CHAPITRE 34
A peine mirent-ils un pied dans le couloir glacial qu’ils tombèrent presque nez-à-nez avec la domestique, une lampe dans une main, du linge propre dans l’autre.
— Monsieur le Maire a pensé que vous aimeriez vous changer, expliqua-t-elle en présentant une chemise blanche aussi élégante que feues celles de Gabriel et une veste d’intérieur de velours noir.
— C’est très aimable de sa part : il est vrai que je ne suis pas riche en vêtements de rechange en ce moment.
Ce disant, Gabriel coula un coup d’œil en direction de l’adolescente qui feignit de ne rien avoir entendu et de se découvrir une nouvelle passion pour les portraits réalistes qui les observaient. Sa tâche accomplie, la vieille femme s’éloigna de son pas lent et -Rose l’aurait juré- plus courbée d’heure en heure.
— Ne bouge pas de là : j’en ai pour une minute, annonça Voltz.
En le voyant s’éloigner dans le boyau plongé dans la pénombre, Rose réalisa que la chambre qui lui avait été préparée était beaucoup trop éloignée de la sienne. La chose lui sembla d’autant plus inconcevable qu’il n’était que 17 heures et que cette maison était déjà plongée dans le noir. Instinctivement, ses jambes se mirent en mouvement et trottinèrent jusqu’à ce qu’elles emboitent parfaitement le rythme de l’immortel qui la précédait. Constatant le manège de la jeune fille, celui-ci se retourna de manière si brusque qu’elle manqua de le percuter. Devant sa tête de gamine apeurée par le noir, il tenta une expression sévère pour camoufler son amusement.
— Tu as un problème manifeste avec le verbe « ne pas bouger ». Il y a une raison obscure à ce phénomène ou juste une envie de me contredire ?
— Je pense que c’est vous qui avez un problème de compréhension. Ne me dites pas que vous n’avez pas remarqué qu’à chaque fois que vous me dites de ne pas bouger, je finis toujours par faire une ânerie. Vous devriez le savoir ! Alors pourquoi vous vous obstinez ?
La logique « rosienne » dans toute sa splendeur… Gabriel secoua la tête de dépit et leva les yeux au plafond. Toute réplique était inutile. Il capitula et rejoignit sa chambre, talonné de près. Les appartements qui lui avaient été attribués étaient bien plus spacieux que ceux de Rose, mais tout aussi sobres. Les meubles sombres contrastaient avec la blancheur bienvenue des murs. Les seules touches de couleur étaient apportées par les tentures d’un rouge vermeille aux fenêtres et entourant le lit à baldaquins. Là aussi, un feu crépitait dans une cheminée au manteau de marbre.
Après une brève inspection des lieux, Gabriel jeta les vêtements propres sur le lit et déboutonna les siens sans prendre la peine d’en avertir sa protégée restée près de la porte derrière lui. Sa réaction prévisible ne se fit pas attendre. Le raclement de gorge embarrassé qui lui échappa arracha un sourire torve à l’immortel. Tête basse et le regard détourné, elle se hâta d’approcher de l’une des fenêtres pour en admirer la vue. Finalement, elle aurait peut-être été plus à l’aise dans le couloir hanté, se dit-elle en tâchant de percer l’obscurité qui s’était abattu rapidement dehors. La chambre, contrairement à la sienne, donnait sur une partie de la cour éclairée par des lampes pendues aux poutres des dépendances qui bordaient la propriété. Elles n’étaient qu’à une vingtaine de mètres de la bâtisse principale, mais la neige en avait effacé tous les contours. Rose ne pouvait voir que ces halos lumineux chahutés par le vent. L’un d’eux, porté par une silhouette masculine qui se dirigeait vers les dépendances attira son attention. Sans doute l’un des domestiques des lieux en déduisit-elle en le voyant s’engouffrer dans le bâtiment, secouant sa casquette pour en chasser la neige collante.
— La dernière victime, Joseph, il me semble que tu l’as croisé à l’auberge le lendemain de notre arrivée. Un homme d’une cinquantaine d’année… une balafre sur la joue… Tu te souviens s’il a dit ou fait quelque chose ce jour-là ?
Rose se détacha de la fenêtre. Derrière elle, elle entendit l’eau d’un broc se déverser dans une vasque.
— Oui… C’est celui qui a dit que la bête ne partirait que quand elle aurait fini ce qu’elle avait à faire ici. Je vous avais même fait remarquer que cette réflexion était étrange.
