Pauline Bureau, dont je suis le travail depuis plusieurs années, a écrit Mon coeur, pour le théâtre, sur ce même sujet, le scandale du Mediator, qui fut prescrit comme coupe-faim par des médecins peu scrupuleux. On dit que de 1976 à 2009, il a fait entre 1000 et 2000 victimes en toute connaissance du laboratoire Servier, fabricant de la molécule incriminée.
Cela étant, la responsabilité des médecins qui ont noté sur des ordonnances ce médicament en le détournant de son indication principale (le diabète de type 2) me semble extrêmement grave. Et j'irai même jusqu'aux pharmaciens qui, on ne le sait pas assez, sont soumis à des obligations de prudence. Ils doivent par exemple vérifier l'authenticité des ordonnances, leur régularité technique et conseiller l'utilisateur des médicaments.
C'est leur rôle de déceler le cas échéant des erreurs du médecin comme par exemple une contre-indication ou des posologies inadéquates. Ceci pour éviter de tragiques conséquences comme celles provoquées par la confusion entre deux abréviations. En cas de doute ou d'erreur le pharmacien doit dialoguer avec le médecin.
Je ne peux pas croire que la dangerosité du Mediator était ignorée à ce point. Il y a donc une énorme responsabilité collective et c'est important de la pointer. Pour que l'usager prenne conscience qu'une prescription, quelle qu'elle soit, n'est pas à suivre les yeux fermés, surtout quand on promet un produit soit-disant miracle. Mais tel n'est pas le sujet de mon article et revenons au théâtre.
Pauline Bureau a entrepris un travail magistral, de recherches, d'écriture, de mise en scène et le résultat est à la hauteur. C'est un spectacle engagé et engageant. On qualifiera cette forme de "théâtre citoyen" mais c'est d'abord et avant tout du "vrai" théâtre, qui résulte d'une réflexion dramaturgique et d'une direction d'acteurs exemplaire, empreinte de beaucoup d'humanité. On peut dire aussi sans faire de mauvais jeu de mots que la soirée est palpitante parce que le spectateur se trouve projeté par un savant dispositif d'ombres et de lumières au sein même de la machine judiciaire, sans manichéisme pour pointer les bons et les méchants. Car la réalité est plus complexe. Il est si important, quand un système déraille, que quelqu'un se lève et s'oppose. Le théâtre a la capacité d'être la caisse de résonance de ces personnes.
C'est un miroir qui est brandi face aux spectateurs, me rappelant, mais c'était il y a fort longtemps, le Palais de justice de Jean-Pierre Vincent, créé au Théâtre national de Strasbourg, qui migra ensuite un mois à l'Odéon. On a besoin que des artistes se saisissent de faits de société pour être amené à réfléchir et provoquer peut-être une évolution dans les pratiques.
La jeune femme s'était déjà dans le passé intéressée à une question de santé, avec La meilleure part des hommes, à la Tempête il y a 5 ans, avec des comédiens qu'on retrouve comme Nicolas Chupin et Marie Nicolle.
Ecoutons Pauline Bureau expliquer comment elle en est venue à Mon coeur : "J’écris l’histoire d’une femme qui contient un peu de chacune des personnes que j’ai rencontrées. Je l’appelle Claire Tabard. Elle est hantée depuis l’enfance par des problèmes de poids. Un médecin lui prescrit du Médiator après une grossesse et elle s’effondre sept ans plus tard devant son fils. Elle subit une opération à cœur ouvert. On remplace ses valves abimées par des valves mécaniques, ce qui lui laisse des séquelles et un traitement à vie. Son cœur est changé à jamais, son rapport aux autres aussi. Des années plus tard, elle comprend, en entendant la pneumologue Irène Frachon à la radio, que ces pilules avalées pour maigrir ont failli la tuer.
Commence alors un long chemin. Elle était malade, elle devient victime d’un empoisonnement. Ce statut de victime, ça lui donne des droits, celui de se battre, celui d’attaquer. Et c’est ce qu’elle va faire, accompagnée par Hugo, un avocat spécialisé en droit des victimes et par Irène, qu’elle appelle "sa guerrière". Dans ce chemin, elle se réappropriera son corps, mal aimé puis saccagé, et son estime d’elle même, abimée par une société qui impose des normes physiques drastiques tout en dévalorisant sans cesse notre désir d’y parvenir."
Claire Tabard est le nom d'un personnage. Celui d'Irène Frachon est la véritable identité de la première lanceuse de cette alerte. Il ne pouvait pas être changé et c'est un des points forts du spectacle que de ne pas être piégé ni par la fiction, ni par la réalité.
C'est elle (Catherine Vinatier) qui lance la représentation. La voilà devant nous, humble et déterminée dans sa blouse blanche et on est mal à l'aise de l'entendre dire "je serre les dents et je me redresse. Au 10 ème (malade) je comprends que je n'abandonnerai jamais. (...) colère et rage (...) des centaines de morts pour avoir voulu maigrir."
