« Macondo, de sa naissance à sa mort, de sa Genèse à son Apocalypse, est à l’image de la vie humaine : enfance, maturité, vieillesse et mort, et aussi à l’image de l’histoire humaine. […] García Márquez y a tout mis de son expérience, de sa sensibilité, de sa meurtrissure colombiennes, et la réalité la plus concrète de cet univers latino-américain n’est jamais absente d’un livre, au demeurant, fabuleux. »[1]
Albert Bensoussan, romancier et traducteur français, accomplit dans sa présentation de Cent ans de solitude, le chef-d’œuvre du feu romancier colombien Gabriel García Márquez, un summum d’assimilation littéraire, culturelle et politique. En faisant du roman-fleuve un équivalent contemporain de la Bible, dont Márquez aurait emprunté forme et sens, le Français rase toute la singularité de l’épopée sud-américaine en la catapultant dans les sphères éthérées d’une littérature « universelle ».
Certes, les analyses structurelles de Bensoussan sur la reprise de thèmes et de motifs bibliques dans la fresque de Márquez sont justes. Cent ans de solitude suit effectivement la trajectoire d’une famille élue, les Buendia – avatar moderne du peuple élu hébraïque –, de sa gloire à sa décadence.
Mais peut-on vraiment nier le contexte d’écriture purement sud-américain ? Nier que le mythe des Buendia est d’abord un mythe de l’Amérique latine, de son indépendance à son pillage par les sociétés états-uniennes, en passant par les innombrables guerres civiles qui ruinèrent le continent ? Et aller jusqu’à dire d’un récit mythique qui sert avant tout de miroir des Sud-américain.es luttant pour leur autonomie que « la boule ronde de Macondo, avec tous ses morts-vivants et les générations des Buendia, rayonn[e]nt jusqu’à la fin des temps de la lumière des mythes » ?
Faire cela, c’est dépolitiser une œuvre dont l’engagement politique passe par l’élaboration d’une mythologie à la fois émancipatrice et grotesque. Ne voyant dans la fable qu’un travail essentiellement littéraire, dans la vogue de l’Art pour l’Art – « Parole épique que celle d’un scribe dont l’œil suivrait de droite à gauche les cryptogrammes de la Genèse hébraïque et la lèvre balbutierait les boustrophédons ulysséens » –, Bensoussan annihile le processus d’empowerment littéraire, qu’il réduit à une belle fresque bien écrite, bien proprette, à peine engagée.
Et, de ce fait, prolonge l’impérialisme culturel occidental en neutralisant toute tentative d’émancipation civilisationnelle de l’Amérique latine.
Cent ans de solitude, de Gabriel García Márquez, 1967
Maxime
[1] Albert Bensoussan, préface à Cent ans de solitude, Seuil.