Rose se retint de ne pas se retourner pour affronter l’immortel. Des picotements d’agacement commençaient à lui chatouiller les narines. Ne se moquait-il pas d’elle à la fin ?
— Et vous, vous vous souvenez de m’avoir envoyée promener quand je vous en ai parlé ? Pourquoi est-ce que subitement vous vous intéressez à ce que vous raconte alors que jusqu’à présent vous n’y avez jamais porté foi ?! s’agaça-t-elle.
Debout devant la vasque dont l’eau s’était teintée du sang d’Annwenn, Voltz serra les mâchoires. S’il ne se montrait pas plus prudent, la gamine finirait par comprendre que quelque chose n’allait pas.
— Parce que je piétine dans cette affaire et que nous n’avons plus beaucoup de temps, admit Gabriel.
Ce n’était certes pas la véritable raison, mais c’était la pure vérité.
— Plus beaucoup de temps ? A cause de Varga ?
L’angoisse supplanta la gêne : Rose fit volte-face. Elle le regretta aussitôt. L’immortel lui tournait le dos. Interdite face à la vision qui s’imposa brutalement à elle, elle resta un moment éberluée, la bouche stupidement ouverte. Toute la surface de son buste n’était que lacérations et brulures plus ou moins profondes. La croix cerclée, qu’elle avait déjà vue sur les documents apportés par Varga, marquée au fer rouge sur son épaule droite lui donna la nausée. C’était donc cela les conséquences lorsqu’on défiait la Sainte-Vehme ? Quand Gabriel, conscient du regard de l’adolescente sur lui, fit un mouvement pour se retourner, Rose se détourna rapidement et feignit d’observer encore les extérieurs. Elle ne put toutefois contrôler la brusque émotion qui la saisit. Bien qu’elle ne fût en rien responsable de ce qu’il avait déjà subi, elle ne put s’empêcher de penser à ce qui se passerait si Varga venait à intervenir dans le village en dépit des règles. La gorge douloureusement nouée, elle se mordit la lèvre à s’en faire mal. Aucun mot ne parvint plus à sortir de sa bouche. Aucune réponse à sa question ne lui parvint non plus. Son silence lui fit comprendre que son indiscrétion n’était pas passée inaperçue. Elle entendit le froissement de la chemise qu’il était en train de revêtir avec, elle le devinait, des gestes brusques, puis ses pas qui s’approchaient lentement.
— Les habitants ne vont pas se laisser berner aussi facilement. Ils ont fait mine d’être convaincus par mon histoire de fauves, mais sont déjà en train d’organiser des rondes autour du village alors que je leur ai expressément demandé de ne pas s’aventurer dehors. Si les esprits s’échauffent, Varga aura toute légitimité pour intervenir. C’est son rôle.
Son reflet apparut sur les vitres. Puis, ses mains vinrent se poser sur ses épaules crispées pour la faire pivoter. Le visage de l’immortel était si marqué par la fatigue et la lassitude qu’elle ravala toutes les questions qui lui brûlaient les lèvres au sujet de tortures manifestes qu’il avait subies. Mais contre toute attente, ce fut lui qui prit les initiatives des réponses.
— Une tentative absurde d’approcher au plus près du cœur de la Confrérie pour obtenir des réponses sur mon passé, expliqua-t-il en s’attelant à remettre de l’ordre dans ses boucles aussi peu enclines à se plier à une quelconque entrave que leur intrépide propriétaire. Je ne sais pas où se trouve leur siège. J’espérais que le fait de briser quelques règles me conduirait devant le Comte. Je me suis trompé. Je n’ai eu le droit qu’à leur tribunal et à quelques mois dans leurs cachots à bénéficier de leur programme de « remise sur le droit chemin ».
— Ce Comte sait d’où vous venez ?
— Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, tu avais raison à propos de Joseph, changea-t-il brusquement de sujet en serrant le ruban en queue de cheval autour de ses cheveux. J’étais persuadé qu’il en savait plus que ce qu’il voulait bien dire et ce que tu viens de me rappeler me le confirme.
— Je viens de voir quelqu’un rentrer dans les bâtiments en face. Les domestiques y sont peut-être logés.
De son pouce, elle désigna par-dessus son épaule les dépendances. Gabriel regarda par la fenêtre et acquiesça.
— On va aller y jeter un coup d’œil.
