© Eddy Firmin
Confronté à l’ensemble des œuvres de l’exposition « Egoportrait ou l’errance des oiseaux » d’Eddy Firmin, on tente un inventaire à la Prévert : deux perches à selfies, trois lapins, quatre carcans, cinq masques, vingt logos, quarante béquilles tordues donc inefficaces…Comment découvrir le fil d’Ariane dans les méandres de la posture conceptuelle de l’artiste et le labyrinthe de l’art contemporain ?
La pratique artistique hybride d’Eddy Firmin est éminemment contemporaine. Pas de peintures sur toile mais la vidéo d’une performance , des dessins ou des installations associant des matériaux divers, sable, argile cuite, porcelaine, meubles récupérés, végétation en plastique. Hybridation des pratiques artistiques, hybridation des matériaux mais aussi diversité des références culturelles. On passe de planches scientifiques d’écorchés à des clins d’œil à la culture populaire avec l’image de superman ou de la soupe Campbell de Warhol, de l’évocation des grands chefs d’œuvres classiques, Mona Lisa revisitée ou la Piéta au monde du conte antillais avec compère lapin, sans oublier les références au masque africain et l’allusion à l’industrie du luxe.
© Eddy Firmin
© Eddy Firmin
L’inventivité et l’originalité de la mise en espace tiennent au mode d’intégration de l’œuvre dans le lieu d’exposition et au choix de la signalétique de l’exposition. Certes, il y a des œuvres au sol, au mur, sur socle, soit une simple armature métallique soit une accumulation de vieux meubles récupérés mais toujours l’installation est pensée pour fusionner avec l’espace d’exposition : derrière les deux bustes, celui du nègre au carcan en céramique émaillée et celui du lapin en terre cuite, un pan de mur de la galerie peint de la même couleur que le buste placé devant, fait partie intégrante de l’œuvre. Et au sol, au pied de l’installation, la légende prend la forme d’un logo inventé par l’artiste qui dialogue avec les logos des marques de luxe, Vuitton et Chanel. Il n’y aucun cartel signalant le médium, le titre, l’année ; le spectateur n’a que le seul logo conçu par le plasticien comme indication : « C’est un alphabet émotionnel tiré de mon environnement visuel précise Eddy Firmin. Les signes (il y en a 18) de mon alphabet émotionnel sont mon «ça-voir» culturel, unique et singulier. C’est la volonté d’accorder ma culture d’oralité (où raison et émotion participent à l’élaboration du savoir) avec son nouveau support de l’écrit commandé essentiellement par la raison (celle d’une scolarité dominé par le rationnel et l’affaissement de l’intelligence sensible). Les phrases émotionnelles qui en résultent, expriment mon utopie de voir naître une «oraliture» nouvelle où le sensible et l’intelligible se complèteraient pour produire une manière d’aborder le savoir en accord avec celui que la Caraïbe a mis au monde. Un savoir toujours conscient que le déséquilibre en faveur de la raison seule mène au déséquilibre tout court. »
© Eddy Firmin
© Eddy Firmin
son alphabet émotionnel
Ce qui fait le lien entre ces éléments en apparence disparates est révélé dès le titre Egoportrait ou l’errance des oiseaux. Les bustes, les masques, les dessins sont des autoportraits de l’artiste et, qui plus est, à plusieurs reprises en situation de selfie conformément à l’acception canadienne du mot egoportrait alors que le second terme du titre fait référence à l’errance, à tous ces mouvement consentis ou forcés – migration, déplacement, déportation – qui participent à la construction des peuples, des communautés, des hommes, des individus. On peut y voir également une allusion à l’égarement intellectuel et spirituel des humains.
© Eddy Firmin
© Eddy Firmin
Quels secrets révèle l’introspection à laquelle se livre l’artiste ? Qui suis-je ? Qui sommes- nous ? Que me renvoie mon selfie d’écorché : une immense fresque composite de cultures diverses où apparaissent l’indien, la Piéta, Hitler reliés au personnage central par les tiges d’un carcan. Ces tiges tortionnaires, assimilables ici aux branches d’un arbre généalogique, sont étonnamment fleuries de roses. S’agirait – il de Fleurs du mal, de la beauté de ce rapport au monde innovant extraite de souffrances accumulées ? Tous ces éléments symboliques, l’écorché, les relations entre les figures, le carcan, les roses participent à la lecture de l’œuvre que fera chaque spectateur.
Suis – je encore cet esclave au carcan considéré comme un bien meuble sur son socle de mobiliers anciens accumulés ? Ou désormais cet esclave moderne à l’étroit dans son tiroir professionnel ? Ne serais – je pas plutôt le compère latin du conte antillais malin, débrouillard, susceptible de sortir de tous les tracas et même d’endosser le costume de superman ? Un être composite comme le soulignent les associations inattendues des dessins, un kangourou- cocotier, un lapin- superman ou des bustes à tête d’homme et oreilles de lapin. Tout ceci dit la complexité de la personnalité de cet homme des îles.
