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Gouguenheim et l'islam : l'humanité non grecque entend-elle (la) raison ?

Publié le 26 juin 2008 par Naravas

Gouguenheim

Tout d’abord, je voudrais m’excuser auprès de mes lecteurs de mon absence prolongée, due à des soucis administratifs. J’essayerais d’assurer plus de présence, au moins deux posts par mois. Peut-être me faudrait-il aussi changer de genre, pour écrire plus court ; mais là je ne suis pas sûr de réussir !

Je voudrais vous parler de mon impression sur un livre qui a fait débat : Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel, (Ed. Seuil, 2008).  Notre cher 'Abd El Maakir , auquel nous renvoyons, en a longuement parlé, avec des références et un esprit corrosif et perspicace. Il m’a incité à le lire, ce que j’ai fait aujourd’hui à la Fnac, sans bien sûr trouver intéressant de le finir. Mes remarques s’appuieront donc sur le chapitre 4 du livre, dont voici quelques perles :

·       Il n’est pas difficile de saisir le chapelet d’énoncés qui exposent la thèse de monsieur S. Gouguenheim, puisqu’il est répété à satiété : « la Grèce créa l’esprit scientifique dont nous sommes les héritiers » (p. 137). « Si l’exercice de la raison est universel, la pratique du raisonnement démonstratif est née en Grèce » (p. 140). Or, « les Chrétiens d’Europe ne pouvaient que se sentir les héritiers de la Grèce » (p. 127) tandis que la pensée grecque « représentait un monde radicalement étranger à l’Islam » (p. 127).

Curieuse définition de « l’esprit scientifique » ! A l’origine de tout ce qui pense était la Grèce est non seulement le leitmotiv de nos manuels scolaires, mais également de tous les ethnocentrismes « occidentalistes ». Platon et Aristote, auxquels on réduit la Grèce Ancienne, seraient le début de tous les rationalismes, et tout ce qui n’est pas touché par la grâce athénienne nage dans les ténèbres du dogmatisme, du fanatisme ou de la superstition. L’Inde, la Chine, le Japon, les cultures dites « sauvages », les sociétés paysannes qui n’ont pas lu Aristote, la prodigieuse aventure de l’hominisation, le vertige des humanités successives disparues dont nous parlent les paléoanthropologues, tout ça n’est qu’obstacle à la science et au rationalisme, avant que la Grèce ne vienne ouvrir les yeux à l’humanité. Ethnocentrisme, quand tu nous tiens ! La Grèce est un monde familier ou étranger (comme on voudra) à tout le monde, y compris à ceux qui l’ont mobilisé pour construire la sociodycée de leur suprématie technique et politique contemporaine !

·       -- Quelle attitude a eu l’islam face à l’héritage grec (donc à l’esprit scientifique ;-) ?  -- S.G : généralement de l’indifférence, mais aussi des « rejets radicaux », même si on peut signaler une réception positive « ultra-minoritaire » ; mais attention, avec des « adaptations » (entendre des déformations et des distorsions qui en faussent le sens).

Depuis quand un héritage intellectuel passe tel quel d’une génération ou d’une société à l’autre ? Il y a nécessairement adaptation et on peut assurément faire une histoire des usages que l’Europe fait de la Grèce philologique. Pour S.G., l’Europe est un frigidaire qui a su bien conserver la viande grecque, tandis que celle-ci s’est putréfiée en Orient, sous l’effet de la chaleur religieuse. Gouguenheim a dû rater l’anthropologie culturelle sur toute la ligne !