Rose ne se fit pas prier pour quitter l’étage et rejoindre le rez-de-chaussée malgré tout plus accueillant. Le manoir semblait endormi et désert. Il n’émettait par moments que quelques grincements de bois ou sifflements d’air s’engouffrant dans la bâtisse par les fenêtres vieillissantes. Arrivé dans le vestibule, Gabriel chercha leur hôte et ne fut pas long à le trouver. Par les portes coulissantes fermées du salon s’échappa un tintement de verre. Voltz entrouvrit les panneaux et découvrit le Maire en plein recueillement devant une carafe de cognac bien entamée. Il ne s’aperçut pas immédiatement de la présence de son invité et avala d’un trait le verre qu’il venait de se servir. Une grimace chiffonna un peu plus son visage ravagé.
— Joignez-vous à moi, monsieur Voltz ! lui proposa-t-il quand Gabriel ouvrit les portes.
— Plus tard… J’aimerais inspecter les appartements de Joseph.
L’information mit un temps certain à parvenir à se frayer un chemin dans le cerveau embrumé d’alcool de Le Kerdaniel. Ce dernier, avachi contre le dossier, prit le temps d’avaler un autre verre avant de répondre laconiquement :
— Faites comme chez vous, l’invita-t-il d’un geste vague de la main.
Il n’était de toute évidence plus en état de réfléchir. C’était pour le moins embêtant. Gabriel avait également bon nombre de questions à lui poser pour comprendre pourquoi il était la cible de cette chose. Ivre comme il l’était, il allait devoir remettre à plus tard son interrogatoire.
— Où se trouvent-ils ? soupira Gabriel.
— Je vais vous y conduire, annonça une voix provenant d’un coin sombre du vestibule.
Il ne s’agissait que de la domestique, mais au grand dam de Gabriel elle parvint à faire sursauter Rose. La vieille femme ne s’en rendit pas compte, mais il ne put s’empêcher de lancer à la jeune fille un regard lourd de reproches auquel elle répondit en guise d’excuse par une grimace contrite.
— Nous vous suivons, accepta Gabriel en l’invitant à ouvrir la marche.
Dehors, ils furent surpris par la violence de la tempête. En une heure à peine, la neige avait déjà tout recouvert et leurs bottes s’enfoncèrent dès le perron dans plusieurs centimètres de poudreuse qui crissa sous leurs pas. Le vent, toujours de la partie, rendit la traversée de la cour d’autant plus pénible. Pour un peu, Gabriel aurait volontiers porté la domestique jusqu’à bon port tant elle se trainait et peinait à avancer. Une fois, sous le haut-vent qui protégeait l’entrée des dépendances, elle leur indiqua l’emplacement de la chambre de Joseph. Les appartements du fidèle serviteur du Maire se situaient sous les combles auxquels on accédait par un escalier étroit à l’extérieur de la bâtisse. Une fois, la porte de sa chambre ouverte, Gabriel et Rose s’y engouffrèrent sans hésitation pour échapper à la tempête. En peu de temps, ils avaient été recouverts d’une couche de neige glacée qui s’accrochait à leurs vêtements. Voltz leva devant eux sa lampe restée allumée par un prodigieux miracle qu’il ne s’expliquait pas.
Le moins que l’on pouvait dire était que l’ancien légionnaire n’avait pas perdu le coup de la frugalité de l’armée. L’endroit était plus que spartiate. Une simple paillasse sur des planches de bois surélevée en guise de lit, un minuscule bureau, une malle étaient tout ce qui composait son univers.
— L’inspection va être rapide, constata Rose qui grelottait de froid dans cette pièce dépourvu de source de chaleur.
Gabriel s’avança au milieu de ce qui devait être un grenier aménagé. La pente du toit arrivait à quelques centimètres seulement des murs latéraux si bien que l’on ne pouvait se ternir debout sans être gêné par les poutres que dans un espace réduit au centre de la pièce. Voltz posa la lampe sur le bureau et entreprit aussitôt la fouille minutieuse des tiroirs. Sans attendre son feu vert, et pour ne pas finir frigorifiée sur place, Rose l’imita et fourra son nez dans la malle au pied du lit. Elle fronça le nez dès qu’elle en ouvrit le couvercle. Une odeur désagréable de linge sale mêlée à l’humidité s’en échappait. Elle souleva du bout des doigts une à une les fripes du légionnaire et les lâcha au dessus du sol à grand renfort de grimaces et d’expressions de dégoût. Ils œuvrèrent ainsi dans un silence quasi religieux, tout juste troublé par les courants d’airs qui s’immisçaient par les tuiles disjointes du toit.
