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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #33

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete
Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #33

 Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #33

CHAPITRE 33

Rose colla presque son nez à la vitre gelée afin de s’assurer qu’elle ne rêvait pas. Le voile cotonneux qui s’abattait avec force sur la lande brouillait son champ de vision si bien que, malgré ses efforts, l’apparition se dérobait à un examen plus précis. Une chose était certaine : cela n’avait rien d’animal. La forme vague, drapée de la tête aux pieds dans une longue cape demeurait immobile comme une statue de granit, tournée vers le manoir. Le vent s’engouffrait dans le tissu sombre qui contrastait avec la blancheur de la neige et le faisait claquer autour la silhouette. Fascinée par cette vision, la jeune fille n’entendit même pas les pas qui s’avançaient derrière elle et sursauta lorsqu’une main se posa sur son épaule. Le cri qui faillit lui échapper s’étrangla dans sa gorge dès lors qu’elle se retourna vers l’immortel.

— Je vous remercie : vous pouvez disposer, congédia-t-il la domestique qui l’avait suivi et attendait sur le seuil d’éventuelles directives.

— Votre chambre est au bout du couloir, Monsieur, l’informa-t-elle.

— Je verrai plus tard.

Quand la vieille femme referma la porte, Rose tira Gabriel par la manche pour l’attirer au plus près de la fenêtre.

— Regardez là-bas. Vous le voyez ? chuchota-t-elle en désignant le monticule rocheux sur lequel se tenait toujours la forme.

Gabriel s’approcha de la vitre et essuya d’un revers de main gantée la buée givrée qui recouvrait le carreau à sa hauteur. Il plissa les yeux dans la direction indiquée par l’index tendu de Rose. Mais malgré ses efforts, il ne voyait absolument pas de quoi elle parlait.

— Là ! Sur le rocher, il y a quelqu’un ! insista-t-elle en haussant beaucoup trop la voix.

— Chut ! Tu vas finir par te faire remarquer à force de jacasser en permanence. Je ne vois rien dehors.

Rose manqua de perdre patience. La chose se voyait comme le nez au milieu du visage. Comment pouvait-il ne pas la voir ? Agacée par le manque de bonne volonté de l’immortel, elle ouvrit en grand la fenêtre. L’air glacial mêlé de neige s’engouffra brutalement dans la pièce.

— Mais qu’est-ce que tu fabriques ? s’énerva Gabriel en retenant sa protégée par la ceinture de son pantalon comme celle-ci se penchait beaucoup trop sur le rebord pour lui désigner l’endroit.

Il la tira sans ménagement en arrière et referma la fenêtre.

— Il n’y a personne, Rose !

Gabriel, déjà sur les nerfs après la révélation de Grégoire au sujet de sa gouvernante, ne sut plus très bien comment réagir face au  comportement étrange de la jeune fille. Et s’il y avait bien quelqu’un sur ce rocher qu’elle était la seule à voir ; comme elle était la seule à avoir perçu la véritable nature de Madeleine et d’Annwenn sous leur forme humaine ? Il scruta avec attention le paysage brouillé. En vain. Mais une chose le frappa : le corps de Joseph avait été retrouvé au pied de ce même rocher.

— Il y avait quelqu’un … , assura-t-elle. Je ne le vois plus, mais il était là…

A peine la fenêtre refermée, elle s’était recollée à la vitre pour chercher une preuve de ses dires.

— Sans doute un animal…

— Non ! C’était une personne. Elle se tenait debout sur le rocher !

— Debout sur le rocher avec le temps qu’il fait ? douta Gabriel en voyant les nombreux flocons chahutés par le vent marin.

Prise d’un doute, Rose recula d’un pas sans quitter l’extérieur des yeux. Elle prit un air si désemparé que Gabriel s’en voulut de remettre en cause aussi ouvertement sa parole alors qu’il n’était lui-même plus sûr de rien la concernant. Tout était en train de lui échapper ; ses certitudes voler en éclats et il détestait cette sensation.

— Viens par ici : il faut qu’on parle.

