Source : Observatoire des inégalités
Alors que l’éducation
supérieure devient l’atout primordial dans une économie de la
connaissance, ce poids culturel est comme nié, ou à tout le moins
minoré, au profit d’autres thématiques plus consensuelles, en
particulier le déclassement des classes supérieures. Sans nier ces
préoccupations, Louis Maurin invite à prendre du recul avec un discours
qui risque de rendre invisibles des pans bien plus larges de la société
française.
La représentation de la société française semble prisonnière
de stéréotypes : un pays surprotégé ou, à l’inverse, malheureux et en
déclin. Qu’en est-il réellement ?
Le débat sur les inégalités reste complètement pollué. D’un côté, par
ceux qui nous disent que tout va pour le mieux, de l’autre par ceux qui
exagèrent. Prenons l’exemple de la pauvreté. On estime que notre pays
compte 9 millions de pauvres, dont les revenus se situent en-dessous de
60 % du niveau de vie médian
(niveau qui partage la population en deux), alors que pendant très
longtemps la référence était la moitié du niveau de vie médian.
En changeant de seuil, on passe de 4,5 à 8,8 millions de pauvres… Or,
ce seuil de 60 % correspond à 2.500 euros de revenu (après impôts et
prestations sociales) pour une famille avec deux enfants. On est très
loin du niveau de vie de certaines familles les plus démunies qui
doivent faire appel à des secours d’urgence ou à des associations
caritatives. À force de tout confondre, on arrive à ces discours selon
lesquels en fait, les pauvres sont riches, ils ont des téléphones
portables et des écrans plats et donc tout va bien dans la société
française.
Tout en restant l’un des pays où le taux de pauvreté est parmi les
plus faibles au monde avec les pays du nord de l’Europe, la France a vu le nombre de pauvres augmenter d’un million en dix ans
– au seuil à 50 % du niveau de vie médian donc. Sans avoir connu une
explosion des inégalités comparable à celle des pays anglo-saxons, la
France a connu un phénomène d’accroissement des inégalités qui ne
s’observe pas seulement « par le haut », au sommet des revenus, mais
aussi « par le bas ».
Un des lieux communs des inégalités consiste à opposer les
ultra-riches au reste de la population. Or, vous écrivez que cette
focalisation sur le 1 % des plus riches nous exonère de réfléchir en
profondeur aux questions qui fâchent…
En France, les « riches » sont tous ceux qui gagnent plus que nous…
Tout le monde pense qu’il y a trop d’inégalités, c’est normal. Mais en
se focalisant sur les « ultras-riches », on loupe toujours le coche dans
les débats sur la répartition des revenus : on montre du doigt
certaines catégories étroites pour éviter une redistribution bien plus
globale. Certes, l’enrichissement des très riches est indécent, mais se
concentrer sur ce point est une façon pour les catégories aisées de se
défausser, de repasser le mistigri de la solidarité. Aujourd’hui, en
France, avec 3 000 euros nets par mois pour une personne seule (après
impôts et prestations sociales), vous faites partie du club des 10 % des
plus favorisés. Vous êtes quoi ? « Moyen » ? Toute une partie des
catégories aisées, qui peuvent se réclamer de la gauche, se déguisent en
« classes moyennes », parfois « supérieures ». Si tout le monde est
moyen alors tout va bien, et il n’y a plus de domination sociale !
Les inégalités augmentent-elles ?
On peut faire trois constats.
En haut de l’échelle des revenus, le « festival » des années 2000 qui
ont conjugué marasme économique, montée du chômage, baisses d’impôts et
hausse des hauts revenus s’est un peu atténué. Les rendements
financiers ne sont plus les mêmes et, entre 2011 et 2013, la fiscalité
s’est accrue pour les plus riches. Ils continuent de s’enrichir, mais
plus avec les mêmes perspectives.
Les catégories moyennes, qui ne sont ni « martyrisées », ni
« étranglées », contrairement à ce qu’on entend parfois, ont, en
revanche, depuis 2008 un niveau de vie qui n’augmente plus. Or, en
matière de revenus, comme dans bien des domaines, c’est moins le niveau
lui-même qui compte que l’écart entre votre situation et ce à quoi vous
aspirez. Vous n’êtes pas « étranglé », votre situation est meilleure que
celle des catégories inférieures, mais le freinage est brusque : il
marque une rupture.
