Salzbourg
Dans les rues de Baden-Baden, des affiches remercient la présence depuis 5 ans des Berliner Philharmoniker durant le Festival de Pâques.
Leur départ de Salzbourg, pour des raisons essentiellement économiques après 55 ans de présence avait été vécu comme un coup de tonnerre dans le petit monde musical. C’était la mort annoncée du Festival de Pâques de Salzbourg, résidence printanière de l’orchestre depuis 1967, année de fondation par Herbert von Karajan. Il n’en a rien été puisqu’en lieu et place, la Staatskapelle de Dresde a élu ses quartiers de Printemps, sous la direction de son chef Christian Thielemann.
Ainsi donc d’un Festival de Pâques en sont nés deux, avec celui de Baden-Baden lié désormais aux Berliner Philharmoniker et celui de Salzbourg désormais résidence de la Staatskapelle de Dresde.
Ce concept pascal, inventé par Herbert von Karajan, fait florès aujourd’hui puisqu’outre ces deux manifestations, on compte aussi le Festival de la Staatsoper de Berlin (die Festtage dirigés par Daniel Barenboim), en France le tout nouveau festival de Pâques d’Aix dirigé par le violoniste Renaud Capuçon et d’autres en Europe.
Après cinq ans, il est peut-être opportun de tirer quelques leçons du départ des Berliner de Salzbourg, pour Salzbourg et pour Baden-Baden, car cela éclaire le fonctionnement du monde musical, et la situation créée, mais il est aussi important de considérer la plus-value éventuelle de la situation.
Pour cela, il convient de remonter aux temps immémoriaux et karajanesques.
Le public d’aujourd’hui (notamment les jeunes mélomanes) peut difficilement se représenter ce qu’était Herbert von Karajan dans le monde musical (et pas seulement) dans les années 1970, lorsque j’ai commencé à fréquenter opéras et salles de concert. Karajan était une personnalité people. Ses apparitions (de plus en plus rares) sur le podium étaient des épiphanies qui agitaient le monde des mélomanes. Et à Salzbourg (été), la seule fois où j’ai réussi à voir une production de Karajan in loco (Aida, 1979), les gens qui cherchaient des places agitaient des dizaines de billets de mille Schillings (la monnaie autrichienne d’alors), soit des sommes qui pouvaient atteindre 600 ou 700 euros, en éventail sur le parvis du temple, le Festspielhaus de Salzbourg où le marché noir était chose commune.
Salzbourg Pâques était considéré comme le Festival le plus exclusif, on devait pour y accéder payer la Förderung (l’adhésion au cercle des mécènes) ((elle est devenue obligatoire après le retrait des soutiens de la ville de Salzbourg, quelques années après sa fondation)), ce qui existe encore aujourd’hui, même si elle n’est plus une obligation ; mais le nombre de Förderer (de mécènes) a bien diminué depuis. À l’époque hors versement de ce ticket d’entrée point de salut. Les sommes paraissaient alors inaccessibles au pauvre étudiant ou au pauvre prof débutant que j’étais. Le Festival de Pâques, c’était le Festival où l’extraordinaire était l’ordinaire, le plus grand orchestre, le plus grand chef, les plus grands solistes, et chaque production était plus ou moins enregistrée, voire filmée (Otello avec Vickers et Freni par exemple). En bref, unique, ce Festival l’était effectivement, car il garantissait Karajan dans un ou deux concerts et un opéra, ce qui était exceptionnel.
Comme tout tournait autour de la personnalité du chef, lorsque celui-ci a disparu, le sort du Festival de Pâques s’est déjà posé : après deux année blanches d’interrègne, consécutives à l’entrée en immortalité du dieu musical, c’est Sir Georg Solti, maître après Dieu, qui a repris les rênes pour deux ans (Frau ohne Schatten et Falstaff) en 1992 et 1993, puis en 1994, Claudio Abbado, Chefdirigent des Berlinois, en a assumé la charge, comme Sir Simon Rattle en 2003, après Claudio Abbado.
Évidemment, le profil de ce Festival dédié à un chef, que la nomination de Sir Georg Solti, considéré alors comme le second après Dieu, pensait prolonger, n’a pas fait long feu et il est bien vite apparu que le Festival de Pâques devait rester le Festival des Berliner et de leur chef, quel qu’il soit, et vivre une vie nouvelle après la Légende dorée.