Il l’entraîna loin de la fenêtre qui continuait à l’obnubiler, lui désigna une des chaises installées devant l’âtre et s’installa face à elle. Il scruta son visage blême en silence pendant de longues secondes en se demandant comment il allait pouvoir aborder un sujet aussi insensé et incertain sans la déstabiliser plus qu’elle ne l’était déjà. Devant son attention soutenue, Rose sentit son malaise s’accentuer.

— Il est arrivé quelque chose à Grégoire ? paniqua-t-elle en se méprenant sur son silence prolongé.

— Non… Grégoire va bien… Je voudrais te parler de tout autre chose…

Il se racla la gorge, embarrassé de ne pas être capable de trouver les mots.

— Te souviens-tu de ce soir à Paris, quelque temps après notre arrivée, où  tu refusais de rester seule avec Madeleine parce que tu étais persuadée qu’elle était une goule ?

Surprise par la question complètement hors de propos, Rose fronça les sourcils.

— Oui, bien sûr que je m’en souviens. Vous m’avez crié dessus, traité de tête de grelots et envoyé dans ma chambre…

— Et tu es revenue à la charge…

— Et vous m’avez recrié dessus et renvoyé dans ma chambre en me menaçant de me refourguer à la pension la plus proche dès le lendemain si je n’arrêtais pas de vous assommer avec mes sornettes.

Gabriel grimaça et gratta nerveusement sa joue râpeuse. Un jour, il faudrait peut-être qu’il apprenne à faire preuve de plus de tact. Peut-être qu’au cours de ces derniers mois, « son intuition », comme elle l’appelait, lui avait-elle soufflé d’autres informations qui auraient pu lui être utiles et que la jeune fille n’avait pas révélé de peur qu’il mette ses stupides menaces à exécution.

— Pourquoi me parlez-vous de ça ? Il est arrivé quelque chose à Madeleine ?… C’est la Confrérie ? Elle s’en est prise à elle ?

Des images plus atroces les unes que les autres traversèrent l’esprit de Rose. La panique s’empara d’elle. Tout ce que Gabriel voulait précisément éviter. Face au désarroi de l’adolescente à fleur de peau, une évidence s’imposa à lui : elle n’était pas prête à entendre que toutes ses intuitions étaient inexplicablement justes. Mais surtout, il n’était, lui, pas prêt à répondre au flot de questions qui en découlerait. D’autant qu’il n’avait aucune réponse à lui apporter. Les Egarés eux-mêmes ne parvenaient pas à se reconnaître entre eux sous leur forme humaine. Comment diable cette gamine pouvait-elle les sentir et même les reconnaître ? Rose n’avait jamais croisé de goule. Les seules représentations qu’elle en avait se trouvaient dans ses carnets qu’elle feuilletait en douce à la première occasion.  Il  se saisit des mains glacées de l’adolescente et tenta d’en apaiser les tremblements de froid et de peur mêlées. Rose baissa discrètement les yeux sur ce geste si peu habituel qu’elle ne sut sur le moment s’il était annonciateur d’une mauvaise nouvelle ou si une folie contagieuse n’était pas en train de s’emparer de tous les occupants de cette maison.

— Varga ne compromettra pas cette enquête en intervenant ici. Cela se retournerait contre lui. C’est la règle : là où j’interviens, il ne met pas les pieds.

— Et s’il est comme vous ? S’il s’assoit sur les règles quand ça l’arrange ?

Gabriel esquissa un demi-sourire. Même tétanisée de peur, elle trouvait toujours la réplique qui faisait mal.

— Il ne le fera pas. Il craint beaucoup trop les représailles de la hiérarchie pour s’aventurer sur ce terrain. En revanche, dès que la lumière sera faite sur cette affaire, il ne faudra pas traîner dans les parages.

— « Je cours. Et vite ». C’est ça ? conclut Rose d’une voix étranglée.

— « On court. Et vite. », rectifia-t-il. C’est moi qui t’ai entraînée là-dedans. Je ne t’abandonne pas tant que tu ne seras pas en sécurité.

