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Chers lecteurs, vous connaissez à présent mon faible pour les oubliés de l’Histoire. Sans cet ouvrage, la première biographie qui lui est consacrée, la vie d’Antoine Crozat menaçait de rester ensevelie sous des noms plus ou moins prestigieux qui lui damnent le pion dans la mémoire collective depuis près de trois siècles.
Pourtant, ce personnage haut en couleurs fut l’un des plus puissants financiers de son époque. Évoluant dans les cercles les plus fermés, il gravita autour du pouvoir suprême pendant plusieurs décennies, prêtant de l’argent à l’État sous Louis XIV et sous la régence de Philippe d’Orléans. C’est ce destin hors du commun que vous compte Pierre Ménard, dans un style direct et franc, très agréable à lire et pourvu d’une bonne dose d’humour.
Procurez-vous « Antoine Crozat, le Français qui possédait l’Amérique » de Pierre Ménard
Le Roi de la combine
On reste pantois devant l’ascension fulgurante d’Antoine Crozat. Né en 1655, il profite d’une excellente formation dans le milieu de la finance grâce son père, devenu l’un des banquiers les plus influents de Toulouse.
Habile et débrouillard, Crozat tisse soigneusement un réseau d’influence considérable, qui s’étend partout en Europe puis dans le monde. Prodigieusement intelligent, possédant une exceptionnelle force de travail et une capacité à tirer parti de chaque situation, il saisit toutes les opportunités qui s’offrent à lui et gravit les échelons en un temps record.
Antoine sait flairer les bonnes affaires : il s’engage dans de multiples opérations outre-mer et obtient des participations dans les grandes compagnies commerciales.
À rebours d’un siècle paysan où la majorité de la population vit de façon quasi autarcique et s’aventure rarement loin de chez elle, Crozat, sans même avoir posé le pied sur un navire, est l’un des initiateurs les plus dynamiques de la mondialisation.
Antoine Crozat en habit de Grand Trésorier décoré de l’Ordre du Saint-Esprit après sa nomination en 1715 (portrait par Alexis Simon Belle – Versailles)
En 1712, Louis XIV lui offre sur un plateau d’argent la Louisiane, ce territoire grand comme la France qu’on lui dit abondant de richesses. C’est un réalité un cadeau empoisonné. Une habile manœuvre du monarque : il se débarrasse d’une région au développement coûteux pour tenter de la faire prospérer avec l’argent d’un particulier au bénéfice de la France. Des terres infertiles et dépeuplées, un climat rude rendant impossible la moindre culture… La désillusion est grande.
Antoine Crozat prend pourtant l’affaire à cœur et tente tant bien que mal de faire fructifier le commerce dans son immense fief. Ayant compris qu’il s’est fait berné, il met tout en œuvre pour que cette désastreuse affaire qui ne lui rapporte pas la moindre une livre ne lui en fasse pas perdre non plus ! Il retourne alors la situation en sa faveur. Moins astucieux que lui aurait vu son capital fondre comme neige au soleil…
Pierre Ménard a le mérite de rendre intelligible à son lecteur les arcanes de la finance de l’époque. Si les manœuvres du protagoniste sont parfois difficiles à appréhender dans les détails, cela ne gène aucunement la lecture et permet de comprendre à quel point Antoine Crozat était impliqué dans toutes les plus juteuses affaires de son temps. Pendant plusieurs décennies, il brasse des millions et les plus grosses fortunes font appel à lui. Dans les dernières années de la Régence, il est éclipsé par John Law et sa fameuse expérience de la toute première Banque de France. L’Histoire ne retiendra que lui…
La petite histoire
L’ouvrage fourmille d’anecdotes divertissantes, des historiettes qui régalent le lecteur. Ainsi apprend-on que Son Excellence Mehmet Riza Beg, ambassadeur du shah de Perse à la Cour de Louis XIV, est un excentrique avare et tyrannique qui sème scandale après scandale partout sur son passage. Pierre Ménard s’attarde sur des sujets aussi variés que l’histoire de la construction du palais de l’Elysée, le commerce du tabac, la traite des noirs (grande source de profit pour son héros) ou encore la pèche à la morue !
Autant que les sources et ses recherches fouillées le lui permettent, l’auteur nous familiarise avec une foule de personnages secondaires. Ce sont d’abord les frères d’Antoine Crozat. Parmi eux se distingue assez rapidement Pierre, non moins doué que son frère pour les affaires : lui aussi immensément riche, cet esthète pourvu d’un goût très sûr détient l’une des plus fabuleuses collections d’œuvres d’art de son époque. Des trésors qui seront rachetés par l’Impératrice Catherine II de Russie.
L’auteur ne pouvait manquer de mentionner la laide (mais bien née) Madame Crozat. Ainsi qu’il le souligne avec humour, « la beauté n’est pas un critère de choix pour Crozat qui, à 35 ans, ne voir pas le mariage comme une affaire de cœur, mais une affaire tout court » Méfiance cependant ! Cette disgraciée de la nature entretient des amants et se révèle une partenaire de choix pour Crozat : elle partage son avidité et suit l’évolution de sa carrière à la manière d’une poule couvant ses œufs. Entreprenante, elle met parfois la main à la pâte.