Avec Claudio Abbado, les choses ont évolué : Abbado n’a jamais aimé le culte de la personnalité et il a voulu mettre en avant des projets, et notamment les concerts Kontrapunkt, qui donnaient à l’orchestre la possibilité de jouer en formation de chambre, tradition perpétrée par Sir Simon Rattle qui n’a pas innové, mais a poursuivi la politique du prédécesseur.
Les productions d’opéra du Festival de Pâques étaient la plupart du temps coproduites par le Festival d’été, à la différence qu’elles étaient jouées à Pâques par les Berliner Philharmoniker et l’été par les Wiener Philharmoniker. Une manière de diminuer les coûts. Ce ne fut pas toujours le cas sous Abbado, même si quelques productions le furent (Boris Godunov, Tristan und Isolde), mais Claudio Abbado et Gérard Mortier n’étaient pas très proches, et Abbado a cherché des coproducteurs ailleurs, essentiellement en Italie (Elektra ou Simon Boccanegra, avec Florence), Otello (avec Turin). Parmi les productions réussies de l’ère Abbado, notons surtout le Wozzeck de Peter Stein (mais pas son Parsifal), Boris Godunov de Herbert Wernicke, sans doute la plus grande réussite, seul opéra ayant bénéficié d’une reprise à Pâques.
Sous Rattle, l’entreprise la plus notable fut le Ring, mise en scène de Stéphane Braunschweig, en coproduction avec Aix-en-Provence, notable par l’entreprise même, mais cette production oubliable a été oubliée. En revanche, le Cosi fan Tutte de K.H et Ursel Herrmann fut un magnifique moment.
Quand les berlinois se sont éloignés (dernière année de présence, 2012) les productions scéniques du Festival ont été plutôt discutables, aussi bien le Parsifal, (2013, Michael Schultz) qu’Arabella (2014, Florentine Klepper). Cependant la belle production de Cavalleria Rusticana et Pagliacci de Philipp Stölzl, en 2015, a marqué, mais l’Otello suivant, mis en scène par Vincent Boussard en 2016, a été vite effacé. En 2017, La Walkyrie historique de 1967 recréée par Jens Killian et Vera Nemirova constitue à l’évidence une curiosité et la présence de Peter Ruzicka comme intendant, ancien Intendant du Festival de Salzbourg et compositeur connu en Allemagne, a sans doute aussi cette année motivé le Lohengrin de Sciarrino.
Il est clair que l’absence d’un chef charismatique, légende vivante comme Karajan a changé la donne de ce Festival, d’une certaine manière rentré dans le rang à la mort de son créateur, et encore plus banalisé avec le départ des berlinois.
Mais le public de ce lieu reste malgré tout fidèle. Contrairement à ce que certains pensaient, les Förderer n’ont pas fui à Baden-Baden pour suivre les berlinois, mais leur nombre la première année a même un peu augmenté par réaction à ce qui a été considéré comme une trahison.
Il ne faut pas chercher l’innovation dans des institutions qui doivent essentiellement vivre avec l’argent privé du mécénat, et les productions, quand elles ne sont pas coproduites, sont réalisées, non tant vraiment à l’économie, qu’avec des moyens allégés (cela se voit dans les matériaux utilisés) et cela vaut aussi à Baden-Baden, pour les productions ayant accompagné l’arrivée des berlinois, dans un format proche de celui de Salzbourg.
À Salzbourg, le Festival, ce sont trois concerts et deux soirées d’opéra, répétés en deux cycles de 4 jours, aux Rameaux et à Pâques (deux concerts symphoniques, un concert choral, un opéra). Format immuable depuis 1967.
À Baden-Baden, les concerts sont différents, aucun n’est répété, et il y a quatre soirées d’opéra. C’est donc un cycle continu de dix jours, avec des concerts de musique de chambre disséminés dans la ville et un opéra de chambre par des jeunes dans le ravissant théâtre de la ville.
La plupart du temps, les concerts symphoniques ont été programmés dans les saisons respectives des deux institutions (ce qui permet de répéter non in loco, mais dans leur siège d’origine, Berlin et Dresde, et l’opéra est proposé soit dans la saison du Semperoper (à Dresde) qui est la maison de la Staatskapelle, soit en version de concert dans la saison du Philharmonique de Berlin. Aux temps d’Abbado, l’opéra était proposé avant Salzbourg, ce qui permettait de longues répétitions sans coûts supplémentaires, Rattle le propose désormais après Baden-Baden.
