Une branche de l’apprentissage profond s’inspire de la théorie de l’évolution pour construire des algorithmes plus efficaces. Une technique qui permettrait de concevoir des programmes capables d’apprendre facilement de nouvelles tâches.
Lors de l'événement EmTech Digital, à San Francisco, Pedro Domingos, professeur à l’Université de Washington et auteur de l’ouvrage The Master Algorithm : How the quest for the ultimate learning machine will remake our world, a présenté une nomenclature des différentes écoles d’intelligence artificielle. Il en dénombre cinq : les symbolistes, les connexionnistes, les bayésiens, les analogistes et les évolutionnistes. Selon lui, cette dernière école prend ses racines dans la biologie et les théories de Charles Darwin. Les techniques d’apprentissage profond (« deep learning ») s’inspirent grossièrement du fonctionnement du cerveau. Or, le cerveau humain est lui-même le fruit de l’évolution. « L’idée des évolutionnistes est de s’inspirer de la manière dont l’évolution fonctionne pour l’appliquer à des programmes informatiques en lieu et place des êtres vivants. On génère des intelligences artificielles au génome aléatoire, on les met à l’épreuve, on conserve celles qui s’en sortent le mieux pour la tâche qu’elles sont censées accomplir, on utilise leur génome pour la génération suivante, et ainsi de suite. » explique-t-il.
Selon Zachary Chase Lipton, chercheur spécialisé dans l’intelligence artificielle, il s’agit d’une vieille idée, progressivement tombée dans l’oubli, qui revient au goût du jour grâce au développement des techniques d’apprentissage profond. « Cette méthode est en fait très proche d’un réseau neuronal classique. La différence réside dans la manière dont on met à jouer les paramètres, afin d’accroître l’efficacité du programme. Dans le cas d’un réseau de neurones traditionnel, on effectue des calculs pour optimiser le gain à chaque nouvelle tentative. Avec une stratégie évolutive, on applique un grand nombre de mutations aléatoires aux paramètres et l’on sélectionne les plus efficaces. » L’histoire de l’intelligence artificielle évolutive remonte aux années 1950, avec les travaux de John Kosa et John Holland. Limitée à l’époque par les possibilités technologiques, elle pourrait aujourd’hui connaître un retour sur le devant de la scène.
Charles Darwin
Quand l’intelligence artificielle prend les manettes
A l’occasion d’EmTech Digital, Ilya Sutskever, directeur de recherches chez OpenAi, association de recherche à but non lucratif sur l’intelligence artificielle fondée par Elon Musk et Sam Altman, a présenté ses travaux autour de l’intelligence artificielle évolutive. Selon lui, cette stratégie est particulièrement efficace pour apprendre aux ordinateurs à effectuer des tâches complexes, nécessitant plusieurs étapes pour parvenir au résultat. Ilya Sutskever et ses collègues ont testé cette approche en entraînant un logiciel à jouer à une cinquantaine de jeux différents, sur la console Atari 2600. Le nom de cette console est devenu familier au-delà du cercle des gamers nostalgiques en 2013. À l’époque, la start-up DeepMind développe, à l’aide de l’apprentissage renforcé (« reinforcement learning »), une branche de l’apprentissage machine, un logiciel capable de battre les meilleurs joueurs humains sur cette console. Peu de temps après, DeepMind fut rachetée par Google, et mit au point le logiciel AlphaGo, devenu mondialement célèbre suite à sa victoire contre Lee Sedol, l’un des meilleurs joueurs de go du monde, en mars 2016.
