Dessin prémonitoire ? 110 ans après sa visite au musée "affreux" du Trocadéro, lui qui affirmait en boutade "L'art nègre, connais pas !"... me voilà parisienne à m'extasier au Quai Branly devant ses dessins et bien sûr des "Nègres", comme il aurait dit !
Une occasion de tordre le cou aux idées reçues : "Picasso" ce n'est pas une représentation occidentale de tel ou tel objet d'art lointain qu'il aurait pu découvrir, ce n’est pas la copie de tel ou tel masque, ni le portrait de "primitifs", mais, au-delà de la volonté de rejeter les conventions (ce qui est commun à de nombreux artistes du XXème siècle), c'est avoir su tirer parti de la marge de manœuvre que ces artefacts inspiraient, avoir su arracher l'oeuvre à toute limitation esthétique et l'avoir par dessus tout considérée comme une force agissante et magique !
« On parle toujours de l’influence des Nègres sur moi. Comment faire ? Tous nous aimions les fétiches. Van Gogh dit : « L’art japonais, on avait tous ça en commun. » Nous c’est les Nègres. Leurs formes n’ont pas eu plus d’influence sur moi que sur Matisse. Ou sur Derain. Mais pour eux, les masques étaient des sculptures comme les autres »…
Ce qu'il a senti plus que tout autre, c'est que :
« les masques, ils n’étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses magiques. Et pourquoi pas les Egyptiens, les Chaldéens ? Nous ne nous en étions pas aperçus. Des primitifs, pas des magiques ! Les Nègres, ils étaient des intercesseurs, je sais le mot en français depuis ce temps là. Contre tout ; contre des esprits inconnus, menaçants...
Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants... J’ai compris pourquoi j’étais peintre..... Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui ! »
La tête d’obsidienne, Malraux,1974, entretiens de 1937
La magie de l'exposition Picasso Primitif qu'Yves Le Fur sait si bien distiller, c'est justement de nous montrer qu'au-delà des correspondances les plus convenues comme celle d'un masque Grebo et d'une guitare (Impossible de rejouer "Primitivism" in 20th Century Art de 1984), au-delà des rapprochements de formes picassiennes avec d'autres africaines, il y a toute la force et la pertinence des oeuvres du Pacifique pourtant "accolées" à nos références surréalistes qui surgit dans cet univers.
Et cela n'est pas si surprenant.
Le corps, le visage... il fallait oser les bousculer pour aller jusqu'à la défiguration. Le corps pour nous c'est un point de départ mais Picasso se devait de ne pas penser ainsi.
Or, le corps pour des Mélanésiens, c'est le fruit d'un processus de fabrication sociale. Les représentations de la procréation, de la croissance et de la mort sont éminemment éloignées des nôtres ; ainsi par exemple, les os viennent de la substance masculine alors que le sang, la chair, la peau viennent de la femme. On peut dire que c'est véritablement de "l'intérieur" que l'individu fait l'expérience physiologique de la différence des sexes.
La personne se construira au fil des évènements qui ponctuent sa vie : Initiations, échanges, mariages, funérailles.
Une personne mélanésienne qui est donc disloquée, puis composée, travaillée, fabriquée, presque malaxée aurait-on envie de dire.
On a l'impression que Picasso aurait pu penser de cette manière, voyant les formes sous des sens multiples... et puis peut-être aussi avec une bonne dose de provocation et d'humour....
pour imaginer les figures (souvent féminines) sous leur jour grotesque, dévoreur, monstrueux !
"O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu!" ... il n'était pas le seul à voir ainsi, semble-t-il !
Le titre est inspiré de celui du dessin de Picasso (photo 1) "La Parisienne et figures exotiques" daté de l'automne 1906, © Musée national Picasso-Paris, Dation Picasso 1979 - inv. MP490.