Mais au bout d’un quart d’heure, il n’y avait plus rien à inspecter. Assise sur le lit, le menton calé dans ses paumes, Rose regardait Gabriel faire les cent pas en silence, les poings sur les hanches et le regard contrarié de celui qui avait la sensation de perdre à nouveau son temps. Son manège dura suffisamment pour que Rose se surprenne à compter le nombre de pas qu’il lui fallait pour aller de la porte au lit sur lequel elle se trouvait. Sept exactement avec un grincement de parquet sur le cinquième en partant de la porte. La jeune fille soupira et bailla à s’en décrocher les mâchoires. La journée avait été rude et, à cet instant, au milieu de cette pièce bourrée de courants d’air et mal odorante, elle ne rêvait que d’un bon repas et d’un lit douillé. Mais n’importe où sauf dans la maison des Le Kerdaniel.
— Et si on rentrait en ville ? On ne trouve rien et le Maire est bourré comme un coing, proposa-t-elle en connaissant par avance la réponse.
Gabriel stoppa ses va-et-vient à deux pas d’elle et, alors qu’elle s’attendait à ce qu’il l’envoie paître, la regarda au contraire avec mansuétude.
— Tu devrais être au fond d’un lit au lieu de me coller comme une sangsue. Comment va ton dos ?
Rose se redressa, un peu surprise de se rendre compte que la douleur était devenue si insignifiante qu’elle avait fini par l’oublier. Elle roula des épaules. Cela tirait encore légèrement, mais étant donné que deux jours plus tôt elle était incapable de bouger sans hurler, c’était tout simplement miraculeux.
— Ca me tue de le dire, mais les onguents et les potions de votre sorcière sont diablement efficaces.
Gabriel se contenta d’un sourire crispé pour toute réponse. « Espérons que ce soit la seule raison », pensa-t-il.
— Rentrons au chaud : il n’y a rien ici, décréta-t-il.
Pas mécontente de sortir de là, Rose se remit promptement sur ses pieds. Pieds qui lui jouèrent un mauvais tour dès lors qu’elle fit un pas. Elle eut soudain la sensation d’être entravée dans son mouvement. Dans son élan trop enthousiaste pour se lever, elle fut déséquilibrée et s’affala lourdement au sol, le nez entre les bottes de Gabriel.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques ! s’exclama-t-il en s’accroupissant pour l’aider à se relever.
Mais Rose s’était déjà redressée sur son séant et retournée vers le lit qu’elle venait de quitter. Elle aurait juré par tous les diables qu’on l’avait attrapée par la cheville pour la faire tomber. Elle inspecta de loin le dessous du lit sous l’œil perplexe de Voltz. Il n’y avait rien bien entendu. Mais aucune chance non plus pour qu’elle se soit pris les pieds dans la couverture roulée en boule au pied du lit ni dans le parquet irrégulier qui grinçait sous son poids. Cet endroit était décidément en train de lui faire perdre l’esprit. S’ils ne le quittaient pas très vite, elle serait bientôt tentée de s’habiller comme une poupée de porcelaine et de crever les yeux de cette dernière comme la fille Le Kerdaniel !
Les mains secourables de Voltz la prirent sous les aisselles pour lui décoller le derrière du sol. Elle voulut accompagner son mouvement en prenant appui de part et d’autre de son corps quand la planche de parquet sous sa main droite céda sous la pression qu’elle exerçait. La poigne de Gabriel l’avait promptement remise debout. Néanmoins, son attention, ainsi que celle de l’immortel furent attirées par cette latte qui s’était si facilement brisée. Elle s’accroupit, vite imitée par son comparse, qui s’était saisi de la lampe pour chasser les ombres qui dansaient sur le sol. Voltz empoigna la planche qui se souleva sans mal. Aucun clou ne la maintenait. Tandis qu’il approchait la lumière de la cavité sombre ainsi dévoilée, Rose ne put s’empêcher de tressaillir. Elle se remit sur ses pieds et balaya la pièce des yeux. Elle eut de nouveau la sensation étrange d’être observée. Son regard se porta sur le lit duquel elle avait chuté sans raison, puis sur le coffret que Gabriel exhumait de sa cachette.