« Et que je ne saurai pas ce que tu es », pensa-t-il pour lui même. Cette promesse illumina brièvement les yeux gris de l’adolescente, mais très vite l’inquiétude prit de nouveau le dessus.

— Je n’aime pas cette maison. Je ne m’y sens pas bien.

— Est-ce que tu saurais m’expliquer ce que tu ressens exactement ? hasarda-t-il.

Face à cette question inhabituelle, Rose ne sut sur l’instant quoi répondre. L’immortel se conduisait décidément de manière étrange depuis sa conversation avec le prêtre. Depuis quand se préoccupait-il de ce qu’elle pensait ou ressentait à propos de cette affaire ? Lui qui n’avait eu de cesse de la tenir à l’écart de tout.

— Je ne sais pas trop, avoua-t-elle. J’ai l’impression d’être épiée et que… je ne sais pas…ça sent la mort ici… C’est comme cette silhouette dehors. Elle était bien là : je ne suis pas folle !

Elle frissonna et serra instinctivement les mains de l’immortel qui retenaient toujours les siennes prisonnières.

— J’irai vérifier, lui assura Gabriel. Que penses-tu de cette famille ?

Cette fois, Rose se méfia. Elle libéra ses mains et s’adossa au dossier de sa chaise pour observer avec attention l’immortel. Son regard inquisiteur la troubla. L’énergumène lui cachait quelque chose.

— Vous me demandez mon avis sur ces gens ? Pourquoi ?

— Je me disais que ton… intuition t’avait peut-être soufflé une quelconque information sur un des membres…

Leur échange, un peu plus tôt, sur l’ « expérience » et « l’intuition »  lui  revint en mémoire. Rose se méprit sur le sens de ses paroles et se leva d’un bond.

— Ne vous moquez pas de moi ! s’indigna-t-elle.

— Mais non… Je ne me moque pas. Je me disais simplement que tu avais peut-être vu ou entendu quelque chose qui m’a échappé. Que faisais-tu dans le salon avec la fille Le Kerdaniel ? se rattrapa Gabriel.

— Elle a le bocal fêlé. Voilà ce que j’en pense, grommela-t-elle.

— Comment cela ?

— Cette histoire l’a rendue dingue, précisa-t-elle en faisant tournoyer son index près de sa tempe au cas où l’explication ne serait toujours pas assez claire. Elle a crevé les yeux de sa poupée.

Voltz haussa les sourcils et se leva à son tour.

— Que faisait-elle dans le salon ?

— Elle pleurait devant un portrait accroché au mur. Je suppose que c’est celui de sa mère.

— Sa belle-mère, rectifia Gabriel. Elle s’est suicidée l’été dernier en sautant de…

Il s’interrompit juste à temps pour donner à ses paroles une connotation suffisamment morbide pour coller à Rose une frayeur supplémentaire.

— En sautant du rocher ? De ce rocher où se tenait la silhouette que vous prétendez ne pas avoir vue ? s’emballa la jeune fille, pâle comme un linge.

— Mais non… Enfin oui, mais cela ne signifie rien. Après tout, le corps de Joseph a été aussi retrouvé au pied de ce foutu rocher…

S’il avait pris ne serait-ce que quelques secondes de plus pour réfléchir avant de lui répondre, sans doute aurait-il renoncé à un argument aussi peu convaincant et contreproductif. Le visage de Rose s’était décomposé tant de peur que de dépit d’être sous la « protection » d’un empoté de première dès lors qu’il s’agissait de faire preuve d’un minimum d’empathie.

— Les fantômes n’existent pas, n’est-ce pas ? tenta-t-elle en luttant contre une envie grandissante de prendre ses jambes à son cou et de quitter cet antre du diable, tempête ou pas.

— En réalité, oui…  Mais on ne peut pas les voir…

Gabriel se maudit intérieurement. « Mais ferme-la ! » entendit-il son bon sens hurler alors qu’il venait une fois de plus de se fourvoyer.

—  …. donc ce que tu as vu est probablement un des villageois que j’ai aperçus près du village en train de monter la garde, se rattrapa-t-il aux branches.

