Certaines idées ont la vie dure ! Voilà des décennies qu’on répète sottement, y compris à l’Université, que le roman arabe est né en 1914. Cette année-là, Muhammad Hussein Haykal (محمد حسين هيكل ) publie en effet Zaynab, une très pathétique bluette pastorale dans laquelle la jolie paysanne qui donne son nom au roman doit se résoudre à abandonner celui qu’elle aime, beau mais pauvre, au profit d’un prétendant mieux doté.
Il se trouve que la fiction arabe moderne, bien plus ancienne et plus intéressante, est « née » en fait au milieu du XIXe siècle, quelque part au Levant entre Beyrouth, Damas et Alep. On peut dater son entrée en fanfare dans le concert des littératures du monde, avec la publication d’un authentique chef-d’œuvre, La Jambe sur la jambe de Fâris Chidiâq (فارس الشدياق : mieux encore que la traduction française, la version anglaise, Leg over Leg, due à Humphrey Davies et plus récente, est un tour de force qui rend pleinement justice à son auteur).
Même s’il fallait absolument s’en tenir à l’Égypte – une tentation à laquelle n’a pas toujours su résister une histoire littéraire parfois chauvine et en tout cas désireuse de justifier la centralité du Caire dans l’espace politico-intellectuel arabe –, on trouve facilement des auteurs un peu plus anciens comme Mahmoud Khayrat (محمود خيرت) ou Mahmoud Tâhir Haqqi (محمود طاهر حقى ). Si l’on ne s’étonne qu’à moitié de constater que l’immense Jurjî Zaydân, Libanais émigré au Caire (et chrétien de surcroît), est inévitablement hors jeu alors qu’il a écrit, à partir de la fin du XIXe siècle, une bonne vingtaine de romans historiques qui ont toujours leurs lecteurs, on a du mal à s’expliquer l’oubli dans lequel reste tenu ‘Ali Moubarak Pacha (علي مبارك باشا ) un de ses contemporains, ministre de l’Éducation (entre autres fonctions) et auteur d’une sorte « roman de formation » intitulé ‘Alam al-dîn (علم الدين ).
Si j’évoque ces questions dans ce billet, c’est que la stupide quête du « premier roman arabe, (forcément) égyptien et si possible ressemblant à une œuvre européenne » a fait deux récentes victimes : Sayyid Mahmoud (سيد محمود), le rédacteur en chef de la revue culturelle Al-Qahira et Mahmoud al-Dhabaa (محمود الضبع ), le directeur de la Bibliothèque nationale et des Archives !
L’un et l’autre se sont en effet répandus dans les médias arabes (voir cet article dans le quotidien Al-Hayât en particulier) pour annoncer, avec tambours et trompettes, la découverte d’un inédit de Taha Hussein (évoqué dans ces billets ici et là). Intitulé Les fiancailles du cheikh (خطبة الشيخ), ce roman épistolaire a été publié en 1916 dans l’hebdomadaire Al-Sufûr (Le Dévoilement, titre à prendre au sens propre et au sens figuré). Une trouvaille qui tombe à point nommé puisque le roman traite indirectement de la question féminine en suggérant une critique, toujours très actuelle, des religieux d’Al-Azhar. Cerise sur le gâteau, avec ce texte on tient une grande découverte : le « vrai » premier roman arabe, certes édité postérieurement à Zaynab mais antérieur dans sa préparation !!!
Alerté par une longue et un peu ratiocinante mise au point publiée dans Al-Ahram (le texte, en arabe, offre tout de même un utile résumé de ce point d’histoire littéraire) par Gaber Asfour (جابر عصفور), spécialiste incontestable de cette période et lui-même ancien ministre de la Culture qui n’est pas prêt à s’en laisser compter, l’actuel ministre de la Culture et par ailleurs vrai connaisseur lui aussi de l’histoire littéraire de cette époque, Helmy El-Nemnem (حلمي النمنم), a demandé la mise à pied des deux ignorants.
Pour compléter cette information qui nous éloigne d’une actualité de toute manière atrocement sinistre (je parle du monde arabe bien entendu), j’ajouterai à l’intention de ceux que ces questions intéressent quelques informations au plaidoyer, un peu trop pro domo, du critique et ex-ministre. En commençant par un ouvrage publié par le critique égyptien Sabry Hafez, il y a tout juste vingt ans, mais qui reste toujours aussi passionnant et qui a, de plus, le mérite d’être accessible à ceux qui ne sont pas arabophones : The Genesis of Arabic Narrrative Discourse. A Study in the Sociology if Modern Arabic Literature oublie les débats stériles autour de la date de naissance, réelle ou supposée, de la fiction arabe moderne pour éclairer, à partir de la genèse sociale et politique de ce genre nouveau dans cette région, l’extraordinaire vitalité intellectuelle de cette époque.
De façon plus radicale encore, Samah Selim, spécialiste égyptienne qui enseigne aujourd’hui aux USA, revisite de fond en comble le récit habituellement donné sur les prémices de la littérature arabe moderne. Prenant le contre-pied de ce que l’on raconte d’ordinaire sur le rôle des traductions (et par voie de conséquence sur le manque d’originalité des premières fictions arabes : article sur le site Madamasr) , elle remet à l’honneur les best-sellers de l’époque, ces romans populaires que l’histoire littéraire officielle s’obstine encore à ignorer (article en arabe).