À Baden-Baden, les productions qui ont été proposées, la plupart du temps sont aussi oubliables qu’à Salzbourg. En 2013, le Festival ouvre avec Die Zauberflöte de Robert Carsen, qui avait à moitié convaincu, mais pourtant à mon avis l’un des spectacles les meilleurs (en coproduction avec l’Opéra de Paris, qui tient là une production qui fonctionne plutôt bien) en 2014, Manon Lescaut de Puccini signée Richard Eyre n’avait pas convaincu du tout, en 2015, Der Rosenkavalier, dont la mémoire garde Anja Harteros, mais dont la mise en scène de Brigitte Fassbaender n’a pas non plus frappé les esprits est tombé dans les oubliettes. Meilleure, la production de Tristan und Isolde de Wagner mise en scène par Mariusz Treliński, en coproduction avec le MET, même si elle ne m’avait pas vraiment emporté, mais l’ensemble avait été visiblement et pensé et travaillé. Quant à Tosca dans la production de Philipp Himmelmann en 2017, c’est un spectacle problématique à tous niveaux. Le bilan musical des concerts est meilleur que le bilan artistique des opéras. Quand la production trouve un coproducteur, elle est toujours plus élaborée, quand Baden-Baden produit seul, c’est plus discutable. Tout comme à Salzbourg (qui peut cependant coproduire avec la Semperoper).
Ainsi donc, pour les deux Festivals, le bilan est mitigé. Le Festival de Pâques de Salzbourg a derrière lui une longue tradition d’excellence dans une ville incontestablement culturelle, mais n’a jamais réussi depuis la mort de Karajan à redevenir le Vatican des Festivals, encore que sous Claudio Abbado il y eut de sacrées soirées. Et le Festival de Baden-Baden a accueilli les Berliner Philharmoniker, sans recréer la curiosité ni surtout l’envie du public. Les Berliner n’ont pas entraîné à Baden-Baden le public de Salzbourg et ils ont deux publics différents, un peu plus régional à Baden-Baden, un peu plus international à Salzbourg. Mais dans les deux Festivals, la salle est très rarement complète.
En réalité, si l’on s’interroge sur la plus-value artistique des deux Festivals, force est de constater un certain désarroi : les concerts sont donnés ailleurs à des prix divisés par trois, l’opéra n’a pas vraiment en général de quoi attirer la fleur des mélomanes…Alors ?
Aucun des chefs qui ont succédé à Karajan n’ont eu la place qu’il avait dans le panorama musical : même Claudio Abbado, qui fut sans doute avec Carlos Kleiber le plus grand des trente dernières années, a toujours refusé un statut de ce type, même s’il était ardemment suivi par ses « Abbadiani Itineranti ».
Si j’interroge ma mémoire des concerts et des opéras, je retiens sans doute Boris Godunov (Abbado, Wernicke), une des productions les plus fortes et les plus marquantes des trente ou quarante dernières années, sans doute aussi un concert Beethoven avec une 7ème sans doute unique dans les annales (15 avril 2001), et quelques grands moments (Tristan und Isolde, Abbado, Grüber, Wozzeck, Abbado, Stein, Bach Matthäus Passion, Abbado/Cosi fan tutte, Rattle, Hermann/Verdi Requiem, Jansons…) Même le Parsifal d’Abbado, pourtant un moment presque historique, était sans doute plus impressionnant à Berlin qu’à Salzbourg.
Ces moments de Festival sont peut-être plus passionnants pour les concerts de musique de chambre donnés par des membres des orchestres, comme ce concert Schubert au Mozarteum avec des musiciens de la Staatskapelle Dresden et Daniil Trifonov pendant le Festival 2017, ou le concert des cuivres des Berliner Philharmoniker à Baden-Baden, concerts plus accessibles, plus originaux, moins guindés et souvent exceptionnels musicalement. L’idée, venue de Claudio Abbado, de donner la parole aux musiciens est l’une des conquêtes du Festival de Pâques de Salzbourg et par contrecoup de celui de Baden-Baden.