D’abord sceptique, Rose considéra un instant l’explication bancale avant de finalement se laisser convaincre. Elle le fut d’autant plus que l’immortel lui décocha un de ses sourires moqueurs et qu’elle jugea qu’elle s’était suffisamment couverte de ridicule comme cela.

— Le Maire m’attend en bas, annonça Gabriel. Descendons.

L’adolescente opina à contrecœur de la tête. Perturbée par tout ce qui s’était produit en quelques heures, elle sentit soudain une envie irrésistible de se blottir dans l’édredon moelleux de Grégoire et de s’enfuir dans le sommeil. A défaut d’édredon et au risque de le regretter, elle tenta une alternative plus hasardeuse. Elle approcha d’un pas timide de l’immortel et chercha le réconfort qui lui faisait tant défaut à cette minute contre son torse. Pris au dépourvu, Gabriel resta de longues secondes sans réaction, le regard baissé sur les boucles qui lui chatouillaient le menton, les bras ballants, ne sachant s’il devait laisser faire ou au contraire couper court à ce genre de démonstrations devenues beaucoup trop courantes depuis leur arrivée au village. Pas question de l’encourager : Rose ne pouvait pas rester indéfiniment à ses côtés. Inutile de lui donner de fausses illusions.  Mais pas question non plus de la blesser inutilement. Ses nombreuses bourdes l’avaient assez ébranlée comme cela. Il opta donc pour un compromis qu’il lui sembla pour l’heure acceptable. Il se contenta d’une brève caresse sur la tignasse dépeignée et s’écarta doucement, en espérant que cela suffise à apaiser son angoisse si criante qu’il pouvait presque la ressentir.

Un sourire reconnaissant lui répondit. Ce simple geste lui avait suffi. La jeune fille remit de l’ordre dans ses cheveux et dans sa tenue masculine avec des gestes qui avaient retrouvé leur vivacité.

— Dépêchons-nous de tirer les vers du nez du propriétaire. Je ne resterai pas une minute de trop dans cette baraque ! décréta-t-elle.

Gabriel acquiesça. Lui, aussi, était pressé d’en finir.

Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #33

 
Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #33

CHAPITRE 33

Rose colla presque son nez à la vitre gelée afin de s’assurer qu’elle ne rêvait pas. Le voile cotonneux qui s’abattait avec force sur la lande brouillait son champ de vision si bien que, malgré ses efforts, l’apparition se dérobait à un examen plus précis. Une chose était certaine : cela n’avait rien d’animal. La forme vague, drapée de la tête aux pieds dans une longue cape demeurait immobile comme une statue de granit, tournée vers le manoir. Le vent s’engouffrait dans le tissu sombre qui contrastait avec la blancheur de la neige et le faisait claquer autour la silhouette. Fascinée par cette vision, la jeune fille n’entendit même pas les pas qui s’avançaient derrière elle et sursauta lorsqu’une main se posa sur son épaule. Le cri qui faillit lui échapper s’étrangla dans sa gorge dès lors qu’elle se retourna vers l’immortel.

— Je vous remercie : vous pouvez disposer, congédia-t-il la domestique qui l’avait suivi et attendait sur le seuil d’éventuelles directives.

— Votre chambre est au bout du couloir, Monsieur, l’informa-t-elle.

— Je verrai plus tard.

Quand la vieille femme referma la porte, Rose tira Gabriel par la manche pour l’attirer au plus près de la fenêtre.

— Regardez là-bas. Vous le voyez ? chuchota-t-elle en désignant le monticule rocheux sur lequel se tenait toujours la forme.

Gabriel s’approcha de la vitre et essuya d’un revers de main gantée la buée givrée qui recouvrait le carreau à sa hauteur. Il plissa les yeux dans la direction indiquée par l’index tendu de Rose. Mais malgré ses efforts, il ne voyait absolument pas de quoi elle parlait.

— Là ! Sur le rocher, il y a quelqu’un ! insista-t-elle en haussant beaucoup trop la voix.

— Chut ! Tu vas finir par te faire remarquer à force de jacasser en permanence. Je ne vois rien dehors.

