une styliste? »
Marie-Eve Lacasse. Elles étaient toutes deux de grandes stylistes, chacune dans leur discipline : l’une dans la mode, l’autre dans l’écriture. Elles devaient aussi avoir une idée très haute du Beau, au sens grec, quelque chose comme une valeur qui représentait aussi le bien, le vrai.
L’ironie de leur histoire, c’est que Peggy va mourir bien avant Sagan, entraînant Françoise dans une descente aux enfers. Incapable de se gérer seule, elle tombe malade, s’engouffre sous les dettes… Nous sommes dans une vraie tragédie. Cependant je n’ai pas beaucoup insisté sur cette période dans mon roman (elle est juste suggérée) car je voulais vraiment me pencher sur Peggy, et la remettre au centre d’une histoire qui l’avait injustement oubliée.
Merci encore à Marie-Eve Lacasse.
Elisa Palmer
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