Europa Operanda. Ludmila Tcherina

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

UN ACTE CONTINU DE CRÉATION
par Roger GARAUDY
Au commencement était la danse, synthèse de la musique et de la sculpture, que Ludmila Tcherina [voir sa biographie en fin d'article-NDLR] n'a jamais rompue. Synthèse aussi de l'érotisme et de la mystique, où l'amour humain est le livre où se déchiffre l'amour divin, dans le Cantique des cantiques comme dans la possession sacrée des Bacchantes de la Grèce ou les rites du vaudou. Dans l'art de Ludmila Tcherina, l'on ne peut découper ni des périodes, ni des formes d'expression, la danse, le théâtre et le cinéma, la peinture ou la sculpture : son oeuvre est son seul poème, une même célébration de la Vie totale et grande. Béjart disait prophétiquement, en 1961 : "Allier la danse et l'immobilité. Tcherina est là". J'ajouterai : là est le sortilège. L'un de ses tableaux au pastel, Salomé, est un moment de la Danse des sept voiles qu'elle exécutait dans le film. Ce n'est pas un "arrêt sur image" : sa magie est de capter le mouvement de la vie, non pour le figer comme un destin, mais pour l'éterniser comme l'acte continu de la création. Sa sculpture d'aujourd'hui est un noeud de forces, chargé, sous haute tension, de l'envol de possibles futurs. L'abstraction n'est pas ici désir de s'évader d'un monde réel "devenu irrespirable", comme disait Kandinsky, pour recréer le spirituel ; c'est au contraire l'extatique vouloir de ne saisir que l'essentiel : au-delà de l'être, l'acte qui l'a créé, et l'élan qui le porte au-delà de lui-même.

Ludmila Tcherina à côté de son oeuvre (photo dossier de presse)

Cette femme de bronze est toutes les femmes : la déesse-mère en l'abstraite nudité du divin que ne limite aucun visage particulier. Elle évoque ces masques africains, condensateurs d'énergie, que la danse sacrée, exécutée sous ce masque, irradie dans la communauté. Est-elle Eve ou Aphrodite ? ou le mythe éternel de l'amour créateur ? Je ne puis imaginer Aphrodite, née de la mer et de ses houles que sous les traits et l'oeuvre de Tcherina : "l'éternel féminin" de Goethe, dont on aime toujours ce qu'il est en train de devenir et ce qu'en nous il éveille et métamorphose. Ses ellipses qui l'auréolent n'ont que l'apparente fixité des étoiles dans le ballet cosmique de leur invisible giration. Un même mouvement : celui des astres et celui de l'étreinte d'amour.
Ce bronze, dans toutes les incandescences de ses coulées et de ses couleurs, est cette transmutation de la matière en esprit et de l'esprit en matière qui s'appelle "la grâce", au double sens indivisible de la beauté et de la foi. Il porte, en sa floraison suprême, l'oeuf d'or, symbole, en son rayonnement, de toutes les naissances, de toutes les croissances, de toutes les incessances de la création. Au delà du Tunnel, creusant à la fois la mer et les millénaires, est-il célébration plus haute du mariage de deux continents et de la transhumance de leurs rêves ?
Roger Garaudy Dossier de presse de la manifestation du 20 juin 1995
*** UNE SCULPTURE POUR UN TUNNEL
par Ludmila TCHERINA
Texte du dossier de presse


Le percement d'un tunnel sous la Manche est une idée simple et impérieuse. Mais ce rattachement physique de l'Europe à sa plus grande île appartient à un monde intemporel, transcendant et mythique. En effet, la mise en oeuvre de l'idée a fait appel à des complexités technologiques qui l'ancrent dans la matière, dans notre temps, et qui en font l'une de ses grandes réalisations. Cependant, entre l'évidence du concept et sa concrétisation, se déroule le processus de forces créatrices des génies humains. C'est la symbolisation de ce mystérieux processus entre esprit fécondant et réalisation que j'ai voulu approcher avec cette sculpture, qui met face à face le concepteur et l'oeuf primordial de sa création naissante. Cette réflexion réciproque entre les questions et les réponses, les problèmes et leur résolution, constitue le moteur de la recherche. C'est pourquoi, à l'immobile sérénité de la forme, j'ai voulu opposer la dynamique des lignes, l'obligation de leur propre dépassement. Au-delà, j'ai souhaité que s'inscrive, dans la forme et les éclats du métal, un symbolisme lyrique qui joue, comme en poésie, sur le pouvoir fécondant des mots sur la matière. Si l'Europe est un continent féminin, son oeuf est une île, et le bras de mer qui les lie l'un à l'autre est aussi le bras d'une mère. Ce personnage de femme est une sorte de déesse-mère, divinité mythique souterraine et sous-marine. Sa fécondité capte, canalise et berce les énergies sous une voûte en berceau, avant de l'envoyer dans le monde manifesté du grand jour. Cette image maternelle de la voûte et du berceau est aussi la stricte définition du tunnel, ou de la tonnelle, deux mots que l'anglais et le français s'échangent depuis longtemps. Il n'est pas indifférent non plus que le mot Channel qui désigne ce bras de mer, définisse aussi l'action de captation, de concentration, de canalisation d'une énergie créatrice. Enfin, au plan du langage des formes, ma recherche a porté sur une adhésion au monde contemporain et à ses réalisations technologiques. De plus en plus, les contraintes des grandes réalisations techniques imposent des formes épurées qui tendent à l'incarnation des forces, d'ondes, de poussées. Les jambes repliées de la femme sont tendues dans une forme pleine comme la proue d'un navire, ou le carénage d'une motrice de train. Les trois arceaux sont l'expression de l'ellipse qui doit répondre aux pressions de la terre et de l'eau sur une voûte. Ils sont aussi la matérialisation des déplacements d'ondes dus à la vitesse. Et l'ensemble joue sur les effets contrastés de la souplesse et de la puissance, facteurs déterminants pour qui défie la résistance des matériaux. J'ai tenté par cette oeuvre une traduction dynamique et simultanée du triple langage de la création : une conception intellectuelle, transcendée par la poétique symbolique et aboutie dans une forme technologique.
Ludmila Tcherina
Dossier de presse pour la présentation de la sculpture le 20 juin 1995

