Autant les études sur Melencolia I remplissent une bibliothèque, autant celles sur Saint Jérôme dans son étude tiennent sur les doigts de la main. Ce sont pourtant deux gravures jumelles, réalisées la même année 1514, et que Dürer vendait la plupart des cas par paire [1] .
Avec peut-être un « mode d’emploi » que nous avons perdu…
Saint Jérôme dans son étude, Dürer, 1514
Car Saint Jérôme, malgré sa plus grande simplicité, propose des lectures tout aussi subtiles que Melencolia I.
Des principes de composition différents
Les deux gravures ont le même format : celui du rectangle d’or (voir 3 La question de la Sphère). Mais le principe de composition est très différent :
- Melencolia I juxtapose une profusion d’objets dans un espace perspectif minimaliste, avec un point de fuite indiqué seulement par les deux fuyantes de la corniche ;
- Saint Jérôme, à l’inverse, met en scène des objets moins nombreux dans un espace perspectif impeccable : nous verrons dans Apologie de la Traduction qu’il est possible de déterminer les mesures de la pièce et l’emplacement précis de chacun.
Des modes de lecture différents
Les règles du jeu que nous propose Dürer sont donc également très différentes :
- Melencolia I demande une lecture à plat basée sur des alignements remarquables, selon la grille fournie par le carré magique, et joue sur le grand nombre d’éléments pour rendre possible des combinatoires multiples (Voir Comme à une fenêtre).
- Saint Jérôme, avec ses rares objets précisément placés, exige que nous inventions une gymnastique totalement différente, une lecture 3D : pas question de faire abstraction de la perspective, la signification symbolique devra nécessairement tenir compte de la position dans l’espace.
Melencolia I contre Saint Jérôme
Au premier regard, les deux gravures semblent n’avoir rien à voir : d’un côté une allégorie sophistiquée pour intellectuels, de l’autre une image pieuse.
Peut-être Dürer les appariait-il justement à cause de leurs forts contrastes :
- climat inquiétant contre ambiance paisible ;
- extérieur contre intérieur ;
- jeune femme avec un enfant, contre vieil homme solitaire ;
- inaction contre travail ;
- désordre contre ordre.
Panofksi consacre un passage magistral à ces contrastes « trop parfaits pour être l’effet du hasard » et conclut que le Saint Jérôme et Melencolia I expriment deux aspirations antithétiques. Ainsi s’opposent
« une vie mise au service de Dieu à ce qu’on peut appeler une vie de compétition avec Dieu – la jouissance paisible de la sagesse divine, à l’inquiétude tragique de la création humaine » [1]
A ajouter à la liste une opposition de formes :
- Côté Melencolia, très peu d’angles droits : l’échelle est penchée, le polyèdre rayonne dans toutes les directions, le sablier est hexagonal, le monogramme gravé à même la pierre a perdu son cartellino. Ce qui met d’autant plus en valeur la singularité du Carré Magique.
- Côté Saint Jérôme, la perpendiculaire est reine : les livres et les souliers sont posés à angle droit, avec une rigidité militaire; le sablier est octogonal ; la tête de mort et le lion fixent des directions orthogonales ; les poutres, les meneaux, les vitraux, quadrillent le plafond et les fenêtres.
Ce qui met d’autant plus en valeur la singularité du siège placé de guingois, tenu en respect par le rectangle du placard et le carré du monogramme.
Melencolia I comme Saint Jérôme
Deux gravures superposables
Puisque qu’elles ont le même format, certains ont essayé de les superposer l’une à l’autre [2] (nonobstant les imprécisions liées aux écarts entre les différents tirages).
Quelques éléments se rencontrent de manière significative :
- l’arc-en-ciel surplombe l’arcature ;
- le putto vient se percher dans la niche ;
- la crucifix se fiche dans le trou en croix de l’anille, au centre de la meule ;
- le ventre du lion a absorbé les bourses ;
- la calebasse imite la cloche ;
- les monogrammes se frôlent .