Ilya Sutskever affirme aujourd’hui atteindre, grâce à sa stratégie évolutive, des résultats similaires à ceux obtenus par DeepMind avec l’apprentissage renforcé, mais avec une bien plus grande économie de temps et de moyens. Il affirme ainsi que son équipe peut concevoir en une heure un programme qui, pour obtenir des performances similaires, nécessite une journée entière d'entraînement avec la méthode de DeepMind. Selon lui, la technique évolutive permet en outre de concevoir des programmes capables de passer facilement d’une spécialisation à l’autre, ouvrant ainsi la perspective d’une intelligence artificielle générale, susceptible d’effectuer n’importe quelle tâche avec succès, de gérer différents types de scenarii complexes. « Si vous parvenez à construire un algorithme d’apprentissage généraliste et à l’améliorer constamment, le nombre de problèmes que vous pouvez résoudre est immense. » affirme-t-il, précisant toutefois que cette technique n’en est pour l’heure qu’à ses balbutiements.
La console Atari
Une intelligence artificielle polyvalente
Mais OpenAi n’est pas le premier à explorer le potentiel de cette technique. En la matière, le pionnier est un Français. Créée en 2008 par Antoine Blondeau, l’entreprise Sentient Technologies travaille discrètement à l’élaboration d’une intelligence artificielle globale et évolutive. « L’intelligence artificielle d’AlphaGo, celle de Siri, ou encore celle des logiciels utilisés dans la sphère financière ont toutes une chose en commun. Elles excellent dans la résolution d’un problème bien spécifique, mais ne peuvent rien faire d’autre. Notre ambition est de construire un système capable de résoudre un grand nombre de problèmes, de mieux comprendre le monde. » explique Antoine Blondeau.
Les possibilités d’application des algorithmes de Sentient Technologies semblent limitées uniquement par l’imagination. L’entreprise opère ainsi dans le commerce en ligne, où elle contribue à changer la manière de faire ses achats. Ses algorithmes permettent de lier les vêtements repérés sur des images de mode où des tenues photographiées dans la rue aux offres des boutiques en ligne. Un internaute peut ainsi sélectionner un vêtement qui lui plaît sur une image, et recevoir une suggestion de vêtements similaires qu’il est possible d’acheter sur l’Internet. Plus besoin de naviguer des heures durant parmi une pléthore de produits différents dans l’espoir de trouver la perle rare. « Le commerce en ligne se rapproche ainsi du commerce en boutique, devient itératif et interactif. L’intelligence artificielle joue le rôle du vendeur. » explique Antoine Blondeau.
Jetons désormais un oeil du côté de la santé. Sentient technologie a mis au point une technique capable de prédire l’apparition d’une septicémie une demi-heure avant qu’elle ne se manifeste aux yeux des médecins. Or, plus cette affection est repérée en amont, plus les chances de survie du patient sont élevées. À condition d’être approuvée par les autorités médicales, cette méthode pourrait donc sauver de nombreuses vies. Passons au secteur agricole. « Nous avons développé un système de conteneurs intelligents, en partenariat avec le MIT Media Lab. » explique Antoine Blondeau. « À l’intérieur, l’intelligence artificielle contrôle la lumière, l’humidité, la température, mais aussi les nutriments apportés aux plantes, supervisant leur croissance en temps réel. Cela permet d’améliorer l’efficacité sans avoir recours aux OGM. »
Dans le domaine de la cybersécurité, les algorithmes évolutifs développés par Sentient technologies permettent de repérer les défaillances sécuritaires avant qu’elles ne soient exploitées par des hackers. Dans l’industrie, ils permettent de faire de la maintenance prédictive, de remplacer pièces ou machines avant qu’elles ne cèdent. Dans le secteur des assurances, ils mènent à la mise en place d’offres personnalisées, adaptées aux besoins de chaque individu. Dans le cadre d’un partenariat avec le MIT, Sentient travaille enfin à prédire les chocs sismiques… Ilya Sutskever, de son côté, n’a pas précisé dans quels domaines OpenAi comptait appliquer ses algorithmes évolutifs, affirmant simplement qu’ils contribueront à donner davantage de résonnance au terme d’intelligence artificielle. « Si nous construisons des systèmes informatiques capables d’apprendre à effectuer des actions complexes dans le monde, alors nous pourrons vraiment les qualifier d’intelligents. » Pedro Domingos, de son côté, voit un important potentiel dans l’élaboration de robots capables de se mouvoir de manière autonome.