On est depuis dix ans une société de stagnation des revenus, et c’est
un changement historique. Depuis la Seconde Guerre mondiale, une partie
des catégories sociales modestes (ouvriers, employés, agriculteurs),
ont été aspirées par le haut et, à force de mobilité sociale,
ont accédé aux couches moyennes. Elles arrivaient jusque récemment à
obtenir des niveaux de consommation toujours plus élevés, une
amélioration du logement, etc. Désormais, elles font du surplace. Rien
ne dit que cela durera toujours, mais il faut y prêter attention, ce
phénomène de freinage est une source de tensions. Alors que les
politiques publiques ont, c’est normal, comme priorité d’alléger le
fardeau des plus démunis, une partie des classes moyennes ont tendance à
se sentir oubliées.
En bas de l’échelle sociale, enfin, on observe un phénomène vraiment
nouveau depuis notre précédent rapport de 2015 : la baisse de niveau de
vie réel des plus pauvres. Là, il ne s’agit plus de stagnation, mais
bien de marche arrière. Jusqu’à présent, le modèle social a amorti en
partie le choc, ce qui explique qu’on ne vive pas une situation à
l’américaine avec un effondrement du niveau de vie. Mais avec le
chômage, les indemnisations qui arrivent à leur terme, les jeunes qui
arrivent à l’âge adulte et deviennent autonomes avec des niveaux de vie de plus en plus faibles et les familles qui en se séparant peuvent devenir deux foyers pauvres, le phénomène est inquiétant.
Une situation où les inégalités se creusent parce que les plus riches
ont des revenus fous mais aussi où les plus pauvres continuent à
s’élever est très différente d’une situation où les écarts se creusent
des deux côtés. Plus encore qu’au sein des classes moyennes, une partie
des couches populaires sont exclues du progrès et le vivent très
concrètement avec la baisse de leur niveau de vie.
Parmi les dimensions des inégalités sociales, lesquelles sont les plus handicapantes ?
L’école est génératrice d’inégalités sociales très structurantes.
Avec le statut stable d’emploi, qui assure qu’on aura encore du travail
demain, le diplôme est devenu l’une des protections majeures. Il sépare
très souvent le monde des « stables » et celui des « flexibles ». Les
serviteurs des autres classes sont massivement des jeunes (parfois pas
tant que cela) peu diplômés qui travaillent en horaires décalés, le
dimanche, le soir pour des faibles salaires. Ceux qui ont les emplois
les plus difficiles et les tâches les plus épuisantes sont massivement
des gens qui n’ont pas réussi à obtenir le bon diplôme dans le système
scolaire. Les stables ont besoin de toujours plus de flexibilité des
flexibles, pour mieux les servir.
Un diplômé peut aussi connaître une période de chômage, et son niveau
de vie va peut-être baisser. Mais sa probabilité de retrouver un emploi
n’a rien à voir avec celle des non diplômés, qui, eux, resteront sur le
bord de la route. Au-delà de l’emploi, le formalisme du titre scolaire
et son poids dans les parcours professionnels structurent très fortement
notre société. Un peu comme l’étiquette sociale dans l’Angleterre du
XIXe siècle, le diplôme français joue cette forme d’étiquette beaucoup
plus puissante que dans d’autres pays.
Même avec la massification scolaire, il y a encore deux France dans le rapport aux études supérieures ?