Rose manqua de perdre patience. La chose se voyait comme le nez au milieu du visage. Comment pouvait-il ne pas la voir ? Agacée par le manque de bonne volonté de l’immortel, elle ouvrit en grand la fenêtre. L’air glacial mêlé de neige s’engouffra brutalement dans la pièce.

— Mais qu’est-ce que tu fabriques ? s’énerva Gabriel en retenant sa protégée par la ceinture de son pantalon comme celle-ci se penchait beaucoup trop sur le rebord pour lui désigner l’endroit.

Il la tira sans ménagement en arrière et referma la fenêtre.

— Il n’y a personne, Rose !

Gabriel, déjà sur les nerfs après la révélation de Grégoire au sujet de sa gouvernante, ne sut plus très bien comment réagir face au  comportement étrange de la jeune fille. Et s’il y avait bien quelqu’un sur ce rocher qu’elle était la seule à voir ; comme elle était la seule à avoir perçu la véritable nature de Madeleine et d’Annwenn sous leur forme humaine ? Il scruta avec attention le paysage brouillé. En vain. Mais une chose le frappa : le corps de Joseph avait été retrouvé au pied de ce même rocher.

— Il y avait quelqu’un … , assura-t-elle. Je ne le vois plus, mais il était là…

A peine la fenêtre refermée, elle s’était recollée à la vitre pour chercher une preuve de ses dires.

— Sans doute un animal…

— Non ! C’était une personne. Elle se tenait debout sur le rocher !

— Debout sur le rocher avec le temps qu’il fait ? douta Gabriel en voyant les nombreux flocons chahutés par le vent marin.

Prise d’un doute, Rose recula d’un pas sans quitter l’extérieur des yeux. Elle prit un air si désemparé que Gabriel s’en voulut de remettre en cause aussi ouvertement sa parole alors qu’il n’était lui-même plus sûr de rien la concernant. Tout était en train de lui échapper ; ses certitudes voler en éclats et il détestait cette sensation.

— Viens par ici : il faut qu’on parle.

Il l’entraîna loin de la fenêtre qui continuait à l’obnubiler, lui désigna une des chaises installées devant l’âtre et s’installa face à elle. Il scruta son visage blême en silence pendant de longues secondes en se demandant comment il allait pouvoir aborder un sujet aussi insensé et incertain sans la déstabiliser plus qu’elle ne l’était déjà. Devant son attention soutenue, Rose sentit son malaise s’accentuer.

— Il est arrivé quelque chose à Grégoire ? paniqua-t-elle en se méprenant sur son silence prolongé.

— Non… Grégoire va bien… Je voudrais te parler de tout autre chose…

Il se racla la gorge, embarrassé de ne pas être capable de trouver les mots.

— Te souviens-tu de ce soir à Paris, quelque temps après notre arrivée, où  tu refusais de rester seule avec Madeleine parce que tu étais persuadée qu’elle était une goule ?

Surprise par la question complètement hors de propos, Rose fronça les sourcils.

— Oui, bien sûr que je m’en souviens. Vous m’avez crié dessus, traité de tête de grelots et envoyé dans ma chambre…

— Et tu es revenue à la charge…

— Et vous m’avez recrié dessus et renvoyé dans ma chambre en me menaçant de me refourguer à la pension la plus proche dès le lendemain si je n’arrêtais pas de vous assommer avec mes sornettes.

Gabriel grimaça et gratta nerveusement sa joue râpeuse. Un jour, il faudrait peut-être qu’il apprenne à faire preuve de plus de tact. Peut-être qu’au cours de ces derniers mois, « son intuition », comme elle l’appelait, lui avait-elle soufflé d’autres informations qui auraient pu lui être utiles et que la jeune fille n’avait pas révélé de peur qu’il mette ses stupides menaces à exécution.

— Pourquoi me parlez-vous de ça ? Il est arrivé quelque chose à Madeleine ?… C’est la Confrérie ? Elle s’en est prise à elle ?

