Depuis la fin du XXème siècle, les infanticides sont rarissimes. Ce comportement nous parait si monstrueux que lorsqu’un cas survient, il fait la une des tabloïdes. Ils sont plus nombreux sous l’Ancien-Régime, mais restent tout aussi dramatiques. La mère est la première victime : mise au ban de la société si sa grossesse est découverte, peu d’options s’offrent à elle.
Du XVIème siècle à nos jours, des dizaines de milliers de femmes ont été traduites en justice pour ce crime : au moins 1 500 (sans doute beaucoup plus) ont été condamnées et pendues entre le XVIème et le XVIIIème.
Le décret d’Henri II
L’avortement est, au Moyen-Âge, une pratique courante et tolérée dans le cadre de régulations démographiques. Ce n’est qu’à partir de la fin du Moyen-Âge que l’avortement, et surtout l’infanticide, sont considérés comme des crimes.
Crime de sang, crime sexuel et péché contre la religion, l’infanticide cristallise une triple transgression et occupe le sommet de la hiérarchie pénale.
En mars 1556, Henri II promulgue un décret qui marque la naissance d’une grande sévérité face à l’augmentation des cas d’infanticides. Pour combattre ce qui est alors considéré comme une preuve incontestable de la dissolution des mœurs, le monarque signe l’une des textes les plus durs à l’encontre des femmes enceintes et infanticides, ce « crime très énorme et exécrable, fréquent en notre Royaume ».
On considère dès lors que celles qui « déguisent, occultent et cachent leurs grossesses » préméditent leur crime. Les femmes enceintes ont donc pour obligation de déclarer leur grossesse.
En ces temps où le moindre acte de la vie quotidienne est régit par la religion, donner la mort à un enfant qui n’a pas reçu le baptême équivaut à le livrer aux flammes de l’enfer. Inacceptable pour l’Église Catholique !
Henri II – émail peint sur cuivre de Limoges par Léonard Limosin (Musée du Louvre)
" data-orig-size="636,838" sizes="(max-width: 636px) 100vw, 636px" aperture="aperture" />Henri II – émail peint sur cuivre de Limoges par Léonard Limosin (Musée du Louvre) Crédit photo : droits réservés
Il suffit donc qu’une femme porte les traces d’un accouchement récent, qu’elle soit incapable de présenter son nourrisson, que le cadavre du nouveau-né ait été retrouvé et qu’il n’ait pas été baptisé publiquement pour être déclarée coupable et « punie de mort et dernier supplice ». Dans les faits, l’application de l’édit n’est pas scrupuleusement respectée, fort heureusement. Le seul Parlement de Paris trouve souvent des causes atténuantes : « on estime qu’à peine 28% des affaires de son ressort ont abouti à une condamnation à mort entre le XVIe et le XVIIé siècle » : c’est déjà beaucoup !
Une législation française en dents de scie
Cette incroyable sévérité des peines se poursuit sous Henri III, qui renouvelle notamment par un édit l’obligation pour les filles enceintes de déclarer leur grossesse. Diverses ordonnances royales font de même jusqu’en 1786.
L’embellie est notable tout au long du XVIIIème siècle : l’indulgence des juges atteint son apogée sous le règne de Louis XVI. La crainte de condamner une non-coupable faute de preuves suffisantes atteste de l’existence d’une présomption d’innocence avant la lettre.
En 1783, Anne-Marie Gagneux, jeune domestique de 25 ans, est accusée d’avoir supprimé et enterré son enfant dans un champ : elle n’est pas condamnée alors qu’aucune circonstance atténuante ne permet de douter de sa culpabilité. L’année suivante, la cuisinière Marie Guyot prétend qu’au moment de sa délivrance, qu’elle sentit quelque chose « tomber d’elle » et que, ne sachant pas de quoi il s’agissait, elle l’avait jeté par la fenêtre : elle est relâchée.
Tandis qu’en Autriche par exemple, la pendaison pour infanticide est définitivement abolie dans les années 1780, en France les peines se durcissent à nouveau sous Napoléon Ier. L’inflation du nombre d’affaires portées devant les tribunaux pousse les rédacteurs du Code Pénal de 1810 à rétablir la peine capitale pour l’infanticide, au nom de la protection que l’État doit aux nouveaux nés. Cet article 302 est appliqué jusqu’au début de la Troisième République, époque où la peine est commuée en travaux forcés à perpétuité pour la mère. Quant à la présomption de préméditation, elle ne sera abolie qu’ 1901, par la loi du 21 novembre, qui place l’infanticide au rang de crime ordinaire.