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CHAPITRE 34
A peine mirent-ils un pied dans le couloir glacial qu’ils tombèrent presque nez-à-nez avec la domestique, une lampe dans une main, du linge propre dans l’autre.
— Monsieur le Maire a pensé que vous aimeriez vous changer, expliqua-t-elle en présentant une chemise blanche aussi élégante que feues celles de Gabriel et une veste d’intérieur de velours noir.
— C’est très aimable de sa part : il est vrai que je ne suis pas riche en vêtements de rechange en ce moment.
Ce disant, Gabriel coula un coup d’œil en direction de l’adolescente qui feignit de ne rien avoir entendu et de se découvrir une nouvelle passion pour les portraits réalistes qui les observaient. Sa tâche accomplie, la vieille femme s’éloigna de son pas lent et -Rose l’aurait juré- plus courbée d’heure en heure.
— Ne bouge pas de là : j’en ai pour une minute, annonça Voltz.
En le voyant s’éloigner dans le boyau plongé dans la pénombre, Rose réalisa que la chambre qui lui avait été préparée était beaucoup trop éloignée de la sienne. La chose lui sembla d’autant plus inconcevable qu’il n’était que 17 heures et que cette maison était déjà plongée dans le noir. Instinctivement, ses jambes se mirent en mouvement et trottinèrent jusqu’à ce qu’elles emboitent parfaitement le rythme de l’immortel qui la précédait. Constatant le manège de la jeune fille, celui-ci se retourna de manière si brusque qu’elle manqua de le percuter. Devant sa tête de gamine apeurée par le noir, il tenta une expression sévère pour camoufler son amusement.
— Tu as un problème manifeste avec le verbe « ne pas bouger ». Il y a une raison obscure à ce phénomène ou juste une envie de me contredire ?
— Je pense que c’est vous qui avez un problème de compréhension. Ne me dites pas que vous n’avez pas remarqué qu’à chaque fois que vous me dites de ne pas bouger, je finis toujours par faire une ânerie. Vous devriez le savoir ! Alors pourquoi vous vous obstinez ?
La logique « rosienne » dans toute sa splendeur… Gabriel secoua la tête de dépit et leva les yeux au plafond. Toute réplique était inutile. Il capitula et rejoignit sa chambre, talonné de près. Les appartements qui lui avaient été attribués étaient bien plus spacieux que ceux de Rose, mais tout aussi sobres. Les meubles sombres contrastaient avec la blancheur bienvenue des murs. Les seules touches de couleur étaient apportées par les tentures d’un rouge vermeille aux fenêtres et entourant le lit à baldaquins. Là aussi, un feu crépitait dans une cheminée au manteau de marbre.
Après une brève inspection des lieux, Gabriel jeta les vêtements propres sur le lit et déboutonna les siens sans prendre la peine d’en avertir sa protégée restée près de la porte derrière lui. Sa réaction prévisible ne se fit pas attendre. Le raclement de gorge embarrassé qui lui échappa arracha un sourire torve à l’immortel. Tête basse et le regard détourné, elle se hâta d’approcher de l’une des fenêtres pour en admirer la vue. Finalement, elle aurait peut-être été plus à l’aise dans le couloir hanté, se dit-elle en tâchant de percer l’obscurité qui s’était abattu rapidement dehors. La chambre, contrairement à la sienne, donnait sur une partie de la cour éclairée par des lampes pendues aux poutres des dépendances qui bordaient la propriété. Elles n’étaient qu’à une vingtaine de mètres de la bâtisse principale, mais la neige en avait effacé tous les contours. Rose ne pouvait voir que ces halos lumineux chahutés par le vent. L’un d’eux, porté par une silhouette masculine qui se dirigeait vers les dépendances attira son attention. Sans doute l’un des domestiques des lieux en déduisit-elle en le voyant s’engouffrer dans le bâtiment, secouant sa casquette pour en chasser la neige collante.
— La dernière victime, Joseph, il me semble que tu l’as croisé à l’auberge le lendemain de notre arrivée. Un homme d’une cinquantaine d’année… une balafre sur la joue… Tu te souviens s’il a dit ou fait quelque chose ce jour-là ?
Rose se détacha de la fenêtre. Derrière elle, elle entendit l’eau d’un broc se déverser dans une vasque.
— Oui… C’est celui qui a dit que la bête ne partirait que quand elle aurait fini ce qu’elle avait à faire ici. Je vous avais même fait remarquer que cette réflexion était étrange.