·       Les savants qu’on appellle musulmans ne le sont pas en réalité. Ce sont des Persans (Avicenne, Tabari), des Syriaques, des Juifs et des Sabéens (p. 126). Tout ce monde n’était pas très nombreux. C’est vrai, il y avait quelques Arabes mais c’était « plutôt  l’étude du Coran qui les accaparait » (p. 126).  Quel pauvre sophisme ! C’est un argument éculé, ressassé par tous les racismes anti-arabes d’Internet. Mais bien sûr puisque l’empire islamique n’est pas ethniquement arabe ! Le monde arabe actuel est constitué de seulement 20 % d’ethniquement Arabes ! L’ossature des empires a beaucoup changé à travers le temps, en intégrant des groupes disparates (Sedjoukides, Persans, Turcs, Berbères, etc.). Qu’y a-t-il d’étonnant qu’un savant soit originaire de la majorité non-arabe (ethniquement) ? Veux-tu gommer la diversité ethnique, religieuse, linguistique du monde islamique M. Gougenheim ? Les Arabes ont été très minoritaires dans l’océan des peuples non arabes qui constituaient l’empire islamique. Mais qu’ils soient d’origine ethnique autre, ou d’une religion autre, tous ces gens ont vécu en pleine civilisation islamique.  Alors, un historien professionnel ne verse pas dans ce genre de sophismes…

·       Bayt al Hikma (Maison de la Sagesse) est une véritable « légende forgée par les admirateurs des Abbassides » (p. 134), dont ferait partie Arkoun. Le fameux calife Al Ma’mun n’a jamais été l’instigateur d’un « islam des Lumières » ; il ne s’est entouré que des gens du ‘îlm. Attention, ce mot ne signifie pas science (comme on le croit), mais sciences du Coran ! De même, kalam (jusqu’ici interprétée comme raison discursive), falsafa (transcription arabe du grec philo sophia) ne signifient pas ce qu’on croit. En réalité, il s’agit d’arguties religieuses, et la parole revient toujours en dernier à la foi et au Coran.

Que dire ? C’est pitoyable de tirer ainsi parti de la polysémie des mots désignant des notions philosophiques ! Mais bon Dieu, c’est le cas aussi en français et en grec ! Il n’y a pas deux définitions du mot philosophie qui concordent !

·       Attention, ça c’est la meilleure !

Les systèmes linguistiques sont sous-tendus par les « structures de la pensée ». Ils sont « constitutifs de certains schémas mentaux d’expression et de représentation » (p. 136). Un gouffre sépare une langue sémitique d’une langue indo-européenne. « Notamment, dans une langue sémitique, le sens jaillit de l’intérieur des mots, de leurs assonances et de leur résonances, alors que dans une langue indo-européenne il viendra d’abord de l’agencement de la phrase, de sa structure grammaticale » (p.136).

1) Jamais personne n’a décrit, ni défini une « structure de la pensée ». Ca, c’est faire passer une idée clandestine en l’enrobant de langage ampoulé.
2) Ensuite, Gouguenheim ne réfère ici à aucun linguiste. Vous savez pourquoi ? Parce que de Saussure à Pottier, de Harris à Labov, personne n’a jamais entendu parler de «  schémas mentaux » spécifiques  à une langue, schémas qui emprisonnent les locuteurs dans des systèmes de représentations définis. 3)
Or, en mélangeant entre langue (système de signes) et famille de langue (qui sont des classifications parfois discutables), G. a localisé la source du sens : c’est « l’intérieur des mots » chez les Sémites ! Tu es sûr Gouguenheim que ce n’est pas l’extérieur, ou le côté latéral ? Il faut arrêter de tromper les gens. Il existe quelque chose qui s’appelle la sémantique et qui situent le sens non pas à l’échelle du mot ou de la phrase mais à celle du texte, qui fait rentrer dans sa détermination le contexte historique, la globalité du texte, le genre de discours dont il relève, la  situation d’énonciation et celle d’interprétation où il est employé. 4) il n’y a que chez les Indo-européens que « l’agencement » intervient dans le sens ? Intéressant ! Cela veut dire qu’en langue arabe أكل الحمار عشبا(l’âne a brouté l’herbe) et  أكل العشب حمارا  (l’herbe a brouté l’âne), c’est la même chose du point de vue du sens ! Bravo, cher historien ! 20/20 en linguistique ! Je te donnerai un demi-point de plus pour les notions ingénieuses de « résonance » et « d’assonance » ;-)

·       On continue avec les langues :

La langue arabe « se prête magnifiquement à la poésie » (p. 136). Dotée d’un système « qui facilite la répétition de sons », « la langue arabe est une langue de religion, au sens étymologique du terme : elle relie, et ce d’autant plus que, au système des temps indo-européens (passé/présent/futur), elle oppose celui des aspects (accompli/inaccompli), qui facilite l’arrimage aux origines. En somme, les différences entre les deux systèmes défient presque toute traduction, tant le signifié risque de changer de sens en passant d’une langue à l’autre » (pp. 136-137).