Le silence est de plomb. Vont se dérouler des scènes assez courtes, comme autant de diapositives qui retracent l'abominable histoire. On enchaine avec cet entretien entre Claire (Marie Nicolle) et son médecin (une femme) épuisée par la grossesse, l'accouchement et les 25 kilos qui sont restés. La solution arrive comme magique :
Je vous prescris du Mediator, en plus c'est remboursé. Elle est pas belle la vie ?On a envie de tiquer parce que justement, cela ne devrait pas, ... être remboursé, puisque prescrit hors indications thérapeutiques "remboursables". Je rappelle que c'est un anti-diabétique, et pas un remède conçu pour perdre du poids. Le "détail" est essentiel parce que la réplique du médecin empêche la patiente d'avoir un sursaut de conscience.
La video est très présente, comme elle l'est de plus en plus dans les spectacles conçus par Pauline Bureau. Je signale qu'elle est d'ailleurs nominée aux prochains Molières pour son excellent Dormir cent ans, théoriquement destiné à la jeunesse.La dramaturgie alterne très judicieusement des images (ah voici le Pokemon Piafabec ...) et des épisodes filmés en noir et blanc, comme la fête de Claire pour son vingt-cinquième anniversaire où elle apparait toute fine. On la verra heureuse avec son fils Max (formidable actrice Camille Garcia qui interprète plusieurs rôles d'ailleurs) et sa marionnette Monsieur Loup même si, déjà, Claire tousse un peu.
L'épreuve d'effort est une torture. Pour avoir déjà subi cet examen je sais qu'il peut devenir mortel dans des situations de cardiopathie très sévère. Claire n'a pas trente ans et son coeur a besoin de deux nouvelles valves.
Le violencelle se fait grinçant pendant la scène d'intervention chirurgicale, pensée avec réalisme sans trop forcer. Sur la toile de fond s'agite le réseau des artères tourmentées. On peut y voir des arbres étouffant dans une forêt profonde. Je vous ai fait une belle cicatrice se vante le chirurgien. Comme si tout était réglé ! On verra plus tard que ce soit-disant travail d'orfèvre a laissé une trace indélébile et mutilante de plus de 30 cm.
AFSSAPS barre la scène en énormes lettres, comme un rempart protégeant les laboratoires. Irène Frachon semble être en position de comparution à chaque fois qu'elle intervient auprès de cette instance qui fait autorité dans le domaine.On lui reproche d'alerter la terre entière pour "juste" 11 cas, certes concentrés dans le CHU de Brest, mais 11 ne suffisent pas à prouver la toxicité du produit pourtant retiré dans de nombreux pays. On invoque le besoin de recherches croisées, de réunion d'un groupe d'experts, de délais incompressibles. Tout cela, dit en voix off, distancie la prise en compte de la réalité mais fait tout de même furieusement froid dans le dos. Depuis les faits, l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé a changé de nom pour devenir l'Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé, ANSM, mais rien n'a bougé.
On entend par moments des battements du coeur.
Au troisième déplacement de la pneumologue, le taux de malades est monté à 70% mais on continue à ne vouloir aller ni trop vite ni trop lentement, et surtout à chercher à réfléchir à la communication. 300 000 personnes prennent du Mediator quotidiennement et il faut attendre parce que le principe dit de précaution protège le laboratoire, comme la présomption d'innocence protège un parent maltraitant son enfant tant que rien n'est prouvé, ou prouvable. Les dialogues semblent surréalistes : on a des comptes à rendre, dit l'agence. Certes, mais à qui ?
Combien de morts avant d'être autorisé à employer le mot de drame ? On pense à la chanson de Bob Dylan : the answer my friend is blowing in the wind ...
Retour chez Claire en 2010, désormais en fauteuil roulant. Le Mediator a été retiré du marché, point barre. Zéro explication. C'est que Servier pèse lourd avec 20 000 collaborateurs et 3,6 milliards de chiffre d'affaire. On ne donne pas le nombre de malades, encore moins celui des morts. On remarque beaucoup de non-dits dans la famille aussi, entre la mère et Max, seul avec la marionnette.
La chanson de Dany, Comme un boomerang, arrive à point nommé. Quand on pense qu'Etienne Daho l'a écrite en 2001 ... Suivra l'interview d'Irène Frachon par Laure Adler, sur France Inter qui sera sans doute réellement l'élément déclencheur. La scène se joue sur un praticable en hauteur, ce qui ajoute un effet supplémentaire. On est passé symboliquement à un autre niveau. La pendule du studio indique 21 h 52 et marque les secondes comme un compte à rebours.
21 mises en examen tenteront d'apporter des réponses à la vitalité de la corruption à l'intérieur de notre système de santé .... quand tous les procès auront eu lieu (ce qui n'est pas encore le cas). Le frisson parcourt les spectateurs quand Laure Adler demande à Irène Frachon si elle accepte de prendre en ligne une auditrice. On est au théâtre et pourtant on est propulsé dans le vrai concret :
- Alors c'est sur que c'est ça qui m'a rendue malade ? Pas possible d'être aussi conne, soupirera Claire.
