CHAPITRE 37
A travers la grille de bois qui séparait les deux isoloirs du confessionnal, Annwenn n’apercevait que l’ombre du prêtre étrangement silencieux.
— Mon père ? Dites quelque chose…
Révéler ce qu’elle était au prêtre avait été plus difficile dans ces conditions que face à l’immortel. L’endroit la rendait nerveuse. Pourtant, c’était elle qui avait insisté pour se livrer à une « confession » officielle pour s’assurer de la discrétion de l’ecclésiastique tenu désormais au secret. En effet, l’agitation qui sourdait dans le village lui imposait la plus grande prudence. D’autant que, malgré la bienveillance dont il avait toujours fait preuve à son égard, elle n’était pas certaine de sa réaction quand elle aurait fini de lui révéler toute la vérité à son sujet.
— Je suis désolé, Annwenn. Je… je ne m’attendais pas à votre aveu.
— Vous semblez pourtant bien au courant de l’existence de créatures de mon espèce ?
Grégoire s’adossa au siège inconfortable du confessionnal pour s’éloigner de la grille. Le récit d’Annwenn l’avait bouleversé au-delà des mots. S’il avait été étonné d’apprendre qu’elle était une Egarée, il crut suffoquer lorsqu’elle avait raconté le sort de la guérisseuse qui l’avait initiée. Grégoire n’avait eu aucun mal à imaginer l’horreur de la scène décrite. Et pour cause : il avait été aux premières loges ce jour-là. Chaque mot prononcé par Annwenn le ramenait dans ce petit village dans lequel Varga avait été envoyé avec ses hommes pour éliminer un lycan dénoncé par l’un des villageois. Arrivés sur place, leur informateur leur avait indiqué la demeure d’une herboriste qu’il soupçonnait être de mèche avec l’Egaré. Varga n’avait même pas pris la peine de vérifier. Il lui avait suffi entendre le mot « guérisseuse ». Une hérésie qui, si elle n’était pas l’une de ses priorités, méritait malgré tout une sanction.
— Votre installation dans ce village n’est pas le fruit du hasard.
Ce n’était pas une question. Grégoire ne croyait pas aux coïncidences aussi grossières.
— Vous avez été plus facile à trouver que les autres, lui confirma Annwenn. Vous êtes un des rares dont j’ai vu le visage cette nuit-là et votre famille bien trop connue pour passer inaperçue.
— Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour tout m’avouer ? Nous nous côtoyons depuis un an déjà…
— Je vous ai longuement observé, mon père. Nous avons été aux chevets des mêmes mourants ; vous m’avez défendue quand on doutait de mon savoir-faire, quand on m’a accusée des meurtres… Au début, je pensais que vous étiez venu dans ce village perdu pour vous cacher, que vous n’étiez qu’un lâche qui fuyait ce qu’il avait fait. Maintenant, je comprends mieux. Je veux venger la mort d’Uria, mais certainement pas m’en prendre à quelqu’un qui cherche aussi ouvertement sa rédemption.
Un douloureux nœud se logea dans la gorge de Grégoire. Ses paupières se fermèrent pour emprisonner des larmes qui menaçaient de lui échapper.
— Je suis sincèrement désolé…
— Vous êtes pardonné, mon père.
Elle avait insisté sur ce dernier mot comme pour souligner l’incongruité de la situation. Un prêtre de l’église catholique qui reçoit l’absolution d’une créature qu’il était censé combattre… Cela résumait tout le paradoxe de la Sainte-Vehme. A quelles valeurs se fier ? Où se trouvait la Vérité, la frontière entre le bien et le mal ?… Existait-elle seulement ? La Confrérie avait réussi à biaiser ses repères et pervertir tous ses principes.
— Gabriel travaille pour eux également, n’est-ce pas ? poursuivit Annwenn.
— Oui. Il est celui qu’on envoie contre des Egarés comme celui qui nous préoccupe.
— Et Rose ?
— Rose n’aurait jamais dû être là. Gabriel s’est complètement fourvoyé en la mêlant à toute cette histoire.