Je veux pas être méchant, mais ça c’est digne des « busheries » qui font rigoler la planète. Je commence par la dernière phrase : 1) cher Gouguenheim, le signifié ne peut pas changer de sens, car il est le sens ! c’est le signifiant qui change de sens ; 2) Quand on traduit, on traduit un signe, une phrase, voire un passage de la langue source, par un signe, une phrase ou un passage de la langue cible. On ne traduit pas un signifié insaisissable ; 3) En arabe, le temps n’existe pas parce que les modalités de son expression ne sont pas les mêmes qu’en grec ? C’est très intéressant ! Cela veut dire qu’un Arabe ne peut pas parler du futur, de l’avenir. Bravo, avec félicitations du jury ! 4) Encore une fois, l’indo-européen n’est pas un « système linguistique » mais une classe, une famille qui comportent d’innombrables systèmes linguistiques tous différents, qui demandent tous traduction pour passer de l’un à l’autre ! 5) La traduction présente toujours des difficultés mais passer du grec au latin présente les mêmes difficultés que passer du grec à l’arabe. 6) Ah, l’arrimage aux origines ! Vous comprenez pas ? Cela veut dire que la langue arabe présente un défaut temporel, elle est orientée vers le passé (accompli/inaccompli) et donc les origines !

·       La langue arabe est « insuffisante » pour exprimer des « notions abstraites ». 1) Bien sûr, la colonisation a aussi avancé que les « langues indigènes » étaient incapables d’abstraction et de logique. Simple coïncidence ?!! Elle a ajouté que le cerveau des colonisés était peu évolué, ce qui a induit son « retard » etc. ça vous rappelle rien au XIXème siècle ? 2) D’après Gouguenheim, il y aurait des langues de l’abstraction et de la philosophie (de l’intellect) et des langues de la poésie (de l’affect). Deux autres familles de langues, à rajouter à son palmarès linguistique, désormais trop riche !

L’un des contresens de ce livre consiste en son anachronisme monstrueux. Grosso modo, Gouguenheim reproche aux savants musulmans de n’avoir pas été laïques, oubliant que la laïcité (qu’il projette sur le monde grec) est une invention récente. S’ils étaient de vrais savants ou philosophes, ils auraient dû s’élever contre le dogme, le fanatisme et la supercherie de Mahomet ! Cela est exactement l’inverse de l’attitude de nos salafistes, qui s’étonnent de ce qu’un grand savant européen admiré d’eux n’ait pas embrassé l’islam. Comment se peut-il qu’il puisse être aussi intelligent, sans pourtant voir que la « vraie religion », c’est l’islam ? Un théocentrisme d’un côté, un athéocentrisme de l’autre. On peut peut-être reprocher aux musulmans actuels de manquer de laïcité, mais là, bon sang, on est au VIII-Xème siècle ! C’est normal, les Grecs n’avaient pas de monothéisme mais une cosmologie et une mythologie éclatées en plusieurs dieux et croyances ! Mais ces croyances qui donnaient forme à leur sentiment religieux ne les empêchaient pas de raisonner, pas plus que l’islam n’empêchaient les Arabes de le faire. C’est pourtant ce qu’essaye de démontrer Gouguenheim, pour qui l’usage de la raison, « élaboré par les Grecs », est inconciliable avec la prophétie, telle qu’élaborée par Mahomet (p. 151).

Avec une telle concentration sur un chapitre de bêtises orientées, qui doivent réjouir l’extrême droite, vous comprendrez pourquoi je ne suis pas allé au bout du livre…

Naravas


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