- Un médecin vous l'a prescrit, répond la pneumologue, dédouanant la responsabilité de la patiente.
Scène du mariage de la soeur de Claire (Rebecca Finet). Crise de l'enfant quand il voit sa mère à terre. La mise en scène évoque l'effondrement d'un plafond dans la brume.
Troisième temps, le procès. L'avocat (Nicolas Chupin) explique la procédure. Claire Tabard va devenir un cas d'école. Elle devra reconnaitre qu'elle n'a arrêté de prendre du Mediator qu'à partir du jour où elle ne l'a plus trouvé en pharmacie. Malgré sa honte des coupe-faim, sa terreur de ne pas y arriver sans. Et on voit la comédienne avancer symboliquement sur un espace, comme sur une corde raide, de nouveau à plusieurs mètres au dessus du sol.
Etre indemnisé ne répare pas. C'est juste une petite pierre pour se reconstruire. Et depuis 2013, le Droit des victimes est de donner un prix à la vie. La première personne que l'avocat doit convaincre c'est Claire elle-même que dans son cas, attaquer relève de la légitime défense. Sans la détermination de personnes comme lui (et comme Irène Frachon) les victimes n'auraient jamais trouvé l'envie ni le courage de se battre contre plus gros qu'eux.
Claire Tabard intervient de dos, mais on la voit de face car elle est astucieusement filmée. Silence dans la salle quand elle fait écouter aux membres de la commission chargés d'évaluer son préjudice le bruit permanent que font ses valves mécaniques et qu'on comprend que pour s'endormir il lui faut chaque nuit laisser la télévision allumée pour les oublier. L'émotion est forte encore en entendant à la fin de la représentation "Den Tod" de la Cantate 4 "Christ lag in Todesbanden" de J.-S. Bach. Parce qu'on sait que ce scandale sanitaire toujours pas été jugé.
Pauline Bureau a réussi le tour de force de créer un spectacle qui ne se réduise pas à une leçon de morale et qui ne bascule jamais dans le pathos. N'allez surtout pas croire que l'atmosphère est plombante. Il arrive qu'on reçoive un uppercut mais on rit aussi, souvent, comme dans la vie.
Aux saluts on ne compte que 8 comédiens et on se demande comment leur performance a pu être possible, nombreux étant ceux qui ont joué plusieurs rôles sans qu'on y prenne garde. Le spectacle a été longuement applaudi par des spectateurs majoritairement debout, sans qu'on remarque un seul "bravo" qui aurait résonné avec incongruité.
Quelqu'un est sorti bouleversé, me disant si j'étais juge (sous-entendu du spectacle) je mettrais 10 sur 10 ! Imaginez maintenant, tout est envisageable, que cette personne travaille dans ce laboratoire, et soit chargé de promouvoir les médicaments de demain, que cette personne ait la passion de son travail mais qu'elle l'exerce avec conscience, et parfois un tempérament à la Frachon, et que peut-être le cours de sa vie se trouvera impacté par cette soirée ... et par voie de conséquence celle de futurs patients ... ce ne serait pas un petit bénéfice.
Mon coeur est un spectacle qui fera date. Si vous êtes parisien et que vous l'avez manqué aux Bouffes du Nord vous pourrez aller le voir à Chatillon le 21 avril, ou à Chevilly-Larue le 28. Il ne faut pas manquer un tel rendez-vous. Ni d'ailleurs, le Serment d'Hippocrate dans un registre apparemment moins tragique.
Mon coeur de Pauline BureauAvec Yann Burlot, Nicolas Chupin, Rébecca Finet, Sonia Floire, Camille Garcia, Marie Nicolle, Anthony Roullier et Catherine VinatierDramaturgie Benoîte Bureau - Composition musicale et sonore Vincent Hulot - Scénographie Emmanuelle Roy - Costumes et accessoires Alice Touvet - Perruques Catherine Saint Sever - Lumières Bruno Brinas - Vidéos et images Gaëtan Besnard - Collaboration artistique Cécile ZanibelliRégie Vidéo Christophe ToucheCréation le 28 février 2017 au Volcan, Scène nationale du HavreDu 16 mars au 1 avril 2017 au Théâtre des Bouffes du Nord - 37 (bis), bd de La Chapelle, 75010 Paris - 01 46 07 34 50Du mardi au samedi à 20h30, Matinées les samedi à 15h30Puis en tournée :5 et 6 avril 2017 - Merlan, Scène nationale de Marseille21 avril 2017 - Théâtre à Chatillon25 avril 2017 - La Garance de Cavaillon28 avril 2017 - Théâtre de Chevilly-Larue12 mai 2017- Théâtre Roger Barrat d'Herblay16 et 17 mai 2017- Quartz, Scène nationale de BrestD'autres dates suivront en 2018/2019
© photos de répétitions du spectacle crédit Pierre Grosbois.