La presse abondante qui rendit compte du Salon de 1847 soulignait, pour mieux mettre en lumière la foule qui se pressait autour de la Femme piquée par un serpent de Clésinger – grand marbre érotique qui connut un immense succès de scandale -, que les salles dédiées à la sculpture restaient habituellement désertes. Aujourd’hui encore, il semble que le public préfère les couleurs de la peinture à la troisième dimension qu’offre la sculpture. Baudelaire lui-même, dans son Salon de 1846, avait intitulé un chapitre « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse », lui reprochant de… montrer « trop de faces à la fois » !
Pourtant, et en dépit de la provocation baudelairienne, les visiteurs qui s’aventureront au Grand Palais pour y voir « Rodin, l’exposition du centenaire » (jusqu’au 31 juillet 2017) ne s’ennuieront pas un instant. Car l’événement est à la (dé)mesure de l’artiste : exceptionnel et décoiffant, autour de 331 œuvres, dont 169 du maître. Rien de moins. Loin du classique hommage figé et académique, cette exposition sera de nature à initier à son œuvre colossale ceux qui ne l’auraient jamais abordée, mais aussi à offrir aux amateurs et aux connaisseurs une vision originale, inédite de son travail et de l’influence qu’il exerça sur les créateurs des XXe et XXIe siècles.
Bien sûr, chacun retrouvera la plupart des sculptures parmi les plus emblématiques, souvent en bronze ou en marbre, mais le regard judicieux des commissaires les a surtout conduit à privilégier les plâtres, les terres-cuites, autant de travaux préparatoires ou de projets qui se révèlent souvent plus intéressants, plus émouvants, que les statues définitives. Leur observation attentive nous en apprend beaucoup sur la méthode de travail de l’artiste, tout comme l’étude des manuscrits successifs d’un écrivain, dans le cadre de cette discipline récente qu’est la critique génétique, met à jour, et de manière très fine, le cheminement narratif d’un écrivain.
Dès la première salle, non loin d’un puissant buste de Rodin par Camille Claudel, trois versions de L’Homme au nez cassé en apportent la preuve : le plâtre de 1864-65 nous révèle le visage de « Bibi », le va-nu-pieds qui servit de modèle et choqua les conservateurs, le marbre de 1875, bien plus classique, aurait pu être celui d’un philosophe grec tandis que le bronze fondu en 1916 frappe par sa force en nous montrant une sorte de masque antique et tragique. On retrouvera aussi dans le même espace L’Age d’airain, si réaliste que des accusations (injustifiées) de moulage sur nature furent proférées, que Rodin eut toutes les peines du monde à démentir et le Buste héroïque de Victor Hugo.
Plus loin, on croise le très synthétique et sensuel Torse d’Adèle, L’Avarice et la luxure à l’érotisme marqué, une petite Femme accroupie qui n’est pas sans rappeler la Femme qui pisse de Rembrandt. Suivant une muséographie sobre qui réserve un bel espace libre favorisant la circulation du public, les œuvres les plus grandes sont généralement regroupées au centre des salles, tandis que les plus petites occupent des places périphériques ou s’exposent sous vitrines. Ainsi, Le Baiser s’offre une position centrale ; on peut apprécier le fini lisse des corps et le contraste que celui-ci présente avec le bloc de marbre brut dont il est issu – ce contraste est encore plus saisissant avec la merveilleuse Danaïde. A l’opposé, une foule de petites terres-cuites trahissent un mouvement saisi à la hâte, une spontanéité inattendue, comme le Torse de vieille femme, voire une expression terrible, telle cette minuscule Tête de celle qui fut la belle Heaulmière, aussi inquiétante que Les Vieilles de Goya.
Après être passé devant le monumental plâtre de La Porte de l’enfer, le visiteur découvrira la section « Rodin expérimentateur » qui révèle les techniques de l’artiste, comme l’assemblage de plusieurs figures (parfois distantes dans le temps) permettant d’en créer de nouvelles. La greffe, au sens littéral du terme, prend fort bien. Ici encore, les plâtres jouent un rôle de révélateur. Colossaux, avec, notamment, la célèbre statue de Balzac qui suscita l’indignation de ses contemporains, ou plus réduits, pour La Petite Ombre portant un nu féminin, certains conservent parfois les coutures du moule dont ils sont issus et, pour plusieurs pièces, la trace des bulles qui éclataient à la surface après que la sculpture eût été trempée dans un lait de plâtre (tel est le cas, notamment, pour Nu féminin assis sur un rocher).
