Faut-il parler d’une dimension politique de la poésie ? On le pourrait, tant l’enjeu écologique qui tient le livre est fort, manifeste, et in fine collectif, politique. Mais à trois conditions : 1) couper le lien traditionnel entre poésie politique et lyrisme engagé (cf. par exemple Laurent Grisel dans Climats, pour rester sur le terrain poésie/écologie) ; 2) considérer que le diagnostic objectif d’un état de fait équivaut à l’appel de l’auteur à lutter activement contre cet état de fait ; 3) mesurer combien l’écriture poétique reste ici insoumise à toute propagande et maintient sa propre exigence esthétique.
Le titre Théorèmes de la nature pose une articulation autant qu’une tension entre concret et abstrait, science et réel, monde et pensée. Il laisse attendre une priorité donnée à la réflexion sur l’émotion. Le court texte de présentation en 4° de couverture précise un peu les choses : le terme de « nature » est repris à travers celui d’écologie, et l’auteur indique que « l’affect n’a pas disparu, il a minci et changé de lieu ». La tonalité des poèmes est impersonnelle, objective ; le « je » n’apparaît que très rarement (pp 37, 108, 109…). L’émotion s’est déplacée en amont du livre ; elle n’est plus son objet mais sa cause, on imagine une angoisse et/ou une colère face à la situation écologique d’époque. Dans le titre, la « nature » pouvait sembler renvoyer à la nature éternelle : or celle-ci n’existe plus, tout comme l’éternité a laissé place à l’histoire courte. Dans les poèmes, le terme de « nature » est peu utilisé mais à des moments décisifs, et il s’accompagne d’un ancrage temporel fortement marqué pour indiquer combien, face à la longue durée des espèces et de la géologie, l’impact de notre brève période (XX° – XXI°) est destructeur et dangereux (pp 24, 45, 107, 130…). Car si Jean-Patrice Courtois ne dramatise pas, ne joue pas sur les grandes orgues d’une poésie-catastrophe, c’est bien une apocalypse écologique insidieuse qu’il « documente » froidement, page à page. Les forces destructrices sont planétaires (« l’événement-colosse » p 26, « le poulpe de puissance » p 34) ; la menace progresse par enchaînements et accumulations qui, dans certains secteurs, ont déjà atteint le point de non-retour : « il est tard depuis longtemps. La chimie impossible du glucose ne refait pas les flores d’écorce et de bulbes tels qu’en leur site les aura formés l’espace des lieux. » (p 115). Il n’y a donc plus d’assurance-vie générale, à terme : « la vie en tant que vie jamais n’a disparu. Pour le moment c’est vrai. » (p 85).
Or, face à cette situation, l’humanité semble rester inerte et laisser les choses suivre leur cours, comme si elle avait perdu son instinct de survie, son flair animal, cette façon de sentir le danger qui permet de l’éviter. « La peur la vie la peur la vie je sens donc je vis dit la souris cogito. » Mais « l’espèce humaine s’est déshabillée de son nez » (p 27), « l’animal politique perd son nez d’olfaction directe dans le temps qu’il fabrique la mort inodore » (p 24). Il conviendrait donc de renouer avec cette peur et cette part animales pour réagir, mais le poète reste pessimiste quant à une telle prise de conscience active pour modifier la donne globale : « Il va être difficile d’imiter les animaux. » (p 14), « Humains et poissons ne se parlent plus depuis leur séparation millionnaire » (p9).
Le pluriel de « théorèmes », dans le titre, laisse attendre une collection de textes plutôt qu’un traité construit ou un discours suivi. De fait, le livre se présente comme une succession de proses courtes, d’une à une dizaine de lignes par page : pas de chapitres, pas de titres intermédiaires… 141 blocs de texte indépendants mais unifiés par une seule question centrale, l’écologie, et une logique subtile d’organisation du livre. Ce principe simple donne au poète la possibilité à chaque page de varier l’angle d’attaque, de bouger la distance par rapport à son objet, et cela lui laisse une large liberté dans le mode de traitement de chaque théorème. Au fil du livre, c’est pour le lecteur toute une thématique écologique qui se constitue, avec beaucoup d’exemples ; mais ce sont bien des lois générales qui sont extraites du réel, elles valent donc généralement, au-delà du cas particulier qui a donné lieu à leur extraction et formulation. Dans le tout « terre air eau » (pp 48, 65, 112…) la circulation des causes et des effets impose l’écologie comme une question globale et non une série de problèmes que l’on pourrait traiter séparément. Au fil des pages, et sans ordre sinon celui d’une accumulation convergente et mortifère, on voit se constituer des pôles de réflexion, par exemple autour des océans : leur métallisation (p 53), la submersion des îles (p 90), la pollution par la pisciculture (p 61), la destruction du littoral (p 59), les plates-formes pétrolières en eau profonde (p 62) … La disparition, en cours ou déjà effective, d’espèces animales devrait aussi être un signal d’alerte : papillons (p 51), loutres (p 47), tortues marines (p 45), ours (p 58) … On mesure aussi combien cette destruction est insidieuse, par empoisonnement lent des chaînes alimentaires par exemple (p 50), ou par introduction humaine d’éléments dont on ne peut mesurer les effets à terme sur l’évolution (les nano-particules, p 75). Au bout, et sans que l’auteur ait besoin de faire une synthèse didactique et morale, on comprend bien que cette situation écologique est le produit direct d’une société consumériste (p72), fondée sur le couple exploitation/profit (p20) sans frein ni souci de futur.
On l’aura compris, si le poème demeure dans ce livre travail original de langue et de forme, il est tout autant porteur d’un appel à l’éveil et à un prise de conscience de l’urgence de la situation, car « il n’y aura pas de cachette » (p 58). Alors, celui qui veut rester sans nez peut continuer à respirer le roussi, mais, à l’évidence, la maison brûle.
Antoine Emaz
Jean-Patrice Courtois, Théorèmes de la nature, Éditions NOUS, 150 pages, 18€