Nous connaissons maintenant tous les objets de la pièce. Mais pour compléter l’analyse « terre à terre » du Saint Jérôme dans sa cellule, il nous reste à comprendre la topographie précise de ce décor.
Une perspective rigoureuse
Le reconstruction de la pièce est tout à fait faisable car, malgré ce qu’on dit certains historiens d’Art, la perspective centrale est parfaitement respectée (voir une discussion amusante sur ce point dans [1]). Nous l’avons effectuée en traçant sur le sol un quadrillage quatre fois quatre (devinez pourquoi), calé en largeur sur le mur de gauche et en profondeur sur l’arrière du pilier de pierre qui marque l’entrée de la cellule. On voit tout de suite que celle-ci n’est pas cubique, mais plus large que haute.
Schéma d’après [3]
Le point de fuite F se situe sous le D inversé (lignes jaunes), le point de distance D sur le meneau de la fenêtre (lignes violettes) : on le détermine facilement par l’intersection de la ligne d’horizon et de la diagonale de la table.
Pour bénéficier de l’effet de relief optimal, il faut positionner son oeil en face de F et à une distance d très rapprochée (exactement la distance entre D et F).
L’effet de seuil
Faites-le : vous verrez alors que vous êtes plus bas que le Saint, en train de gravir les dernières marches de l’escalier qui mène à sa cellule. Devant vous, le lion monte la garde. A l’aplomb de votre tête, la fameuse calebasse vient de trouver sa première justification valide : celle d’un « effet spécial » bluffant.
Vue d’un corridor
Samuel van Hoogstraten, 1662 National Trust, Dyrham Park
Un siècle et demi plus tard, un maître des jeux de perspective réinventera cet effet de seuil, en suspendant une cage à perruche juste au dessus de la tête de l’arrivant.
Vue en plan
Notre hypothèse que Dürer s’est servi d’un quadrillage quatre par quatre n’est pas si mauvaise : elle explique la position de la fenêtre, du pilier d’entrée et de la table (qui est carrée).
Le monogramme se situe sur le croisement stratégique
entre le crâne et le spectateur.
Vue en élévation
Cette vue révèle quelques surprises :
- la calebasse est gigantesque, absolument disproportionnée ;
- la fenêtre de gauche n’est pas symétrique par rapport à l’arche, mais décalée sur la droite ; de plus les meneaux ne sont pas régulièrement espacés ;
- la fenêtre de droite n’est pas la moitié de la fenêtre de gauche : elle est plus basse et les partes vitrées sont bien plus larges : cette fenêtre, qu semble secondaire, laisse en fait rentrer plus de jour que la première.
Les reflets avant tout
Quel intérêt pratique peut justifier un mur aussi compliqué et irrégulier ? La réponse évidente est qu’il n’a pas été conçu pour être vu de face : mais seulement sous le point de vue que Dürer nous impose.
Et ce que voyons sous ce point de vue, c’est :
- une croix noire au centre des reflets de la première fenêtre, dont la comparaison avec les vitraux nous montre qu’ils sont faux ; fenêtre qui malgré les apparences est décentrée par rapport à l’arcade ;
- aucune croix dans les reflets de la seconde, dont la comparaison avec les vitraux est impossible.
En somme :
- la fenêtre avant, éloignée du Saint, est souffrante et faussée ;
- la fenêtre arrière, proche du Saint, est lumineuse et véridique.
Toute interprétation devra tenir compte de cette dissymétrie remarquable.
Si les fenêtres doivent être interprétées non d’après une reconstruction perspective, mais telles qu’elles apparaissent sous le point de vue qui nous est imposé, il est probable que l’ensemble des objets obéissent à la même logique. Nous allons donc proposer une grille de lecture unique, sur laquelle nous construirons par la suite deux interprétations superposées.
La grille de lecture
L’ensemble des objets (sauf la calebasse et les objets des étagères) peut se lire selon quatre axes (A B C D) et quatre niveaux (1 2 3 4). Nous considérons comme des « objets » nécessitant une explication le reflet de la croix (en A2) et le mur décrépi (en A4). Les quatre coussins servent de « base » à chacun des axes.
Ce qui nous donne le tableau ci-dessus.
L’interprétation prosaïque
Voici la synthèse, dans cette grille d’analyse, de ce que donne l’interprétation prosaïque que nous venons de mener.
Quatre grandes énigmes subsistent :
- le chien et la spirale, déjà mentionnés
- le reflet de la croix et le mur décrépi.
Les objets des étagères
Il va nous falloir également analyser la partie en haut à droite de la gravure : les objets des étagères surplombés par la calebasse.
Notons que deux ensembles d’objets proches se retrouvent scindés entre les deux grilles d’analyse :
- les lettres et le ciseau ;
- la spirale et le reste de la calebasse.
Ces distinctions, qui peuvent sembler arbitraire à ce stade, s’éclaireront par la suite.
Nous obtenons ainsi un quadrillage secondaire, trois sur trois, dont toute la ligne supérieure, dédiée à la calebasse, reste à ce stade énigmatique.
Nous allons proposer, dans les chapitres suivants, deux interprétations complètes et superposables des deux grilles.