Quand vient le moment de lister les plus grandes séries télévisées, Six Feet Under, The Wire, bien sûr Les Sopranos trônent souvent tout en haut. En somme, la quintessence de la figure de proue en matière de fresques télévisuelles contemporaines : la célèbre chaîne câblée HBO.
Or si cette dernière est devenue synonyme de chefs-d’œuvre absolus (faisant oublier, True Blood en tête, des essais, pourtant de son cru, nettement plus ratés), elle ne saurait pour autant en posséder l’exclusivité.
À l’instar d’un Nintendo en jeu vidéo, dont le Seal of Quality a tendance à aveugler tout en laissant dans l’ombre des productions de la concurrence tout aussi méritantes, HBO a certes permis la création d’œuvres fortes et ambitieuses, mais a aussi et surtout engendré un rehaussement généralisé de la qualité, à l’échelle de l’industrie dans son entier.
Parmi les héritières de l’âge d’or d’HBO, deux d’entre elles se détachent sans aucun doute du lot : Breaking Bad de Vince Gilligan et Mad Men de Matthew Weiner, diffusées toutes deux sur la chaîne AMC, entre 2008 et 2013 pour la première, de 2007 à 2015 pour la seconde.
Deux séries aux finalités bien différentes, aux thématiques qui ne le sont pas moins, se rejoignant néanmoins dans leur ambition première, à savoir celle de capter la psyché, la noirceur, les vicissitudes de leur époque dans toute leur complexité.
Ce à quoi Mad Men ajoute cependant une dimension supplémentaire : celle de baser le cœur de son récit à l’orée des années soixante aux États-Unis (période charnière dans l’histoire contemporaine du pays), conjuguant alors d’une part bouleversements sociaux et sociétaux, d’autre part atermoiements identitaires et moraux.
Les Révolutions de Mad Men s’opèrent ainsi à deux niveaux étroitement mêlés : l’Histoire, ses conséquences et son impact sur l’Amérique de l’époque ; les individus à sa source, leurs habitudes de vie, leur attitude, leurs mœurs, leur devenir.
Une donnée que Damien Leblanc s’attache à perpétuellement ramener au premier plan au cours des cent-vingt-six pages composant son superbe essai éponyme, se faisant fort d’analyser d’emblée la structure macro-sociologique composant et structurant l’ensemble de la série, pour mieux nous ramener au visage de Mad Men, son incarnation, son âme damnée : Don Draper, ou la représentation totale du détestable magnétique, du vénéneux charismatique.
Trois chapitres, trois visions, pour trois angles d’analyses riches et documentés, plaçant dès lors Mad Men à la fois au rang d’objet cinématographique pur en terme de grammaire visuelle et narrative, mais aussi d’étude critique quant à la peinture d’une époque ayant largement conditionné la nôtre.
Une richesse intrinsèque, parfois sous-jacente, que Damien Leblanc prend le temps d’exposer, sans se lancer ou se complaire dans une argumentation vaporeuse ou capillotractée. Les thèmes touchent juste, les démonstrations (concises mais précises) font mouche, réussissant par là-même à redonner à Mad Men la vision d’un tout cohérent, où chaque choix scénaristique (en dépit des aléas aillant émaillé sa production au cours de ses sept saisons) fait sens, et s’inscrit dans une démarche créative réellement ambitieuse, bien au-delà de sa simple aura sulfureuse.
Détail d’importance, preuve (parmi d’autres) de la pertinence de son essai, Damien Leblanc n’en oublie pas d’accorder dans son argumentaire un soin tout particulier à la représentation de la femme dans la série (sans conteste l’une de ses facettes les plus décriées), avec érudition et doigté. Si le machisme et la misogynie latente des personnages masculins a souvent pu faire grincer des dents, Leblanc n’en démontre pas moins l’importance fondamentale des femmes dans la série, de par leur évolution et leur émancipation du joug imposé des canons, ainsi qu’à travers les liens étroits tissés entre les thématiques de la série et l’accomplissement social de celles-ci.
Les Révolutions de Mad Men, finalement trop court (sa concision faisant son efficacité : on aurait cependant aimé y rester…), offre ainsi une lecture exhaustive, passionnante, et c’est heureux, jamais complaisante d’une série paradoxalement désormais un peu oubliée, du moins en retrait de Breaking Bad et des autres exemples susmentionnés, mais qui, dans son ambition, sa conception, et son brio, n’a définitivement rien à leur envier.
Une belle occasion donc, pour celles et ceux qui seraient passés à côté, de se rattraper. Pour les autres, une excuse toute trouvée pour s’y replonger !
Les Révolutions de Mad Men, Damien Leblanc, Playlist Society. Sortie le 28 mars 2017.