Remettre l’art en question
En septembre prochain, à la suite de la visite en Martinique de Tatiana Flores, commissaire général, l’installation Corps d’artistes d’Ernest Breleur participera à l’exposition Relational Undercurrents: Contemporary Art of the Caribbean Archipelago au musée d’art latino –américain MOLAA de Californie. Relational Undercurrents: Contemporary Art of the Caribbean Archipelago circulera dans quatre autres musées des Etats – Unis, à New- York, à Miami, à Portland dans le Maine et dans le Delaware.
Pour davantage d’informations sur cette exposition :
https://aica-sc.net/2017/03/23/une-exposition-majeure-sur-lart-contemporain-de-la-caraibe/
https://aica-sc.net/2017/03/19/une-vision-renouvelee-de-lart-contemporain-archipelique/
A cette occasion, Ernest Breleur a bien voulu répondre à quelques questions : après un premier entretien sur sa démarche artistique, son positionnement d’artiste dans la Caraïbe et dans le monde, l’impact des évènements internationaux, une seconde conversation s’attachera à l’exploration plastique du matériau radiographique.
Ernest Breleur
Corps d’artistes
Photo Robert Charlotte
Dans cette future exposition Relational Undercurrents: Contemporary Art of the Caribbean Archipelago conçue par Tatiana Flores, tes œuvres seront présentées dans la section Representationnal acts, concentrée autour de la représentation comme pratique active et non comme représentation passive du monde. Avec Corps d’artistes, tu manifestes ton appartenance à l’histoire de l’art du monde. Par quel procédé plastique fais-tu passer ce message ?
Corps d’artistes est la reconstitution métaphorique de corps d’artistes conçus à partir de fragments de radiographies et de cartons d’invitation d’artistes du monde. Les images d’artistes sont concentrées d’avantage au sommet du « corps », lieu supposé être la tête et réparti en moindre quantité sur le restant de ces « étant » au monde. J’apprécie le choix de cette pièce qui est une rencontre avec l’art du monde. C’est une posture que j’affirme dans le lieu Martinique et la Caraïbe, une posture offensive et qui agit comme un désenclavement de ma pratique. Depuis fort longtemps je considère que je n’habite point une blessure encore moins un trou de poulpe, mais un monde ouvert. Il est difficile pour les artistes de se situer dans ce champ de l’art contemporain. Les pratiques artistiques plastiques sont récentes dans mon île mais aussi dans beaucoup d’îles de la Caraïbe, nous n’avons pas d’arrière pays comme l’Afrique avec son immense passé ancestral; nous devons tout inventer ou réinventer. Nous devons être anthropophages, digérer les apports en adoptant une forte distance critique. Pour ma part, je m’efforce d’élaborer mes propres problématiques artistiques en réfutant les académismes de l’art d’où qu’elles viennent, du reste du monde mais aussi de la Caraïbe, je cherche une voie qui ne serait ni l’une ni l’autre.
Ta pratique de la sculpture contemporaine recompose un corps commun par ajout, addition, assemblage. Comment s’est effectué le passage de la peinture à la sculpture ?
Dois-je te dire que je ne suis pas passé de la peinture à la sculpture, mais de la planéité des assemblages radiographiques à la sculpture. Mon travail a évolué au gré de l’exploration de ce medium, de mes interrogations. Je n’ai pas eu une intention radicale quand à l’élaboration d’une œuvre sculpturale, Je crois que mon passage de la planéité à l’objet volumique s’est effectué surtout par une observation des événements se produisant dans mon espace de travail. Les œuvres planes accrochées dans l’atelier vont être déterminantes dans mes nouvelles orientations. Ces œuvres côte à côte faisaient volume de par leur transparence et leur opacité et c’est presque tout naturellement que le glissement s’est opéré. J’en suis venu à vouloir donner une forme au vide, dans le champ de la sculpture la question de la forme est déterminante à savoir l’accrochage de l’ombre et la lumière. J’ai considéré la question de la forme comme une dépendance du vide intérieur de mes objets, je me suis attaché à évaluer la forme de ce vide et pour ce faire je procédais par ce que je nommais un processus de » lamellisation »: agrafer des lamelles de radiographies pour obtenir le corps de l’œuvre.
Ernest Breleur
Corps d’artistes
Photo Robert Charlotte
J’ai pour habitude de m’attarder à questionner la tradition de façonnage des œuvres, pour penser mes propres solutions plastiques et élaborer mon propre façonnage. Je conçois mes sculptures récentes par assemblage d’objets manufacturés neufs. Le recyclage n’est plus mon propos. Je passe donc de la représentation à la présentation, qui me situe un peu comme un des héritiers de Duchamp. Il faut noter que les objets que j’utilise dans ma fabrique d’œuvres relèvent d’une certaine customisation. Le plus souvent je transforme ces objets neufs, que je puise dans tout ce qui est dédié à la femme comme parure.
Depuis la Série blanche j’ai adopté une autre manière de percevoir le sens de mes créations. Je prône une autre relation avec les œuvres. Il me semble important de changer le rapport entre mes productions artistique et le regardeur, d’inverser la tendance et de proposer à chacun d’élaborer, de décrypter quelque chose de personnel, de vivre sa propre expérience visuelle, tactile, esthétique, à partir du dispositif que je mets en place. La prééminence de la pensée de l’artiste est mise en « doute ». Il y a dans mes dispositifs la place pour l’opacité nécessaire à toutes œuvres. Constamment j’interviens pour perturber le regardeur, le dérouter pour qu’à son tour il doute. Je crois que la jubilation ou la jouissance du public se mérite, un effort est à faire pour avoir le droit à ce plaisir suprême. Enfin concernant la question du sens, il faut accorder cette ultime liberté au regardeur, je crois même que c’est une conquête déjà faite par les uns et les autres.
Réunir, rassembler, recoudre semble une obsession de ton œuvre depuis les premières créations radiographiques… On passe de la reconstruction d’un corps à la reconstitution d’un monde…je pense à des ensembles comme Reconstitution d’une tribu perdue ou Mémorial monde où se rencontrent tes Portraits sans visage et près de deux cents de textes inédits d’auteurs de différents continents.
En effet, la métaphore de la reconstitution de l’être commence dès les premiers travaux radiographiques où je recomposais un être métis, à partir de radiographies de provenances diverses. Ce principe de l’assemblage vient même de la constitution de ce peuple qui est né de la « rencontre » de fraction d’autres peuples. Ce principe de l’assemblage vient aussi de mon passé de concepteur de vêtements, la couture assemble aussi des fragments.
Mémorial monde lors de Kreyol Factory
Photo Steeve Bauras