Un silence prolongé accueillit sa réponse. Grégoire se pencha à nouveau vers la grille. Annwenn n’avait pas tiré le rideau de l’isoloir. A travers la grille, l’éclairage moribond de l’église lui dévoila le visage soucieux de la guérisseuse.
— Elle est différente.
Grégoire émit un léger ricanement :
— C’est un sacré numéro, en effet…
— Non, vous ne comprenez pas. Les blessures de l’Egaré auraient dû la tuer. Je vous l’ai dit : je ne suis pas magicienne. Mes onguents auraient dû seulement apaiser ses blessures. Il est impossible qu’elle ait pu se rétablir aussi vite. Et puis, elle savait pour moi. Elle l’a senti et j’ai été incapable de l’approcher. La seule fois où j’ai pu l’effleurer, c’est lorsqu’elle était endormie.
Grégoire se redressa sur son siège et finit par se lever tout à fait. L’heure de la confession avait assez duré. Il sortit du confessionnal, imité par Annwenn, et l’invita à prendre place sur les bancs. Ce faisant, il tâchait de donner un sens à ses paroles plutôt obscures. Grégoire retraça mentalement les événements des derniers jours depuis l’attaque de la bête contre Rose et l’intervention de la guérisseuse. Chacun de ses gestes lui revint en mémoire et, effectivement, à aucun moment elle n’avait touché la jeune fille pourtant blessée, laissant ce soin à Gabriel. Dans l’effervescence du moment, il n’y avait pas pris garde.
— Comment expliquez-vous cela ?
— Je ne me l’explique pas justement. Je savais qu’il ne fallait pas que je la touche. Un peu comme lorsque vous approchez la main de trop près d’une flamme : vous savez que vous allez y laisser vos doigts si vous persistez.
— Vous croyez que cela à un lien avec le fait que vous soyez une Garache ? Gabriel est un Egaré et il l’a soignée sans problème, objecta-t-il.
« Mais la bête qui l’a attaquée s’est enfuie après l’avoir blessée » pensa-t-il malgré tout au même moment. Grégoire secoua la tête. Tout cela n’avait aucun sens.
— Elle lui fait entièrement confiance : c’est là toute la différence, conclut Annwenn. Où sont-ils ?
— Au manoir. Avec cette tempête, ils ne seront pas de retour de si tôt.
Le regard de la jeune femme balaya l’église avec une expression de dégoût à peine dissimulé.
— Sortons d’ici, voulez-vous. J’ai assez abusé de la demeure du Seigneur pour ce soir, ironisa-t-elle.
Dehors, ils furent accueillis par un flot de flocons que les bourrasques venant de la mer projetaient dans leur direction. Ils eurent du mal à apercevoir ne serait-ce que le haut des marches menant au parvis de l’église. Seules les lueurs qui filtraient par les fenêtres de l’auberge permettaient de se repérer un tant soit peu dans le brouillard cotonneux. Grégoire devina quelques silhouettes sortant de l’établissement, sans être capables de les identifier. La réunion improvisée semblait toucher à sa fin. Dieu seul savait ce qui avait pu en sortir.
~*~
Tandis que Grégoire et Annwenn regagnaient le presbytère, les derniers hommes quittaient l’auberge, encapuchonnés dans leur manteau. Il avait été nombreux ce soir-là à répondre à l’appel de Jacques Le Bihan. A peine étaient-ils revenus du manoir, persuadés que la seule menace qui rodait était un fauve affamé, que l’aubergiste avait balayé les paroles de l’enquêteur et semé à nouveau le trouble dans les esprits.
Le Bihan reconduisit les derniers hommes jusqu’à la porte avec la satisfaction de l’homme persuadé d’avoir œuvré pour une cause juste. Ne venait-il pas d’ouvrir les yeux de ces concitoyens au sujet des mensonges de cet étranger ? Jacques verrouilla la porte d’entrée et revint s’installer à la table où l’attendait sa femme Eugénie. Ils s’observèrent en silence un moment, attendant que l’atmosphère encore surchauffée quelques minutes plus tôt ne s’apaise. Jacques se servit un verre de vin, en fit de même pour sa femme assise face à lui et remplit un troisième gobelet qu’il posa en bout de table.