Comme pour les revenus, il faut remettre certaines pendules à
l’heure. En France, 16 % de la population de plus de 25 ans a un diplôme
supérieur au niveau Bac + 2. Les classes moyennes du diplôme, c’est le
CAP ou le BEP, les pauvres, le certificat d’études. N’oublions pas que
plus de la moitié des 25-29 ans ne sont pas diplômés de l’enseignement
supérieur. Arrêtons de faire comme si c’était la règle. Le décalage est
total entre la façon dont on se représente la société chez les diplômés
et la société réelle : d’où notamment une incompréhension d’une partie
de la classe politique, dont le discours s’adresse à une poignée de bac +
5. Les autres ne comprennent pas son langage abscons.
Vous êtes vous-même assez critique sur le « déclassement »
social que connaîtraient les « intellos précaires » et plus généralement
les catégories diplômées…
Le discours sur la soi-disant précarisation en masse, les « intellos
précaires », est un discours de réassurance des diplômés. Refuser de
voir que les non-diplômés sont bien plus souvent concernés est une
manière de s’approprier la crise, de se placer parmi ses victimes et
d’occulter la valeur du diplôme.
Je ne veux surtout pas nier qu’il y a de vrais phénomènes de
déclassement pour certains diplômes universitaires : les niveaux
scolaires ne conduisent plus aux mêmes positions qu’hier. Comme pour les
revenus, ce qui compte est l’écart entre les aspirations et la réalité.
Au passage, c’est pour cela qu’il est totalement absurde de traiter les
Français de « pessimistes », comme le laissait croire un rapport de
France stratégie opposant la perception des inégalités par les Français à la « réalité ».
Le Bac + 5 ne vaut plus ce qu’il valait il y a vingt ans ou trente
ans : que la jeunesse diplômée déclassée ait du ressentiment, c’est
compréhensible. Mais il n’y a rien de commun entre la situation de ces
classes-là et celles d’en dessous qui n’ont pas de diplôme. Certes,
quand on part de rien et qu’on n’aboutit à rien, on tombe de moins haut,
mais on vit avec rien. On confond donc des parcours de vie qui n’ont
rien à voir en termes de statut et de position sociale, on mélange des
bac + 5, dont une partie va effectivement avoir des difficultés quelques
années avant de se stabiliser, et des sans-diplôme qui vont galérer une
grande partie de leur vie professionnelle et la terminer au niveau du
Smic. S’apitoyer sur le déclassement des diplômés de l’enseignement
supérieur est aussi une façon de ne pas parler de la vie des jeunes de
milieux populaires, de les rendre invisibles.
Comment expliquer cette focalisation sur le « malheur » des plus diplômés ? Est-ce le signe qu’ils vivent dans un « ghetto culturel », comme le formule Emmanuel Todd ?
Tout est une question d’accès à la parole publique : les bac + 5
peuvent se faire entendre, les autres beaucoup moins. La bourgeoisie
culturelle – horrifiée si on la qualifie de « bobo » – refuse absolument
de se voir bourgeoise, et tente de nier le rôle essentiel du titre
scolaire qui forme son capital. Elle manifeste bruyamment contre le
« grand capital économique », mais pour elle, ses titres ne sont pas du
capital. Il y a aujourd’hui un discours de classe des diplômés – elle a
toute une presse pour cela – qui occulte totalement la situation des
couches populaires pour se concentrer sur sa prétendue misère.
Arrêtons de nous cacher derrière notre petit doigt, on reste dans un
système de domination de groupes sociaux par d’autres. Curieusement, peu
de recherches se demandent qui est propriétaire du capital culturel,
comment ses membres le conservent, avec quelles stratégies scolaires
notamment. On le voit dès qu’on soulève la question de la
démocratisation de l’école : essayez d’assouplir un tout petit peu la
compétition scolaire ou de toucher à un cheveu de leur emblème, les
« grandes écoles », et la réaction est immédiate. Ces classes diplômées
ressortent leurs pancartes sur la complainte du niveau scolaire, en se
servant de pseudo-intérêts des classes populaires pour justifier leur
conservatisme. Le tour est joué.
Notons que les porteurs de pancartes sont autant de gauche que de
droite, qu’ils sont très organisés, et d’une violence à la hauteur des
enjeux pour eux : imaginez si leurs enfants n’étaient plus certains de
prendre leur place ! C’est tout l’ordre social qui serait alors
bouleversé. C’est pour cela que les candidats à l’élection
présidentielle n’ont aucun projet de refonte sérieuse de notre système
scolaire et ne proposent que des replâtrages.