Une roture noyée sous les millions
Louis-Henri de La Tour d’Auvergne, comte d’Évreux, par Hyacinthe Rigaud (Metropolitan Museum Of Art, 1720 environ)
Jusqu’à la fin de sa très longue vie, Antoine Crozat est dominé par son irrépressible désir d’égaler les grands de ce monde, au risque de tomber dans le ridicule : désireux de prouver que la naissance ne conditionne pas la réussite d’un homme, il n’a de cesse de mener le même train de vie que ces nobles issus des plus anciennes familles de France, qu’il admire et abhorre à la fois.
C’est pour s’assurer du contrôle de sa destinée que Crozat amasse toujours plus d’argent, jusqu’à posséder l’une des plus colossales fortunes de tous les temps : si l’on se risque à tenter la conversion dans notre monnaie actuelle, Antoine Crozat détiendrait l’équivalent de 300 milliards d’euros !
Sans atteindre la consécration que lui aurait valu sa nomination au poste de Premier ministre, Crozat brille à sa façon. En affichant son incommensurable richesse. Il se fait notamment construire un somptueux palais, l’un des premiers de la place Vendôme, qui a été depuis été transformé en hôtel de luxe : le Ritz.
L’esprit de dérision de l’auteur est appréciable : il sait reconnaître la grande cupidité et la mauvaise foi de son personnage pour s’en amuser, s’en surprendre ou s’en offusquer gentiment, en total connivence avec son lecteur.
En revanche, s’il y en a bien une que l’ambition de Crozat n’a jamais fait sourire, c’est sa propre fille. Antoine atteint en effet une sorte d’apogée en mariant la très jeune Marie-Anne au rejeton de l’une des plus prestigieuses familles du royaume : Louis-Henri de la Tour d’Auvergne, comte d’Évreux. Peut importe que l’homme, de vingt ans plus âgé que la promise, se révèle être un goujat qui maltraite son épouse ! Antoine est prêt à tout sacrifier, même le bonheur de sa fille, pour fonder une dynastie. Louis-Henri a besoin d’argent et Antoine lui en fournit à foison. C’est avec la fortune de son beau-père que le comte fait bâtir l’hôtel d’Évreux, futur palais de l’Élysée…
Crozat n’est pas un enfant de cœur. Tous les coups bas sont permis pour accroître ses profits. Mais comment survivre autrement au sein de cet univers de requins aux dents d’autant plus acérées qu’ils ne supportent pas l’élévation si spectaculaire d’un roturier ? Le financier aura beau tout entreprendre jusqu’à la fin de ses jours pour faire oublier ses origines, il n’y parviendra jamais…
Un désintérêt qui laisse perplexe
Comment un tel personnage, à la fois excentrique, cupide et prodigieusement intelligent a-t-il pu sombrer dans l’oubli aussi facilement ?
Car c’est bien, au bout du compte, le plus surprenant de cette destiné incroyable. Si d’autres parvenus comme l’abbé Dubois ont laissé leur empreinte dans l’Histoire et sont souvent cités par les biographes, Crozat, lui, n’a sa place nulle part.
Malgré une vie entière consacrée à faire oublier la roture de ses origines, celles-ci l’ont rattrapé au grand galop…
Derrière l’étalage de ses richesses et son apparence tapageuse, il reste que son action, certes considérable, était celle d’un homme de l’ombre : il y ait lui-même retombé sitôt après sa mort. Comme effacé de l’ardoise de l’Histoire qui, elle non plus, ne lui pardonne pas sa roture.
Voilà un ouvrage qui, sans se faire moralisateur, permet aussi de méditer sur la futilité des richesses matérielles de ce monde. Crozat aurait-il été plus heureux s’il s’était satisfait de moins ? Pourquoi avoir cherché toute sa vie à gagner le respect des puissants et à les surpasser en éclat, en richesse, en excès ? Et pourquoi pas ?
Qui sait encore aujourd’hui qu’avant d’être transformé en un palace de luxe, le Ritz était la demeure d’Antoine Crozat, qu’il fit bâtir grâce à sa fortune ?
∫∫ Ce qu’il faut retenir ! ∫∫
Procurez-vous « Antoine Crozat, le Français qui possédait l’Amérique » de Pierre Ménard
Points positifs
♥ La découverte d’un vrai oublié de l’Histoire.
♥ Une biographie facile à lire mais très fouillée, le fruit d’un travail rigoureux de plusieurs années de recherches.
♥ Les touches d’humour de l’auteur, qui sait entretenir une complicité avec son lecteur.
♥ Les anecdotes semées tout au long du récit, qui dynamisent la lecture.
♥ L’âge de l’auteur : il signe à 25 ans une remarquable biographie !
Points négatifs
♠ Crozat évoluant dans un milieu particulièrement masculin et n’étant lui-même pas grand amateur de femmes, l’ouvrage manque parfois de personnages en jupons !