— Vous pouvez venir : ils sont tous partis, éleva-t-il la voix en direction des cuisines.
Barnabas Varga, drapé dans un ample manteau noir qu’il n’avait pas quitté, sortit du coin sombre dans lequel il s’était retranché le temps de la réunion et prit place en bout de table. Ses lèvres fines se fendirent d’un discret rictus. Tout se déroulait comme prévu. Cette facilité à manipuler ces pauvres bougres en était presque frustrante. Aucun défi, aucune surprise.
Jacques Le Bihan se saisit du carnet qu’il avait glissé dans la ceinture de son pantalon et le fit glisser en direction de l’ecclésiastique qui avait pris soin de revêtir une tenue civile pour plus de discrétion.
— Je ne fouille pas dans les affaires de mes clients en temps normal, se justifia-t-il comme s’il se préoccupait de ce que l’autre pensait de lui. Mais sans ce journal, les autres ne m’auraient pas cru. Il faut dire que ce type était sacrément convaincant tout à l’heure avec son histoire de lion.
Varga se saisit du carnet de bord de l’immortel et en déroula les pages entre ses doigts. Certaines illustrations lui arrachèrent une grimace instinctive que l’aubergiste imita dans un mimétisme grotesque.
— Comment saviez-vous que ce journal se trouvait dans les affaires de cet homme ? insista Le Bihan.
D’abord méfiant quand il l’avait vu entrer dans son établissement à leur retour du manoir, l’aubergiste avait rapidement été intrigué par cet étranger qui avait demandé à le voir en privé alors que sa salle s’emplissait de villageois dubitatifs, impatients d’échanger entre eux sur les événements du manoir. A l’abri des oreilles indiscrètes, il était resté des plus vagues sur son identité, mais était parvenu à le convaincre en quelques mots de lui accorder son attention : le Parisien leur mentait ; ils étaient tous en danger et il pouvait le prouver.
Varga posa sa preuve devant lui et repoussa le carnet du bout des doigts comme un déchet indésirable.
— Pourquoi vous ne vouliez pas vous montrer ? intervint Eugénie.
— Monsieur Voltz ne doit pas savoir que je suis ici. Ni personne d’autres d’ailleurs. Je suis là pour arrêter cet homme, qui loin de vous venir en aide, ne cherche qu’à protéger ces créatures, mentit-il en pointant un index accusateur sur la couverture de cuir du journal.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? On n’est pas armés pour se défendre nous autres, continua la femme de l’aubergiste.
— C’est ce qu’on va voir ! grommela Le Bihan, touché dans sa fierté. Il va voir le parigot de quel bois on se chauffe ici !
— Nous étions d’accord, Le Bihan ! s’opposa Varga. Je m’occupe de Voltz et je vous laisse vous charger de la bête. Réfléchissez bien : il y a forcément quelqu’un dans le village nouvellement arrivé et qui pourrait en vouloir aux habitants.
Le Bihan lâcha un ricanement :
— Y a bien le curé…
— Jacques ! s’indigna sa femme en se signant exagérément.
— Et puis, il y a cette traînée d’Annwenn. Je l’ai toujours soupçonnée d’avoir éliminé le médecin pour récupérer sa clientèle.
Intrigué et tout ouïe, Varga croisa doctement ses doigts devant lui.
— Comment cela « récupérer sa clientèle » ?
— Annwenn est une guérisseuse, expliqua Eugénie. Elle a soigné notre garçon quand il était au plus mal…
— Elle l’a précipité dans la tombe, tu veux dire ! s’emporta Le Bihan en abattant son poing sur la table.
Les verres et Eugénie en sursautèrent de concert. Varga, lui, jubilait. Une guérisseuse… et, qui plus est, haïe par cet imbécile d’aubergiste. C’était définitivement trop facile. La cible parfaite pour catalyser toutes les superstitions et les peurs.