Rose se retint de ne pas se retourner pour affronter l’immortel. Des picotements d’agacement commençaient à lui chatouiller les narines. Ne se moquait-il pas d’elle à la fin ?
— Et vous, vous vous souvenez de m’avoir envoyée promener quand je vous en ai parlé ? Pourquoi est-ce que subitement vous vous intéressez à ce que vous raconte alors que jusqu’à présent vous n’y avez jamais porté foi ?! s’agaça-t-elle.
Debout devant la vasque dont l’eau s’était teintée du sang d’Annwenn, Voltz serra les mâchoires. S’il ne se montrait pas plus prudent, la gamine finirait par comprendre que quelque chose n’allait pas.
— Parce que je piétine dans cette affaire et que nous n’avons plus beaucoup de temps, admit Gabriel.
Ce n’était certes pas la véritable raison, mais c’était la pure vérité.
— Plus beaucoup de temps ? A cause de Varga ?
L’angoisse supplanta la gêne : Rose fit volte-face. Elle le regretta aussitôt. L’immortel lui tournait le dos. Interdite face à la vision qui s’imposa brutalement à elle, elle resta un moment éberluée, la bouche stupidement ouverte. Toute la surface de son buste n’était que lacérations et brulures plus ou moins profondes. La croix cerclée, qu’elle avait déjà vue sur les documents apportés par Varga, marquée au fer rouge sur son épaule droite lui donna la nausée. C’était donc cela les conséquences lorsqu’on défiait la Sainte-Vehme ? Quand Gabriel, conscient du regard de l’adolescente sur lui, fit un mouvement pour se retourner, Rose se détourna rapidement et feignit d’observer encore les extérieurs. Elle ne put toutefois contrôler la brusque émotion qui la saisit. Bien qu’elle ne fût en rien responsable de ce qu’il avait déjà subi, elle ne put s’empêcher de penser à ce qui se passerait si Varga venait à intervenir dans le village en dépit des règles. La gorge douloureusement nouée, elle se mordit la lèvre à s’en faire mal. Aucun mot ne parvint plus à sortir de sa bouche. Aucune réponse à sa question ne lui parvint non plus. Son silence lui fit comprendre que son indiscrétion n’était pas passée inaperçue. Elle entendit le froissement de la chemise qu’il était en train de revêtir avec, elle le devinait, des gestes brusques, puis ses pas qui s’approchaient lentement.
— Les habitants ne vont pas se laisser berner aussi facilement. Ils ont fait mine d’être convaincus par mon histoire de fauves, mais sont déjà en train d’organiser des rondes autour du village alors que je leur ai expressément demandé de ne pas s’aventurer dehors. Si les esprits s’échauffent, Varga aura toute légitimité pour intervenir. C’est son rôle.
Son reflet apparut sur les vitres. Puis, ses mains vinrent se poser sur ses épaules crispées pour la faire pivoter. Le visage de l’immortel était si marqué par la fatigue et la lassitude qu’elle ravala toutes les questions qui lui brûlaient les lèvres au sujet de tortures manifestes qu’il avait subies. Mais contre toute attente, ce fut lui qui prit les initiatives des réponses.
— Une tentative absurde d’approcher au plus près du cœur de la Confrérie pour obtenir des réponses sur mon passé, expliqua-t-il en s’attelant à remettre de l’ordre dans ses boucles aussi peu enclines à se plier à une quelconque entrave que leur intrépide propriétaire. Je ne sais pas où se trouve leur siège. J’espérais que le fait de briser quelques règles me conduirait devant le Comte. Je me suis trompé. Je n’ai eu le droit qu’à leur tribunal et à quelques mois dans leurs cachots à bénéficier de leur programme de « remise sur le droit chemin ».
— Ce Comte sait d’où vous venez ?
— Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, tu avais raison à propos de Joseph, changea-t-il brusquement de sujet en serrant le ruban en queue de cheval autour de ses cheveux. J’étais persuadé qu’il en savait plus que ce qu’il voulait bien dire et ce que tu viens de me rappeler me le confirme.
— Je viens de voir quelqu’un rentrer dans les bâtiments en face. Les domestiques y sont peut-être logés.
De son pouce, elle désigna par-dessus son épaule les dépendances. Gabriel regarda par la fenêtre et acquiesça.
— On va aller y jeter un coup d’œil.