Au contraire de Salzbourg, qui a une longue histoire musicale, Baden-Baden a une autre histoire, liée au lieu, une station thermale connue des romains où toute la haute société du XIXème se donnait rendez-vous. De plus, le Festival de Baden-Baden est jeune, à peine vingt ans (la salle immense de 2500 places, accrochée à l’ancienne gare du XIXème, a été inaugurée en 1998), et le concept est très différent de Salzbourg : après avoir été aidée par des fonds publics, c’est une entreprise exclusivement privée, qui gère la structure, dirigée depuis les origines par Andreas Mölich-Zebhauser, venu de l’Ensemble Modern. C’est une programmation annuelle, très diversifiée, avec quelques moments de Festival comme le Festival de Pâques, où l’on trouve concerts, opéras, ballets, mais aussi variété et où une place importante est faite à une programmation russe (beaucoup de russes viennent à Baden-Baden, qui a même une église russe, et Valery Gergiev fait partie du conseil d’administration) faite en général pour les curistes aisés qui viennent prendre les eaux ou pour un public de la région, Alsace comprise. Le Festival de Pâques est donc un des moments parmi d’autres, mais plus exigeant culturellement. Il reste que la programmation des opéras fait la part belle aux titre plus populaires (Zauberflöte, Manon Lescaut, Tosca, Rosenkavalier) même si on a affiché l’an dernier Tristan und Isolde et l’an prochain Parsifal. Le public de Baden-Baden, très aisé (les places les plus chères sont les premières qui partent à la location) est culturellement plus diversifié que celui de Salzbourg.
Car Salzbourg a derrière lui une histoire, celle du Festival de Pâques et de Herbert von Karajan, mais aussi la tradition presque séculaire du Festival d’été, fondé à l’époque pour populariser (on en rit encore vu ce que Salzbourg est devenu) les arts par Hugo von Hofmannsthal, l’écrivain, Richard Strauss le musicien et Max Reinhardt le metteur en scène de théâtre.
Si Baden-Baden est un lieu de divertissement diversifié mais socialement haut de gamme, Salzbourg est un lieu conçu d’abord comme lieu de culture musicale et scénique et il l’est resté, lieu de création aussi, ce que n’est pas Baden-Baden. Aussi son public est-il différent, une jet-set généralement habituée à du très haut niveau, et intéressée par la musique et exigeante. Et les mélomanes moins fortunés mais passionnés se rendent plus volontiers à Salzbourg qu’à Baden-Baden. C’est pourquoi Salzbourg Pâques n’a pas perdu son public : Salzbourg est un lieu de retrouvailles, de rituels, de souvenirs et de mémoire que n’est pas Baden-Baden.
Il reste qu’il n’est pas indifférent de poser la question artistique : si Salzbourg l’été (et même à la Pentecôte) reste un lieu culturel non indifférent, à Pâques, les choses sont plus complexes : beaucoup de spectateurs reviennent à Salzbourg par tradition, plus que par motivation musicale, même s’il y a toujours un évident intérêt à écouter de bons concerts. Mais nous ne sommes plus dans la configuration d’un ordinaire de l’extraordinaire.
A Baden-Baden, les Berliner Philharmoniker sont encore une attraction : ils venaient rarement dans la région et sont désormais en résidence dix jours par an, l’orchestre lui-même est encore extraordinaire, et constitue une motivation auprès d’un public moins directement mélomane : il reste que l’offre programmatique n’est pas plus excitante qu’à Salzbourg Pâques, même si elle a un évident intérêt elle-aussi.
C’est sans doute la notion de Festival qu’il faut interroger : ce qui fait le Festival dans les deux cas, c’est la concentration d’événements et quelques têtes d’affiche, mais ni la création, ni l’originalité de la programmation puisque la plupart du temps tout est joué ailleurs. Et ni Christian Thielemann à Salzbourg, ni Sir Simon Rattle à Baden-Baden ne constituent l’essentiel du motif de déplacement du public, bien qu’ils soient des chefs de grand renom international : donc les deux lieux fonctionnent parallèlement, et il est même désolant que Tosca, un titre rebattu dans les grands maisons d’opéra, ait été présenté cette année à Baden-Baden et soit proposé l’an prochain à Salzbourg-Pâques, c’est un indice des destins parallèles de deux Festivals qui ne savent pas encore gagner leur singularité. D’un Festival de grand renom et de grande histoire on en a fait deux moins convaincants.
Peut-être l’arrivée future de Kirill Petrenko, dont le concert a fait le plein à Baden-Baden (mais c’est aussi un succès de curiosité vu les rares apparitions de ce chef dans le répertoire symphonique), contribuera-t-elle à rebattre les cartes, mais Kirill Petrenko est tout à l’opposé de Karajan dans sa disponibilité envers les médias, la Jet-set et la mondanité. Ainsi ces deux festivals sont-ils peut-être destinés à être encore des Festivals de l’entre-soi.
Baden-Baden