L’un des plus intéressants assemblages est sans doute le Masque de Camille Claudel et main gauche de Pierre de Wissant. On notera aussi le Buste de Puvis de Chavannes encore complet de ses points de basement en vue de la réalisation d’un marbre. Nombreuses sont les sculptures dès l’origine amputées de leur tête, d’un bras, de leurs jambes, sans que l’esthétique ni la vraisemblance n’aient à en souffrir, bien au contraire ; partout, la puissance du modelage, la dynamique du mouvement, la force de l’expression s’imposent. Parfois, le regardeur se confronte à l’opposé : le fragment prend alors toute son autonomie pour nous offrir Bras droit de la muse Whistler ou, bien entendu, les mains enlacées de La Cathédrale.
On retrouvera encore, le long du parcours, plusieurs dessins et, plus étonnant, des photographies d’œuvres retouchées à l’encre ou à la mine de plomb par Rodin lui-même. Parmi les nombreux dessins, beaux, synthétiques, spontanés, juste rehaussés d’aquarelle, seuls quelques croquis érotiques figurent dans l’exposition ; il s’agit d’un choix des commissaires qui ont souhaité réunir ceux qui furent présentés à Prague en 1902. Il ne s’agit donc pas là de pruderie, puisque figure en belle place, bien que peut-être exposée un peu trop en hauteur, l’extraordinaire Iris messagère des dieux dont les cuisses écartées présentent au spectateur un sexe qui la rapproche de L’Origine du monde de Courbet. Cette réunion spirituelle n’a rien d’étonnant, puisque Courbet et Rodin furent sans doute les artistes les plus transgressifs de leur temps. A chaque instant, de la première à la dernière étape du parcours, le nu est cru, sensuel, triomphant. On notera encore à ce sujet d’étonnantes statuettes en plâtre sur le thème de la danse qui obéissent à un sidérant déséquilibre et, plus insolites, d’autres, jaillissant de poteries anciennes auxquelles l’artiste les a assemblées, aux allures presque surréalistes. Unique aussi, la robe de chambre de Balzac, enduite de plâtre, reste d’une parfaite modernité.
L’exposition, qui ne suit pas les chemins classiques de la rétrospective, propose encore, dans la section « L’Onde de choc », une confrontation entre Rodin et des artistes des XXe et XXIe siècles sur des thématiques approchantes ou des sources d’inspiration communes. Mais, le plus souvent, l’affrontement tourne en faveur du maître et non de ses suiveurs. Le Penseur, même dans sa grande version exposée dans la première salle, aurait pu se sentir écrasé par Volk Ding Zero, la monumentale (et pesante) statue de bronze peint de Georg Baselitz qui offre le curieux aspect d’un fétiche en bois coloré de bleu et de blanc ; il n’en est rien. Matisse résiste avec un bronze animalier. Louise Bourgeois, malheureusement absente ici, aurait aussi trouvé une place légitime. Mais seuls Germaine Richier, Brancusi et Giacometti peuvent vraiment rivaliser. Ainsi, voir L’Homme qui marche de ce dernier aux côté du bronze homonyme de Rodin est une expérience intense que ne sauraient offrir, par exemple, les statues de Bourdelle ni, même, de Picasso, César ou de Fautrier.
A noter enfin, pour poursuivre cette visite, le très beau catalogue Rodin, le livre du centenaire (RMN, 392 pages, 49 €), fort bien illustré et riche de plusieurs essais.
Illustrations : Rodin, Le Penseur, grand modèle, plâtre patiné, 1904 et Georg Baselitz, Volk Ding Zero, bronze patiné et peint, 2009 – Rodin, L’Avarice et la Luxure, plâtre, avant 1888 – Rodin, Les Sources taries, plâtre, avant 1889 – Rodin, La Danaïde, marbre, 1889 – Rodin, Balzac, plâtre, 1898 – Rodin, Bras droit de la muse Whistler, plâtre, 1906-1907. Photos © T. Savatier.