Il existe une forme de consensus des conservateurs de tous bords pour
ne rien toucher au fond, pour ne pas transformer le système, se
contenter d’empiler quelques dispositifs, comme le nombre d’élèves par
classe, de donner un peu plus dans quelques quartiers, mais ne pas
toucher à la façon dont l’enseignement français est construit, à son
élitisme, à son côté extrêmement académique, où tout est dans
l’implicite pour les élèves, au système de notation sanction, etc.
Mais on va vous rétorquer qu’on vise l’excellence…
C’est tout le problème. Un système éducatif ne vise pas uniquement à
produire l’excellence, il forme tout le monde. Il faut renverser notre
mode de fonctionnement. L’école ne doit pas chercher seulement à
produire une élite soi-disant issue de tous les milieux (l’élitisme
républicain est un mythe depuis le début) mais à faire progresser tout
le monde, à ne laisser personne en chemin. Ce qui n’a rien
d’incompatible avec des filières plus poussées. Mais il faut accepter
d’en donner un peu moins à ceux qui ont déjà beaucoup et un peu plus à
ceux qui ont peu. Regardez comment se lamentent les parents
ultra-diplômés dès qu’un de leur enfants soi-disant « s’ennuie » à
l’école, et vous avez tout compris. Ou les tonnes de littérature sur nos
pauvres « surdoués ». C’est vrai que ceux qui dorment au fond de la
classe, tout est de leur faute. Comme en plus une partie est d’origine
immigrée…
La France a mis du temps pour ajouter les discriminations
(ethniques, de genre) au logiciel des inégalités. Quels constats
l’Observatoire fait-il sur le caractère pluriel des inégalités ?
Les inégalités se cumulent, et notre rapport donne toute leur place
aux inégalités entre catégories sociales, entre femmes et hommes, entre
Français et étrangers ou entre générations. Une femme noire originaire
d’un pays extérieur à l’Union européenne et de parents ouvriers n’est
pas dans la même situation qu’un homme blanc de plus de 50 ans.
Il y a également une lutte politique entre les formes d’inégalités,
on pourrait parler d’une inégalité entre les inégalités. Pour ne pas
voir les écarts de classe, on met en avant les « nouvelles inégalités »
de la France dite « post-moderne ». Très souvent, on s’inquiète de la
parité entre femmes et hommes en oubliant la précarité. Vive les femmes
au conseil d’administration du CAC 40, peu importe le temps partiel
contraint, massivement féminin. Les femmes touchent 10 % de moins que
les hommes à poste équivalent, tout le monde connaît ce chiffre. Mais
n’oublions pas que les femmes ouvrières gagnent trois fois moins que les
femmes cadres...
De la même façon, la mise en avant de la « diversité » sert souvent à
faire diversion par rapport aux inégalités sociales. Plus de femmes ou
de personnes de couleur dans les entreprises, cela ne remet pas en cause
leur mode de fonctionnement, ni la répartition des revenus dans la
société. On s’inquiète de l’égalité des « chances » pour mieux oublier à
quoi mènent ces « chances », comment sont construites nos sociétés,
leurs hiérarchies, les rapports de force qui s’y jouent. Tant que le
système n’est pas bousculé, il a tout intérêt à mettre en avant quelques
leurres. Ça ne mange pas de pain.
Il ne s’agit pas d’occulter la domination masculine, le racisme, les
discriminations et leur violence dans notre société. La femme noire dont
les parents sont ouvriers, elle subit aussi les conséquences du
racisme. Aujourd’hui, les immigrés sont une cible facile pour l’homme
blanc. Mais une forme d’inégalité ne doit pas en cacher une autre. Les
tensions importantes de notre société naissent dans le refus de voir la
situation de domination des catégories aisées, tant sur le plan des
revenus que du diplôme, sur le reste de la population. Ces gourmands ont
besoin de toujours plus de flexibilité à leur service. Ils risquent
pourtant une indigestion.
Propos recueillis par Jean-Laurent Cassely
Cet article est une reprise de l’entretien paru le 29 mars 2017 sur le site de Slate.fr.
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