— Eh bien, voilà une piste des plus intéressantes mon cher Jacques. Ces femmes sont des manipulatrices nées. Si j’étais vous, j’irais lui demander où elle se trouvait quand vos amis se faisaient massacrer. Mais n’y allez pas seul : on ne sait jamais…
~*~
Epuisée tant physiquement que moralement, Rose avait fini par s’endormir d’un sommeil agité, agrippée au bras de Gabriel, couché à ses côtés, comme à une planche de salut. L’immortel avait attendu qu’elle se soit profondément assoupie pour desserrer un à un les doigts crispés sur le tissu de sa chemise et se glisser sans bruit hors du lit. Avant de quitter la chambre, il s’assura que les lampes avaient suffisamment d’huile et qu’elles ne s’éteindraient pas pendant son absence au cas où elle se réveillerait, puis il sortit furtivement dans le couloir. Au bout de ce dernier, il s’arrêta devant la porte de la salle de bain et inspecta rapidement l’intérieur. Il n’y vit rien d’anormal. En revanche, son attention se porta sur la porte, celle-là même qui s’était bloquée, empêchant momentanément Rose de sortir. Elle ne possédait pas de clé. Il actionna à plusieurs reprises la poignée, refermant et rouvrant la porte pour vérifier un potentiel blocage. Mais rien. Tout était normal… Aussi normal que pouvait l’être cette maison. Propriétaire compris. Gabriel ne fut pas vraiment étonné de le voir lui aussi roder dans les couloirs et venir à sa rencontre.
— J’attends toujours vos explications, Voltz, exigea-t-il d’emblée. Qui est cette petite ?
Le ton accusateur et plein de sous-entendus qui accompagnait toujours cette question l’aurait fait sourire à un tout autre moment. Là, en revanche, elle l’irrita sérieusement.
— Rose est une jeune fille que j’ai recueillie. Elle n’est pas censée m’accompagner sur mes enquêtes pour des raisons évidentes. Inutile d’en faire toute une histoire.
Sa réponse était tranchante, mais il n’avait ni l’intention de se justifier devant cet homme ni lui donner trop d’informations qui pourraient éveiller sa curiosité.
— En revanche, je constate que vous semblez plus alerte. Nous pouvons donc reprendre notre entretien. J’ai quelques questions à vous poser.
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CHAPITRE 37
A travers la grille de bois qui séparait les deux isoloirs du confessionnal, Annwenn n’apercevait que l’ombre du prêtre étrangement silencieux.
— Mon père ? Dites quelque chose…
Révéler ce qu’elle était au prêtre avait été plus difficile dans ces conditions que face à l’immortel. L’endroit la rendait nerveuse. Pourtant, c’était elle qui avait insisté pour se livrer à une « confession » officielle pour s’assurer de la discrétion de l’ecclésiastique tenu désormais au secret. En effet, l’agitation qui sourdait dans le village lui imposait la plus grande prudence. D’autant que, malgré la bienveillance dont il avait toujours fait preuve à son égard, elle n’était pas certaine de sa réaction quand elle aurait fini de lui révéler toute la vérité à son sujet.
— Je suis désolé, Annwenn. Je… je ne m’attendais pas à votre aveu.
— Vous semblez pourtant bien au courant de l’existence de créatures de mon espèce ?
Grégoire s’adossa au siège inconfortable du confessionnal pour s’éloigner de la grille. Le récit d’Annwenn l’avait bouleversé au-delà des mots. S’il avait été étonné d’apprendre qu’elle était une Egarée, il crut suffoquer lorsqu’elle avait raconté le sort de la guérisseuse qui l’avait initiée. Grégoire n’avait eu aucun mal à imaginer l’horreur de la scène décrite. Et pour cause : il avait été aux premières loges ce jour-là. Chaque mot prononcé par Annwenn le ramenait dans ce petit village dans lequel Varga avait été envoyé avec ses hommes pour éliminer un lycan dénoncé par l’un des villageois. Arrivés sur place, leur informateur leur avait indiqué la demeure d’une herboriste qu’il soupçonnait être de mèche avec l’Egaré. Varga n’avait même pas pris la peine de vérifier. Il lui avait suffi entendre le mot « guérisseuse ». Une hérésie qui, si elle n’était pas l’une de ses priorités, méritait malgré tout une sanction.
— Votre installation dans ce village n’est pas le fruit du hasard.