Des images plus atroces les unes que les autres traversèrent l’esprit de Rose. La panique s’empara d’elle. Tout ce que Gabriel voulait précisément éviter. Face au désarroi de l’adolescente à fleur de peau, une évidence s’imposa à lui : elle n’était pas prête à entendre que toutes ses intuitions étaient inexplicablement justes. Mais surtout, il n’était, lui, pas prêt à répondre au flot de questions qui en découlerait. D’autant qu’il n’avait aucune réponse à lui apporter. Les Egarés eux-mêmes ne parvenaient pas à se reconnaître entre eux sous leur forme humaine. Comment diable cette gamine pouvait-elle les sentir et même les reconnaître ? Rose n’avait jamais croisé de goule. Les seules représentations qu’elle en avait se trouvaient dans ses carnets qu’elle feuilletait en douce à la première occasion.  Il  se saisit des mains glacées de l’adolescente et tenta d’en apaiser les tremblements de froid et de peur mêlées. Rose baissa discrètement les yeux sur ce geste si peu habituel qu’elle ne sut sur le moment s’il était annonciateur d’une mauvaise nouvelle ou si une folie contagieuse n’était pas en train de s’emparer de tous les occupants de cette maison.

— Varga ne compromettra pas cette enquête en intervenant ici. Cela se retournerait contre lui. C’est la règle : là où j’interviens, il ne met pas les pieds.

— Et s’il est comme vous ? S’il s’assoit sur les règles quand ça l’arrange ?

Gabriel esquissa un demi-sourire. Même tétanisée de peur, elle trouvait toujours la réplique qui faisait mal.

— Il ne le fera pas. Il craint beaucoup trop les représailles de la hiérarchie pour s’aventurer sur ce terrain. En revanche, dès que la lumière sera faite sur cette affaire, il ne faudra pas traîner dans les parages.

— « Je cours. Et vite ». C’est ça ? conclut Rose d’une voix étranglée.

— « On court. Et vite. », rectifia-t-il. C’est moi qui t’ai entraînée là-dedans. Je ne t’abandonne pas tant que tu ne seras pas en sécurité.

« Et que je ne saurai pas ce que tu es », pensa-t-il pour lui même. Cette promesse illumina brièvement les yeux gris de l’adolescente, mais très vite l’inquiétude prit de nouveau le dessus.

— Je n’aime pas cette maison. Je ne m’y sens pas bien.

— Est-ce que tu saurais m’expliquer ce que tu ressens exactement ? hasarda-t-il.

Face à cette question inhabituelle, Rose ne sut sur l’instant quoi répondre. L’immortel se conduisait décidément de manière étrange depuis sa conversation avec le prêtre. Depuis quand se préoccupait-il de ce qu’elle pensait ou ressentait à propos de cette affaire ? Lui qui n’avait eu de cesse de la tenir à l’écart de tout.

— Je ne sais pas trop, avoua-t-elle. J’ai l’impression d’être épiée et que… je ne sais pas…ça sent la mort ici… C’est comme cette silhouette dehors. Elle était bien là : je ne suis pas folle !

Elle frissonna et serra instinctivement les mains de l’immortel qui retenaient toujours les siennes prisonnières.

— J’irai vérifier, lui assura Gabriel. Que penses-tu de cette famille ?

Cette fois, Rose se méfia. Elle libéra ses mains et s’adossa au dossier de sa chaise pour observer avec attention l’immortel. Son regard inquisiteur la troubla. L’énergumène lui cachait quelque chose.

— Vous me demandez mon avis sur ces gens ? Pourquoi ?

— Je me disais que ton… intuition t’avait peut-être soufflé une quelconque information sur un des membres…

Leur échange, un peu plus tôt, sur l’ « expérience » et « l’intuition »  lui  revint en mémoire. Rose se méprit sur le sens de ses paroles et se leva d’un bond.

— Ne vous moquez pas de moi ! s’indigna-t-elle.

— Mais non… Je ne me moque pas. Je me disais simplement que tu avais peut-être vu ou entendu quelque chose qui m’a échappé. Que faisais-tu dans le salon avec la fille Le Kerdaniel ? se rattrapa Gabriel.

— Elle a le bocal fêlé. Voilà ce que j’en pense, grommela-t-elle.

