Maléfice

Publié le 13 avril 2017 par Neutrinou

Lam Chamuak, j'en ai déjà parlé ici


Je suis retourné à cet endroit que j'aime tant, Lam Chamuak.
Si on n'y prête pas attention, c'est un endroit banal. A part le lac et ses alchimies de couleurs : car c'est là qu'on fabrique les teintes du ciel et de l'eau pour tout le royaume de Thaïlande. Mais parfois les pots se mélangent - tu les connais, les thaïs, ils ne s'attardent pas aux petites choses.
J'y suis attaché par un lien magique. Peut-être maléfique, je ne sais pas encore. En tout cas, de temps en temps, j'entends un appel, et sans résister, je prends les petites routes qui m'y emmènent.
Comme la vie est étrange ici ! Semblable à la vie dans la Creuse dans les années cinquante. Il y a bien l'électricité qu'amènent de gros câbles noirs - électricité goudronneuse, qui ne doit pas bien passer dans ces tuyaux ! Et quelques antennes satellites. Mais pour la plupart, les gens ici ne se sont jamais éloignés de plus de quinze kilomètres de leur maison.

La ramasseuse de coquillages


Quel est leur horizon mental ? Arrête-toi. Prend le temps et essaye d'imaginer. Ou de compter ce qu'il y dans leur vie ? Dix doigts suffisent…
Il y a l'eau du lac avec la pêche et les poissons. Les champs qu'il faut gratter pour se nourrir. La maison en bois surélevée sous laquelle on a monté d'ignobles murs de parpaings bruts pour agrandir. Il y a les voisins et le chef du village. Il y a l'homme qui vient de Phimai à moto pour faire payer l'électricité et qui est un cousin. Il y a les bêtes : le zébu unique de la famille gardé par les uns les autres avec le troupeau du village, les poules, les canards, le chien de la maison. L'école pour les enfants et tout près, le wat, le temple où va parfois la femme, tôt le matin. Et la petite moto à vitesses, seul objet moderne avec le téléphone des jeunes sur lequel ils regardent inlassablement les selfies des amis qui font le V de la victoire et quelques images de devantures de magasins ou d'accidents de la route avec des cadavres sanglants, mutilés, photos glanées sur facebook.
Et puis sans doute l'amour. Mais l'amour thaï, je n'y comprends rien.
Le monde leur apparaît comme un brouhaha assourdi : existe-t-il vraiment ? Forcément puisqu'il y a des images sur l'écran de la télévision… Et même parfois des étrangers qui viennent de si loin qu'on ne sait pas, des farangs à qui ils sourient et qu'ils regardent à la dérobée en se répétant l'impérissable : comment peut-on être persan ?
Je tourne autour du lac sur des routes que la dame du GPS appelle highways en leur attribuant des numéros à rallonge : ce sont des chemins avec des nids de poules.

Fragment d'une route...


Halte. On ne passe pas ! La grande (!) route qui traverse le village est coupée en plein milieu. Des tables, des bancs, pour l'instant vides. Un banquet se prépare. Il faut faire demi-tour.
Car demain, c'est songkran, le nouvel an et la fête de l'eau : personne ne travaille, les enfants ne vont pas à l'école. Au bord du lac, quelques pêcheurs, de rares promeneurs, et même des baigneurs avec leurs bouées : ils ne savent pas vraiment nager, bien qu'ils vivent à l'année au bord de l'eau. Passent des filles à trois sur leur 115 Honda, le visage charmant croisé d'un grand sourire : elles rejoignent des garçons près des arbres.
C'est l'heure du bain. L'eau est orange, trop chaude pour la natation sportive, sans doute proche de trente degrés. A quatre cent mètres du bord, je plonge et là surprise, la température descend si vite, l'eau est fraîche à quatre mètres, comme une caresse mortelle.
Mais le fond est inaccessible. Il faut aller plus bas. Et l'eau orange devient brune, puis noire. Plus profond encore. Je suis entouré d'un noir de glace. Je ne vois plus mon corps, même ma main que j'approche du visage. Je suis plongé dans l'encre.
Et à six mètres, le contact du fond, douce vase qui caresse les genoux. Pourtant, il faudra remonter. Un jour, Lam Chamuak, un jour... Je sais, je t'appartiens. Je sais bien qu'il faudra un jour rentrer au port.