Le symptôme des classes populaires
Greuze – La Blanchisseuse (1791)
" data-orig-size="603,753" sizes="(max-width: 603px) 100vw, 603px" aperture="aperture" />Greuze – La Blanchisseuse (1791)
Les inculpées sont toujours des femmes âgées de 15 à 35 ans, qui appartiennent à des classes sociales défavorisées et bien définies, souvent considérées comme des filles de mauvaise vie : domestiques, journalières, couturières, lingères, lavandières, ouvrières, aubergistes, cabaretières…
Autant de métiers peu rémunérateurs et exercés par la couche pauvre de la population. Ces jeunes femmes ne savent ni lire ni écrire jusque dans les années 1860 au moins. Surtout, elles occupent des postes qui ne leur permettent même pas d’envisager le mariage : elles se retrouveraient à la rue. Une situation dramatique et particulièrement vraie pour les domestiques, qui ne peuvent imposer à leurs maîtres la présence d’un nourrisson dans leur foyer.
Proies innocentes et isolées, car souvent loin de leur lieu de naissance et de leur famille, vivant un quotidien difficile où les occasions de se réjouir sont peu nombreuses, elles se laissent séduire. Ces hommes sont des domestiques, des soldats de passage, des ouvriers du village… Des charlatans qui leur font miroiter d’invraisemblables promesses d’amour pour mieux les mettre dans leur lit.
Parfois, c’est un viol : il s’agit souvent de leur propre maître, de célibataires peu scrupuleux, d’époux lassés par le mariage ou, encore plus fréquent, de religieux ou d’inconnus les ayant pris par surprise dans un bois ou dans un champ ! On trouve aussi de nombreuses relations incestueuses avec un père, un oncle ou un frère, favorisées par la grande promiscuité qui règne dans les maisons des classes les plus pauvres. L’interrogatoire d’une certaine Marguerite Gaberot, le 20 décembre 1583, révèle :
A dit que son père eut sa compagnie charnelle en une chambre de derrière la maison et qu’il l’a baisée plusieurs fois quand il n’y avait personne. Remontrée qu’elle ne se rebella le premier coup. A dit qu’elle n’eut osé et la première fois que son père a eu sa compagnie charnelle, il lui estouppa la bouche et la tint quinze jours en la maison.
Quoi qu’il en soit, pour ces filles qui méconnaissent les moyens de contraception, le résultat est le même. Or, tomber enceinte hors mariage à une époque où, pour les plus pauvres, la réputation constitue l’unique atout et la seule richesse, c’est le drame. L’opprobre s’abat à jamais sur celle qui porte le fruit de son péché, comme la matérialisation de sa faute. Donner naissance à cet enfant signe leur arrêt de mort social. Alors elles font tout pour l’empêcher.
De l’avortement à l’abandon
Dès qu’elles ont connaissance de leur grossesse, les filles usent de tous les stratagèmes. D’abord, elles ingurgitent des plantes qui stimulent le flux sanguin, comme l’absinthe : il faut à tout prix faire croire que leurs règles sont revenues. Certaines maîtresses de maison vont en effet jusqu’à scruter le linge de leurs domestiques pour s’assurer qu’elles ne sont pas enceintes ! Elles attaquent ensuite les drogues censées détacher le foetus.
Puis vient l’avortement, réalisé plus ou moins périlleusement par des médecins ou des sages-femmes de village. Pour du travail bien fait, il faut payer cher. Seules les plus chanceuses, celles qui bénéficient de la générosité de leur amant, y ont droit.
Si l’avortement échoue, ou qu’il est trop tard, il ne reste plus qu’à cacher leur grossesse le plus longtemps possible : elles se compressent le ventre avec leur corset, se drapent de robes amples et s’emmitouflent dans les tissus, pour dissimuler leur embonpoint. Elles évitent les lieux de commérage comme les lavoirs ou les églises.
Quand sonne l’heure de l’accouchement, il faut choisir entre l’abandon ou le crime. Beaucoup choisissent de déposer l’enfant sous le porche d’une église ou à proximité d’un hôpital, ou alors le font admettre dans un hospice. À Paris, à la fin du XVIIIème siècle, l’hôpital des Enfants-Trouvés reçoit vingt-cinq fois plus d’enfants qu’au siècle précédant !