Ce n’était pas une question. Grégoire ne croyait pas aux coïncidences aussi grossières.
— Vous avez été plus facile à trouver que les autres, lui confirma Annwenn. Vous êtes un des rares dont j’ai vu le visage cette nuit-là et votre famille bien trop connue pour passer inaperçue.
— Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour tout m’avouer ? Nous nous côtoyons depuis un an déjà…
— Je vous ai longuement observé, mon père. Nous avons été aux chevets des mêmes mourants ; vous m’avez défendue quand on doutait de mon savoir-faire, quand on m’a accusée des meurtres… Au début, je pensais que vous étiez venu dans ce village perdu pour vous cacher, que vous n’étiez qu’un lâche qui fuyait ce qu’il avait fait. Maintenant, je comprends mieux. Je veux venger la mort d’Uria, mais certainement pas m’en prendre à quelqu’un qui cherche aussi ouvertement sa rédemption.
Un douloureux nœud se logea dans la gorge de Grégoire. Ses paupières se fermèrent pour emprisonner des larmes qui menaçaient de lui échapper.
— Je suis sincèrement désolé…
— Vous êtes pardonné, mon père.
Elle avait insisté sur ce dernier mot comme pour souligner l’incongruité de la situation. Un prêtre de l’église catholique qui reçoit l’absolution d’une créature qu’il était censé combattre… Cela résumait tout le paradoxe de la Sainte-Vehme. A quelles valeurs se fier ? Où se trouvait la Vérité, la frontière entre le bien et le mal ?… Existait-elle seulement ? La Confrérie avait réussi à biaiser ses repères et pervertir tous ses principes.
— Gabriel travaille pour eux également, n’est-ce pas ? poursuivit Annwenn.
— Oui. Il est celui qu’on envoie contre des Egarés comme celui qui nous préoccupe.
— Et Rose ?
— Rose n’aurait jamais dû être là. Gabriel s’est complètement fourvoyé en la mêlant à toute cette histoire.
Un silence prolongé accueillit sa réponse. Grégoire se pencha à nouveau vers la grille. Annwenn n’avait pas tiré le rideau de l’isoloir. A travers la grille, l’éclairage moribond de l’église lui dévoila le visage soucieux de la guérisseuse.
— Elle est différente.
Grégoire émit un léger ricanement :
— C’est un sacré numéro, en effet…
— Non, vous ne comprenez pas. Les blessures de l’Egaré auraient dû la tuer. Je vous l’ai dit : je ne suis pas magicienne. Mes onguents auraient dû seulement apaiser ses blessures. Il est impossible qu’elle ait pu se rétablir aussi vite. Et puis, elle savait pour moi. Elle l’a senti et j’ai été incapable de l’approcher. La seule fois où j’ai pu l’effleurer, c’est lorsqu’elle était endormie.
Grégoire se redressa sur son siège et finit par se lever tout à fait. L’heure de la confession avait assez duré. Il sortit du confessionnal, imité par Annwenn, et l’invita à prendre place sur les bancs. Ce faisant, il tâchait de donner un sens à ses paroles plutôt obscures. Grégoire retraça mentalement les événements des derniers jours depuis l’attaque de la bête contre Rose et l’intervention de la guérisseuse. Chacun de ses gestes lui revint en mémoire et, effectivement, à aucun moment elle n’avait touché la jeune fille pourtant blessée, laissant ce soin à Gabriel. Dans l’effervescence du moment, il n’y avait pas pris garde.
— Comment expliquez-vous cela ?
— Je ne me l’explique pas justement. Je savais qu’il ne fallait pas que je la touche. Un peu comme lorsque vous approchez la main de trop près d’une flamme : vous savez que vous allez y laisser vos doigts si vous persistez.
— Vous croyez que cela à un lien avec le fait que vous soyez une Garache ? Gabriel est un Egaré et il l’a soignée sans problème, objecta-t-il.
« Mais la bête qui l’a attaquée s’est enfuie après l’avoir blessée » pensa-t-il malgré tout au même moment. Grégoire secoua la tête. Tout cela n’avait aucun sens.