Rose ne se fit pas prier pour quitter l’étage et rejoindre le rez-de-chaussée malgré tout plus accueillant. Le manoir semblait endormi et désert. Il n’émettait par moments que quelques grincements de bois ou sifflements d’air s’engouffrant dans la bâtisse par les fenêtres vieillissantes. Arrivé dans le vestibule, Gabriel chercha leur hôte et ne fut pas long à le trouver. Par les portes coulissantes fermées du salon s’échappa un tintement de verre. Voltz entrouvrit les panneaux et découvrit le Maire en plein recueillement devant une carafe de cognac bien entamée. Il ne s’aperçut pas immédiatement de la présence de son invité et avala d’un trait le verre qu’il venait de se servir. Une grimace chiffonna un peu plus son visage ravagé.
— Joignez-vous à moi, monsieur Voltz ! lui proposa-t-il quand Gabriel ouvrit les portes.
— Plus tard… J’aimerais inspecter les appartements de Joseph.
L’information mit un temps certain à parvenir à se frayer un chemin dans le cerveau embrumé d’alcool de Le Kerdaniel. Ce dernier, avachi contre le dossier, prit le temps d’avaler un autre verre avant de répondre laconiquement :
— Faites comme chez vous, l’invita-t-il d’un geste vague de la main.
Il n’était de toute évidence plus en état de réfléchir. C’était pour le moins embêtant. Gabriel avait également bon nombre de questions à lui poser pour comprendre pourquoi il était la cible de cette chose. Ivre comme il l’était, il allait devoir remettre à plus tard son interrogatoire.
— Où se trouvent-ils ? soupira Gabriel.
— Je vais vous y conduire, annonça une voix provenant d’un coin sombre du vestibule.
Il ne s’agissait que de la domestique, mais au grand dam de Gabriel elle parvint à faire sursauter Rose. La vieille femme ne s’en rendit pas compte, mais il ne put s’empêcher de lancer à la jeune fille un regard lourd de reproches auquel elle répondit en guise d’excuse par une grimace contrite.
— Nous vous suivons, accepta Gabriel en l’invitant à ouvrir la marche.
Dehors, ils furent surpris par la violence de la tempête. En une heure à peine, la neige avait déjà tout recouvert et leurs bottes s’enfoncèrent dès le perron dans plusieurs centimètres de poudreuse qui crissa sous leurs pas. Le vent, toujours de la partie, rendit la traversée de la cour d’autant plus pénible. Pour un peu, Gabriel aurait volontiers porté la domestique jusqu’à bon port tant elle se trainait et peinait à avancer. Une fois, sous le haut-vent qui protégeait l’entrée des dépendances, elle leur indiqua l’emplacement de la chambre de Joseph. Les appartements du fidèle serviteur du Maire se situaient sous les combles auxquels on accédait par un escalier étroit à l’extérieur de la bâtisse. Une fois, la porte de sa chambre ouverte, Gabriel et Rose s’y engouffrèrent sans hésitation pour échapper à la tempête. En peu de temps, ils avaient été recouverts d’une couche de neige glacée qui s’accrochait à leurs vêtements. Voltz leva devant eux sa lampe restée allumée par un prodigieux miracle qu’il ne s’expliquait pas.
Le moins que l’on pouvait dire était que l’ancien légionnaire n’avait pas perdu le coup de la frugalité de l’armée. L’endroit était plus que spartiate. Une simple paillasse sur des planches de bois surélevée en guise de lit, un minuscule bureau, une malle étaient tout ce qui composait son univers.
— L’inspection va être rapide, constata Rose qui grelottait de froid dans cette pièce dépourvu de source de chaleur.
Gabriel s’avança au milieu de ce qui devait être un grenier aménagé. La pente du toit arrivait à quelques centimètres seulement des murs latéraux si bien que l’on ne pouvait se ternir debout sans être gêné par les poutres que dans un espace réduit au centre de la pièce. Voltz posa la lampe sur le bureau et entreprit aussitôt la fouille minutieuse des tiroirs. Sans attendre son feu vert, et pour ne pas finir frigorifiée sur place, Rose l’imita et fourra son nez dans la malle au pied du lit. Elle fronça le nez dès qu’elle en ouvrit le couvercle. Une odeur désagréable de linge sale mêlée à l’humidité s’en échappait. Elle souleva du bout des doigts une à une les fripes du légionnaire et les lâcha au dessus du sol à grand renfort de grimaces et d’expressions de dégoût. Ils œuvrèrent ainsi dans un silence quasi religieux, tout juste troublé par les courants d’airs qui s’immisçaient par les tuiles disjointes du toit.