Estampe d’une mère abandonnant son enfant dans une tour
" data-orig-size="372,549" sizes="(max-width: 372px) 100vw, 372px" aperture="aperture" />Estampe d’une mère abandonnant son enfant dans une tour
Sous l’Empire, les hospices disposent de tours, « sorte de boîte pivotante enchâssée dans l’un des murs de l’édifice, dans lequel le nourrisson peut être anonymement déposé ». Une incitation potentielle à l’abandon… Les tours sont définitivement fermées dans les années 1830.
Le crime de la solitude
La plupart des filles, sans mère ou sœur pour les épauler, se retrouvent dans une extrême solitude et supportent toutes ces épreuves avec une angoisse de chaque instant. Elles n’y connaissent rien et se sentent décontenancé par leur état. Elles se laissent parfois surprendre par l’accouchement sans comprendre ce qui leur arrive. Il n’est pas rare qu’elles donnent naissance dans les champs, à quelques pas de leurs compagnes de travail, ou dans un étable. Elles sont dans un tel état de panique que souvent, elles ne se rappellent plus de rien, sont incapables de dire quel était le sexe de l’enfant et s’il était vivant ou mort au moment fatidique.
D’autres filles savent qu’elles l’ont tué, mais rares sont celles qui avouent. Encourant la peine de mort, elles ont tout intérêt à nier les faits ! Elles racontent qu’il était mort-né, ou qu’elles ignoraient les premiers soins à donner à leur enfant, cause de leur mort. Parfois, c’est la vérité. Mais il y en a aussi qui tuent. Si certaines se contente d’étouffer le bébé ou de le noyer dans la rivière, d’autres s’acharnent sur le nourrisson, source de tant de souffrances physiques et surtout morales. La petite Anne-Françoise, 17 ans, jugée en Bretagne en 1862, avoue :
Je ne sais pas combien de coups de couteau j’ai porté à mon enfant et dans quelle partie du corps de l’ai blessé. J’avoue aussi qu’il a crié avant que je l’eusse frappé. J’ignore s’il a crié pendant que je l’ai frappé car je ne savais plus ce que je faisais. Je l’ai frappé presque aussitôt à sa naissance.
Puis elles cachent le cadavre : si elles ne peuvent l’enterrer dans un champ loin des regards, elles le jettent dans un puits, le cache dans leur armoire ou sous leur lit !
Bien évidemment, les pères ne sont que très rarement entendus par la justice, surtout que dans la majorité des cas, leur identité reste inconnue. Les accusées qui cherchent à se disculper trouvent aussi l’alibi du déni de grossesse : elles se gardent bien de nommer le géniteur ! Dans certains interrogatoires, la culpabilité de l’homme est au contraire mise en exergue. Ainsi pour Anthoinette, 20 ans, en 1641 :
Pourquoi elle a tué son enfant ? A dit que c’est son maître qui l’a fait (l’enfant) et qu’il lui a plusieurs fois pressé le corps et lui a marché dessus et donné plusieurs coups de poing dans le ventre…
Fragonard, La résistance inutile (National Museum de Stockholm) – Certaines scènes libertines peintes par Fragonard sont équivoques et font penser à des viols.
" data-orig-size="932,709" sizes="(max-width: 550px) 100vw, 550px" aperture="aperture" />Fragonard, La résistance inutile (National Museum de Stockholm) – Certaines scènes libertines peintes par Fragonard sont équivoques et font penser à des viols.
Bien davantage que de cruelles criminelles, ces femmes sont avant tout les victimes de leur époque, impitoyable à l’égard de celles qui portent le fruit d’amours illégitimes…
Sources
♦ L’exposition « Présumées coupables, Les grands procès faits aux femmes » (Musée des Archives Nationales Hôtel de Soubise, du 30 novembre 2016 au 27 mars 2017.
♦ Présumées coupables
♦ Historia novembre 2016
♦ La France de la Renaissance
♦ Protéger ou punir ? Les voies de la décriminalisation de l’infanticide en France et dans le domaine des Habsbourg (XVIIIème – XIXème siècles)
♦ « Marie Bonfils, une veuve accusée d’infanticide dans le Bordelais de la fin du xviie siècle », Dix-septième siècle, 4/2010 (n° 249), p. 623-643.