— Elle lui fait entièrement confiance : c’est là toute la différence, conclut Annwenn. Où sont-ils ?
— Au manoir. Avec cette tempête, ils ne seront pas de retour de si tôt.
Le regard de la jeune femme balaya l’église avec une expression de dégoût à peine dissimulé.
— Sortons d’ici, voulez-vous. J’ai assez abusé de la demeure du Seigneur pour ce soir, ironisa-t-elle.
Dehors, ils furent accueillis par un flot de flocons que les bourrasques venant de la mer projetaient dans leur direction. Ils eurent du mal à apercevoir ne serait-ce que le haut des marches menant au parvis de l’église. Seules les lueurs qui filtraient par les fenêtres de l’auberge permettaient de se repérer un tant soit peu dans le brouillard cotonneux. Grégoire devina quelques silhouettes sortant de l’établissement, sans être capables de les identifier. La réunion improvisée semblait toucher à sa fin. Dieu seul savait ce qui avait pu en sortir.
~*~
Tandis que Grégoire et Annwenn regagnaient le presbytère, les derniers hommes quittaient l’auberge, encapuchonnés dans leur manteau. Il avait été nombreux ce soir-là à répondre à l’appel de Jacques Le Bihan. A peine étaient-ils revenus du manoir, persuadés que la seule menace qui rodait était un fauve affamé, que l’aubergiste avait balayé les paroles de l’enquêteur et semé à nouveau le trouble dans les esprits.
Le Bihan reconduisit les derniers hommes jusqu’à la porte avec la satisfaction de l’homme persuadé d’avoir œuvré pour une cause juste. Ne venait-il pas d’ouvrir les yeux de ces concitoyens au sujet des mensonges de cet étranger ? Jacques verrouilla la porte d’entrée et revint s’installer à la table où l’attendait sa femme Eugénie. Ils s’observèrent en silence un moment, attendant que l’atmosphère encore surchauffée quelques minutes plus tôt ne s’apaise. Jacques se servit un verre de vin, en fit de même pour sa femme assise face à lui et remplit un troisième gobelet qu’il posa en bout de table.
— Vous pouvez venir : ils sont tous partis, éleva-t-il la voix en direction des cuisines.
Barnabas Varga, drapé dans un ample manteau noir qu’il n’avait pas quitté, sortit du coin sombre dans lequel il s’était retranché le temps de la réunion et prit place en bout de table. Ses lèvres fines se fendirent d’un discret rictus. Tout se déroulait comme prévu. Cette facilité à manipuler ces pauvres bougres en était presque frustrante. Aucun défi, aucune surprise.
Jacques Le Bihan se saisit du carnet qu’il avait glissé dans la ceinture de son pantalon et le fit glisser en direction de l’ecclésiastique qui avait pris soin de revêtir une tenue civile pour plus de discrétion.
— Je ne fouille pas dans les affaires de mes clients en temps normal, se justifia-t-il comme s’il se préoccupait de ce que l’autre pensait de lui. Mais sans ce journal, les autres ne m’auraient pas cru. Il faut dire que ce type était sacrément convaincant tout à l’heure avec son histoire de lion.
Varga se saisit du carnet de bord de l’immortel et en déroula les pages entre ses doigts. Certaines illustrations lui arrachèrent une grimace instinctive que l’aubergiste imita dans un mimétisme grotesque.
— Comment saviez-vous que ce journal se trouvait dans les affaires de cet homme ? insista Le Bihan.
D’abord méfiant quand il l’avait vu entrer dans son établissement à leur retour du manoir, l’aubergiste avait rapidement été intrigué par cet étranger qui avait demandé à le voir en privé alors que sa salle s’emplissait de villageois dubitatifs, impatients d’échanger entre eux sur les événements du manoir. A l’abri des oreilles indiscrètes, il était resté des plus vagues sur son identité, mais était parvenu à le convaincre en quelques mots de lui accorder son attention : le Parisien leur mentait ; ils étaient tous en danger et il pouvait le prouver.
Varga posa sa preuve devant lui et repoussa le carnet du bout des doigts comme un déchet indésirable.
