Plantons d’abord le décor. Un jeune mulâtre d’une dizaine d’années venu de Vienne joue plusieurs partitions de violon dans des grande salle parisienne. Il s’appelle George Polgreen Bridgetower. Sous la plume de Dongala, le père de George se bat pour introduire son fils dans la société française et faire découvrir son talent. Venant de la maison du Prince Esterhazy où son fils a été un élève d’Haydn, celui-ci est comme Mozart un enfant prodige et Fréderic Augustus Polgreen Bridgetower, son père, esclave affranchi, qui a longtemps servi comme page et traducteur.
Paris : Dans le chaudronde la Révolution
La première phase de ce roman est habitée par la figure du père. Dongala y explore plusieurs choses : la société parisienne en pleine ébullition à savoir le tiers-état qui grogne, l’élite qui s’extasie. La présence et la condition des Noirs dans cette France en mutation. La relation trouble liant George Bridgetower à son père. Les salles de musique, en ce 18ème siècle finissant, sont les principaux points de rencontre des élites. Le père et le fils Bridgetower découvrent dans ces salons des figures de la révolution française, des grands penseurs de ce siècle, philosophes, scientifiques, écrivains, hommes politiques, militaires… Condorcet, Lafayette, Olympe de Gouges, Jefferson, Lavoisier, Laclos etc. Le dispositif littéraire est excellent parce que dans le fond, ce qu'il narre est totalement envisageable. La question noire est introduite de manière forte et remarquable. Le chevalier de Saint-Georges, Thomas Alexandre Dumaspère, le premier étant une figure de l’Ancien régime qui saura rebondir pendant la Révolution, le second sera un brillant général des troupes napoléoniennes… Leur condition n’est pas négligeable, bien au contraire, malgré les horreurs de Voltaire sur l’esclavage. Le chevalier de Saint-George est un homme aux multiples facettes, escrimeur, artiste musicien, et qui a failli être nommé comme directeur de l’Opéra de Paris, même s’il doit se promener avec sa cartouche pour justifier de sa présence en Métropole et ne peut prétendre au mariage comme la législation l'imposait à tout noir à cette époque.Londres : Tuer le père / Figures africaines
L’explosion de la Révolution française pousse les Bridgetower à partir vers Londres, dans des conditions difficiles. Le père s’emploie à trouver de nouvelles opportunités pour son virtuose de fils. La justesse de Dongala est de ne pas faire de ce père un être vertueux. Il fonctionne comme un imprésario qui exploite les talents de son fils pour entretenir son amour pour le jeu. Cette nuance dans les personnages qui est intéressante et qui est plus importante dans ce roman de Dongala que dans ses textes précédents. L’arrière-plan de Frédérick Augustus Polgreen de Bridgetower incarne le self-made man qui a échappé à une condition d’esclave aux Barbades, a survécu aux rudes rues de Londres avant de se retrouver dans une cour en Autriche. Ce fils mulâtre formé par Haydn au violon est une opportunité qu’il entend contrôler. Il protège George de toutes les questions qui touchent à la condition des noirs à cette période. Il le veut totalement consacré à son art. Il est difficile de ne pas penser à Richard Williams et à la manière très différente avec laquelle il a construit la carrière exceptionnelle de ses filles Serena et Venus. Fréderick Bridgetower fait le lien avec d’autres présences d’une élite noire en Europe comme Angelo Soliman qui fut importante à Vienne et qui fait partie des victimes de la traite arabe souvent éludée, Olaudah Equino, Ignatius Sancho… La rupture est donc brutale et c’est un moment troublant et fort de ce livre, cette relation entre le père et le fils tellement engageante (un peu comme celle que Cormac Mc.Carthy relate dans La route)…Vienne : Quand la littérature se fond dans la musique
Si vous voulez avoir une piste à propos de cette sonate à Bridgetower attribuée à Rodolphe Kreutzer, je vousencourage à découvrir ce moment de littérature que Dongala met au service d’une plongée dans l’univers complètement fou du tempétueux et génialissime compositeur que fut Ludwig van Beethoven. La sonate à Bridgetower est l’une des plus complexes de son répertoire. Mettre le lecteur au plus près de l’univers possible de la création de cette sonate entre deux auteurs dont la rencontre fut très brève mais dans les faits très intense, c’est de mon point de vue une prouesse. L’auteur congolais nous fait ressentir l’atmosphère de Vienne qui fut au centre de l’émergence des plus grands noms de la musique classique.
En terminant cette chronique, je réalise que dans le fond, c’est le siècle des lumières et ses conséquences dans le 19ème siècle qu’Emmanuel Dongala interroge. En particulier, ses profondes contradictions oupour être plus poétique, ses abyssales parts d’ombre. Une Europe où un mulâtre né d’un père affranchi venu des Barbades inspire et joue avec l’un des plus compositeurs de l’histoire qui en parallèle empaille un brillant animateur de la société viennoise parce qu’il est noir…
Emmanuel Dongala, Sonate à Bridgetower
Editions Actes Sud, première parution en 2017
Photo - Gangoueus