Mais au bout d’un quart d’heure, il n’y avait plus rien à inspecter. Assise sur le lit, le menton calé dans ses paumes, Rose regardait Gabriel faire les cent pas en silence, les poings sur les hanches et le regard contrarié de celui qui avait la sensation de perdre à nouveau son temps. Son manège dura suffisamment pour que Rose se surprenne à compter le nombre de pas qu’il lui fallait pour aller de la porte au lit sur lequel elle se trouvait. Sept exactement avec un grincement de parquet sur le cinquième en partant de la porte. La jeune fille soupira et bailla à s’en décrocher les mâchoires. La journée avait été rude et, à cet instant, au milieu de cette pièce bourrée de courants d’air et mal odorante, elle ne rêvait que d’un bon repas et d’un lit douillé. Mais n’importe où sauf dans la maison des Le Kerdaniel.
— Et si on rentrait en ville ? On ne trouve rien et le Maire est bourré comme un coing, proposa-t-elle en connaissant par avance la réponse.
Gabriel stoppa ses va-et-vient à deux pas d’elle et, alors qu’elle s’attendait à ce qu’il l’envoie paître, la regarda au contraire avec mansuétude.
— Tu devrais être au fond d’un lit au lieu de me coller comme une sangsue. Comment va ton dos ?
Rose se redressa, un peu surprise de se rendre compte que la douleur était devenue si insignifiante qu’elle avait fini par l’oublier. Elle roula des épaules. Cela tirait encore légèrement, mais étant donné que deux jours plus tôt elle était incapable de bouger sans hurler, c’était tout simplement miraculeux.
— Ca me tue de le dire, mais les onguents et les potions de votre sorcière sont diablement efficaces.
Gabriel se contenta d’un sourire crispé pour toute réponse. « Espérons que ce soit la seule raison », pensa-t-il.
— Rentrons au chaud : il n’y a rien ici, décréta-t-il.
Pas mécontente de sortir de là, Rose se remit promptement sur ses pieds. Pieds qui lui jouèrent un mauvais tour dès lors qu’elle fit un pas. Elle eut soudain la sensation d’être entravée dans son mouvement. Dans son élan trop enthousiaste pour se lever, elle fut déséquilibrée et s’affala lourdement au sol, le nez entre les bottes de Gabriel.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques ! s’exclama-t-il en s’accroupissant pour l’aider à se relever.
Mais Rose s’était déjà redressée sur son séant et retournée vers le lit qu’elle venait de quitter. Elle aurait juré par tous les diables qu’on l’avait attrapée par la cheville pour la faire tomber. Elle inspecta de loin le dessous du lit sous l’œil perplexe de Voltz. Il n’y avait rien bien entendu. Mais aucune chance non plus pour qu’elle se soit pris les pieds dans la couverture roulée en boule au pied du lit ni dans le parquet irrégulier qui grinçait sous son poids. Cet endroit était décidément en train de lui faire perdre l’esprit. S’ils ne le quittaient pas très vite, elle serait bientôt tentée de s’habiller comme une poupée de porcelaine et de crever les yeux de cette dernière comme la fille Le Kerdaniel !
Les mains secourables de Voltz la prirent sous les aisselles pour lui décoller le derrière du sol. Elle voulut accompagner son mouvement en prenant appui de part et d’autre de son corps quand la planche de parquet sous sa main droite céda sous la pression qu’elle exerçait. La poigne de Gabriel l’avait promptement remise debout. Néanmoins, son attention, ainsi que celle de l’immortel furent attirées par cette latte qui s’était si facilement brisée. Elle s’accroupit, vite imitée par son comparse, qui s’était saisi de la lampe pour chasser les ombres qui dansaient sur le sol. Voltz empoigna la planche qui se souleva sans mal. Aucun clou ne la maintenait. Tandis qu’il approchait la lumière de la cavité sombre ainsi dévoilée, Rose ne put s’empêcher de tressaillir. Elle se remit sur ses pieds et balaya la pièce des yeux. Elle eut de nouveau la sensation étrange d’être observée. Son regard se porta sur le lit duquel elle avait chuté sans raison, puis sur le coffret que Gabriel exhumait de sa cachette.
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