— Comment cela ?

— Cette histoire l’a rendue dingue, précisa-t-elle en faisant tournoyer son index près de sa tempe au cas où l’explication ne serait toujours pas assez claire. Elle a crevé les yeux de sa poupée.

Voltz haussa les sourcils et se leva à son tour.

— Que faisait-elle dans le salon ?

— Elle pleurait devant un portrait accroché au mur. Je suppose que c’est celui de sa mère.

— Sa belle-mère, rectifia Gabriel. Elle s’est suicidée l’été dernier en sautant de…

Il s’interrompit juste à temps pour donner à ses paroles une connotation suffisamment morbide pour coller à Rose une frayeur supplémentaire.

— En sautant du rocher ? De ce rocher où se tenait la silhouette que vous prétendez ne pas avoir vue ? s’emballa la jeune fille, pâle comme un linge.

— Mais non… Enfin oui, mais cela ne signifie rien. Après tout, le corps de Joseph a été aussi retrouvé au pied de ce foutu rocher…

S’il avait pris ne serait-ce que quelques secondes de plus pour réfléchir avant de lui répondre, sans doute aurait-il renoncé à un argument aussi peu convaincant et contreproductif. Le visage de Rose s’était décomposé tant de peur que de dépit d’être sous la « protection » d’un empoté de première dès lors qu’il s’agissait de faire preuve d’un minimum d’empathie.

— Les fantômes n’existent pas, n’est-ce pas ? tenta-t-elle en luttant contre une envie grandissante de prendre ses jambes à son cou et de quitter cet antre du diable, tempête ou pas.

— En réalité, oui…  Mais on ne peut pas les voir…

Gabriel se maudit intérieurement. « Mais ferme-la ! » entendit-il son bon sens hurler alors qu’il venait une fois de plus de se fourvoyer.

—  …. donc ce que tu as vu est probablement un des villageois que j’ai aperçus près du village en train de monter la garde, se rattrapa-t-il aux branches.

D’abord sceptique, Rose considéra un instant l’explication bancale avant de finalement se laisser convaincre. Elle le fut d’autant plus que l’immortel lui décocha un de ses sourires moqueurs et qu’elle jugea qu’elle s’était suffisamment couverte de ridicule comme cela.

— Le Maire m’attend en bas, annonça Gabriel. Descendons.

L’adolescente opina à contrecœur de la tête. Perturbée par tout ce qui s’était produit en quelques heures, elle sentit soudain une envie irrésistible de se blottir dans l’édredon moelleux de Grégoire et de s’enfuir dans le sommeil. A défaut d’édredon et au risque de le regretter, elle tenta une alternative plus hasardeuse. Elle approcha d’un pas timide de l’immortel et chercha le réconfort qui lui faisait tant défaut à cette minute contre son torse. Pris au dépourvu, Gabriel resta de longues secondes sans réaction, le regard baissé sur les boucles qui lui chatouillaient le menton, les bras ballants, ne sachant s’il devait laisser faire ou au contraire couper court à ce genre de démonstrations devenues beaucoup trop courantes depuis leur arrivée au village. Pas question de l’encourager : Rose ne pouvait pas rester indéfiniment à ses côtés. Inutile de lui donner de fausses illusions.  Mais pas question non plus de la blesser inutilement. Ses nombreuses bourdes l’avaient assez ébranlée comme cela. Il opta donc pour un compromis qu’il lui sembla pour l’heure acceptable. Il se contenta d’une brève caresse sur la tignasse dépeignée et s’écarta doucement, en espérant que cela suffise à apaiser son angoisse si criante qu’il pouvait presque la ressentir.

Un sourire reconnaissant lui répondit. Ce simple geste lui avait suffi. La jeune fille remit de l’ordre dans ses cheveux et dans sa tenue masculine avec des gestes qui avaient retrouvé leur vivacité.

— Dépêchons-nous de tirer les vers du nez du propriétaire. Je ne resterai pas une minute de trop dans cette baraque ! décréta-t-elle.

Gabriel acquiesça. Lui, aussi, était pressé d’en finir.

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