— Pourquoi vous ne vouliez pas vous montrer ? intervint Eugénie.
— Monsieur Voltz ne doit pas savoir que je suis ici. Ni personne d’autres d’ailleurs. Je suis là pour arrêter cet homme, qui loin de vous venir en aide, ne cherche qu’à protéger ces créatures, mentit-il en pointant un index accusateur sur la couverture de cuir du journal.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? On n’est pas armés pour se défendre nous autres, continua la femme de l’aubergiste.
— C’est ce qu’on va voir ! grommela Le Bihan, touché dans sa fierté. Il va voir le parigot de quel bois on se chauffe ici !
— Nous étions d’accord, Le Bihan ! s’opposa Varga. Je m’occupe de Voltz et je vous laisse vous charger de la bête. Réfléchissez bien : il y a forcément quelqu’un dans le village nouvellement arrivé et qui pourrait en vouloir aux habitants.
Le Bihan lâcha un ricanement :
— Y a bien le curé…
— Jacques ! s’indigna sa femme en se signant exagérément.
— Et puis, il y a cette traînée d’Annwenn. Je l’ai toujours soupçonnée d’avoir éliminé le médecin pour récupérer sa clientèle.
Intrigué et tout ouïe, Varga croisa doctement ses doigts devant lui.
— Comment cela « récupérer sa clientèle » ?
— Annwenn est une guérisseuse, expliqua Eugénie. Elle a soigné notre garçon quand il était au plus mal…
— Elle l’a précipité dans la tombe, tu veux dire ! s’emporta Le Bihan en abattant son poing sur la table.
Les verres et Eugénie en sursautèrent de concert. Varga, lui, jubilait. Une guérisseuse… et, qui plus est, haïe par cet imbécile d’aubergiste. C’était définitivement trop facile. La cible parfaite pour catalyser toutes les superstitions et les peurs.
— Eh bien, voilà une piste des plus intéressantes mon cher Jacques. Ces femmes sont des manipulatrices nées. Si j’étais vous, j’irais lui demander où elle se trouvait quand vos amis se faisaient massacrer. Mais n’y allez pas seul : on ne sait jamais…
~*~
Epuisée tant physiquement que moralement, Rose avait fini par s’endormir d’un sommeil agité, agrippée au bras de Gabriel, couché à ses côtés, comme à une planche de salut. L’immortel avait attendu qu’elle se soit profondément assoupie pour desserrer un à un les doigts crispés sur le tissu de sa chemise et se glisser sans bruit hors du lit. Avant de quitter la chambre, il s’assura que les lampes avaient suffisamment d’huile et qu’elles ne s’éteindraient pas pendant son absence au cas où elle se réveillerait, puis il sortit furtivement dans le couloir. Au bout de ce dernier, il s’arrêta devant la porte de la salle de bain et inspecta rapidement l’intérieur. Il n’y vit rien d’anormal. En revanche, son attention se porta sur la porte, celle-là même qui s’était bloquée, empêchant momentanément Rose de sortir. Elle ne possédait pas de clé. Il actionna à plusieurs reprises la poignée, refermant et rouvrant la porte pour vérifier un potentiel blocage. Mais rien. Tout était normal… Aussi normal que pouvait l’être cette maison. Propriétaire compris. Gabriel ne fut pas vraiment étonné de le voir lui aussi roder dans les couloirs et venir à sa rencontre.
— J’attends toujours vos explications, Voltz, exigea-t-il d’emblée. Qui est cette petite ?
Le ton accusateur et plein de sous-entendus qui accompagnait toujours cette question l’aurait fait sourire à un tout autre moment. Là, en revanche, elle l’irrita sérieusement.
— Rose est une jeune fille que j’ai recueillie. Elle n’est pas censée m’accompagner sur mes enquêtes pour des raisons évidentes. Inutile d’en faire toute une histoire.
Sa réponse était tranchante, mais il n’avait ni l’intention de se justifier devant cet homme ni lui donner trop d’informations qui pourraient éveiller sa curiosité.
— En revanche, je constate que vous semblez plus alerte. Nous pouvons donc reprendre notre entretien. J’ai quelques questions à vous poser.