BIOGRAPHIE DE LUDMILA TCHERINA
Danseuse étoile et chorégraphe des Grands Ballets de Monte-Carlo à l'âge de quinze ans, Ludmila Tcherina fut la plus jeune étoile de l'histoire de la danse. Elle danse tout le répertoire classique dans les théâtres lyriques du monde entier, et notamment à l'Opéra de Paris, au Bolchoï de Moscou, au Théâtre Kirov de Leningrad, à la Scala de Milan ou au Metropolitan Opéra de New York. Lifar, Balanchine, Petit ou Béjart créent avec elle de nombreux ballets. Au théâtre, après À la mémoire d'un héros de Lifar, sur une musique de Beethoven, où elle interprétait Bonaparte, c'est à l'Opéra de Paris, dans le Martyre de saint Sébastien de d'Annunzio et Debussy, qu'elle donne, dans le rôle-titre, toute sa mesure, non seulement comme danseuse, mais aussi comme mime et tragédienne. Son interprétation de Jeanne au Bûcher de Claudel et Honegger, au Théâtre des Champs-Elysées, a été tout aussi marquante. Convaincue de la globalité de la création artistique, elle conçoit l'idée d'un Théâtre Total et fonde sa propre compagnie. Cette conception trouve son épanouissement aussi bien dans le ballet-drame de Raymond Rouleau, les Amants de Teruel, que dans le Feu aux poudres, unique ballet signé par Jean Renoir Pour le cinéma, Ludmila Tcherina tourne dix-huit films ; elle s'impose particulièrement aux côtés de Louis Jouvet dans Un revenant puis dans les Chaussons rouges, et dans les Contes d'Hoffmann, pour lequel elle obtient un oscar d'interprétation aux Etats-Unis. Elle porte les Amants de Teruel de la scène à l'écran. Ce film, sélectionné officiellement, représente la France au Festival de Cannes de 1962 et est couronné à New York par le Prix de la Critique. Ludmila Tcherina tourne également de nombreux films de télévision, parmi lesquels : Salomé, comme danseuse et tragédienne, la Dame aux camélias, comme comédienne, et la Reine de Saba, comme danseuse et tragédienne, rôle pour lequel elle a obtenu le prix d'interprétation au Festival de Monte-Carlo. Ecrivain, elle a publié deux romans aux Editions Albin Michel : l'Amour au miroir, paru en 1983, évoquant le monde de la danse, qui fut un best-seller, et la Femme à l'envers, sorte d'opéra barbare, en 1986. Peintre et sculpteur depuis sa jeunesse, elle expose dès les années 60 dans toutes les grandes capitales. A Paris, son exposition à l'Hôtel de Sully, parrainée par André Malraux, et l'exposition autour de son Dynamogramme où elle alliait peinture et danse au Centre National Georges Pompidou, ont fait découvrir sa théorie de l'Art Total dont tous les aspects naissent du souffle et du mouvement. En 1991, parrainée par la Fondation de l'Europe des Sciences et des Cultures, Ludmila Tcherina conçoit et réalise Europe à Coeur, une sculpture monumentale officiellement choisie par la Communauté Européenne pour symboliser l'Europe unie. Dévoilée au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris en mars 1992 puis exposée devant le Pavillon Européen à l'Exposition universelle de Séville, elle a trouvé sa place définitive au Parlement Européen à Strasbourg au printemps 1994. En 1994, elle conçoit et réalise EUROPA OPERANDA pour Eurotunnel. Le prototype a été présenté à Sa Majesté Elisabeth II, Reine du Royaume Uni, et à Monsieur François MITTERRAND, Président de la République Française, le 6 mai à l'occasion de l'inauguration du Tunnel sous la Manche. Cette sculpture monumentale en bronze trouvera sa place définitive sur le Terminal Français d'Eurotunnel pour symboliser l'esprit de création du Tunnel sous la Manche et la construction européenne.


  [Extraits et photos: dossier de presse de la présentation du 20 juin 1995]

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