© Eddy Firmin
Eddy Firmin, n’est pas dans le ressassement douloureux mais dans l’analyse : qu’est-ce que mon histoire a fait de moi ? Opposé à la doctrine essentialiste, il s’adonne à un jeu continuel entre les différents symboles fondant des réalités identitaires parfois diamétralement opposées. Par exemple, la fleur de Lys symbolise le tremblement des récits identitaires : au Québec c’est le drapeau de la fierté nationale et pour nous la marque du déshonneur et de la coercition. Il veut ainsi faire ressortir que le récit national, régional, ethnique et individuel n’est jamais qu’un récit.
© Eddy Firmin
Ne retrouve – t- on pas parfois, dans les œuvres d’Eddy Firmin, le ton critique et ironique du collectif cubain Los Carpinteros dénonçant le système politiquement et culturellement restrictif de leur pays au moyen, entre autres, d’objets quotidiens détournés. Comment ne pas percevoir, comme le relevait Matilde dos Santos, un écho formel et conceptuel de l’installation d’Eddy Firmin, une accumulation circulaire de béquilles courbes donc impuissantes à soutenir avec Patas de ranas turquesas o negras (1) de Los Carpinteros ? Même principe accumulatif, même forme circulaire, même impuissance des objets, intention critique similaire, beauté formelle partagée. Pour Eddy Firmin, cette rosace de béquilles, c’est l’évocation d’un peuple d’esclaves au corps et à l’esprit brisé. C’est la poésie du cercle et du groupement collectif inventé par l’esclave, la ronde que l’on retrouve dans les Gwoka, bélè, bomba, la solidarité pour dépasser un contexte défavorable. Comme le suggère le critique d’art Gérald Alexis les béquilles, certes déformées donc inutilisables, de par leur disposition en cercle, s’opposent à la dispersion et se transforment en un réseau de vecteurs de force dirigés vers le centre où se trouve l’artiste.
© Los Carppinteros
Sous une apparence éclectique, ces productions plastiques hybrides recèlent une indéniable cohérence critique en relation avec le mouvement philosophique de la pensée décoloniale.
Ce courant intellectuel, à l’origine latino- américain, annoncé cependant par la pensée de Césaire et Fanon, considère que malgré la décolonisation formelle, une colonialité globale perdure sous des formes multiples et imbriquées : les dominations fondées sur le genre, la race, les pratiques sexuelles, la langue, ou la spiritualité. La modernité/colonialité n’a pas disparu avec les décolonisations : opérant au niveau ontologique (la colonialité de l’être) et épistémique (la colonialité du savoir), elle est devenue un système de pouvoir articulée au niveau planétaire
« Le colonialisme caractérise une relation politique et économique dans laquelle la souveraineté d’un peuple est soumise au pouvoir d’un autre peuple ou d’une autre nation, ce qui constitue la dite nation en Empire. La colonialité diffère de cette idée, en ce qu’elle se réfère à un type de pouvoir qui émerge comme résultat du colonialisme moderne. Mais au lieu de se limiter à cette relation de pouvoir entre des peuples ou des nations, elle se trouve en relation avec la manière dont le travail, la connaissance, l’autorité et les relations intersubjectives sont pensées et s’articulent entre elles au moyen du marché capitaliste mondial et de l’idée de race. De cette manière, alors même que le colonialisme précède la colonialité, la colonialité lui survit » explique Nelson Maldonado-Torres
La pensée décoloniale cherche donc à échapper au mode de rapport au monde mis en place par l’Occident, caractérisé par un certain rapport au pouvoir, au savoir et à l’être. Elle recherche dans les cultures non- occidentales un rapport au monde autre, différent du développement promu par l’Occident capitaliste. Les pays du Sud proposent une nouvelle manière de penser le monde et la connaissance pour échapper à l’hégémonie des catégories de la rationalité occidentale parce que comme l’énonçait Aimé Césaire en 1956 dans la Lette à Maurice Thorez : « aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie à nous ».
© Eddy Firmin
L’expérience du déplacement que proposent les œuvres d’Eddy Firmin au spectateur – le carcan devient perche à selfie ou branches feuillues, des logos inventés se mêlent aux logos des marques de luxe- incite et stimule sa réflexion, le guide dans sa quête d’un système de pensée inédit. Sous une légèreté et une fantaisie supposées pointe une analyse critique intense et intransigeante.
Dominique Brebion
1 Patas de ranas turquesas o negras des cubains Los Carpinteros ont été présentées à Art Basel, à Miami en 2010 par la Sean Kelly Gallery de NYC, mais aussi à Madrid également en 2010, dans l’exposition Drama Turquesa , dans Silence your eyes en Suisse en avril 2012 et enfin à la Pinta à Londres en 2013
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