Mais nous n’entrerons pas plus avant dans ce jeu à deux échiquiers qui ne peut pas être l’élément explicatif principal, car :
- trop difficile à pratiquer avant les images numériques ;
- rajoutant trop de contraintes à deux compositions déjà excessivement contraintes.
Des complicités
Cependant, sous les oppositions frappantes, il est clair que les deux gravures se répondent discrètement. Ainsi on peut mettre de manière sûre en relation :
- l’arc-en-ciel et l’arcature ;
- la lumière en biais tombant de l’astre ou du soleil ;
- la couronne de feuilles et l’auréole, ainsi que les deux capuchons
- les sabliers, pendus au dessus et à gauche des têtes ;
- le lévrier et le petit chien.
Plus hypothétiquement, on peut noter une correspondance entre :
- les six intervalles de l’échelle et les six culs de bouteille du vitrail
- les sept barreaux de l’échelle et les sept lettres sur la cloison (affichant la même série 2 4 1, voir < xxx>
- la sphère en bas et le chapeau en haut.
Et faut-il voir dans la porte du placard (avec ses deux D inversés) une sorte de clé de lecture, tout comme le carré magique ?
Il nous faudra plus d’éléments pour pouvoir discerner les pures coïncidences, les jeux formels gratuits et les correspondances signifiantes.
A ce stade, contentons-nous d’une conclusion provisoire.
Saint Jérôme, c’est Melencolia
- qui a inversé son sexe et son âge ;
- qui a perdu ses ailes d’Ange mais gagné un chapeau de Cardinal ;
- qui a retrouvé le goût d’écrire.
Bizarreries
Nous allons nous contenter ici de noter quelques détails intrigants, sans tenter pour l’instant de leur chercher une explication.
Les quatuors
Dans cette pièce vouée aux angles droits et aux quadrilatères, trois éléments imitent les Mousquetaires :
- les livres : trois dressés plus un à plat ;
- les coussins : trois à plat avec des pompons, plus un dressé sans pompon.
- les vitraux visibles : trois panneaux verticaux, plus un horizontal coupé en deux.
Cette structure répétitive (trois éléments similaires, un différent) est-elle purement fortuite ?
Etude de six oreillers
Dürer, 1493, The Metropolitan Museum of Art; New York
Le détail du coussin sans pompons, qui peut paraître insignifiant, ne doit pas être pris à la légère chez un artiste aussi scrupuleux et malicieux que Dürer (à titre d’exercice, chercher les visages anthropomorphes dans les coins des coussins).
Les reflets des vitraux
Beaucoup de commentateurs ont salué le tour de force du traitement des reflets comme un des sommets de l’art du burin. Plus d’un siècle plus tard, le grand graveur Hondius rivalisera avec Dürer, dans une gravure où est encore très sensible l’influence de Melencolia I.
Hendrik Hondius, Finis Coronat Opus, 1626, detail
Sauf que, reflet ou pas reflet, les culs de bouteille devraient présenter des alignements horizontaux.
Fenêtre Reflet
Or ici, tout se passe comme si le reflet était tourné de 90° par rapport au vitrail réel. Une erreur du grand Albrecht corrigée par son lointain émule ?
Dürer, 1525, Underweysung der Messung, second livre,fig 001 page 63
En 1525, en tout cas, il ne se « trompera » plus sur les empilements de cercles, non compacts ou compacts.
La pièce trop étroite
La poutre de gauche empiète sur le haut de la première fenêtre ; la cloison du fond coupe la seconde fenêtre en plein milieu.
Ces restrictions à l’espace vital du Saint font-elles allusion à son humilité ? Ou au contraire à une recherche de confort, pour rendre la pièce plus facile à chauffer ?
Le point de fuite trop bas et décentré
La ligne d’horizon, plus basse que les yeux de Jérôme courbé sur son pupitre, signifie-t-elle que le spectateur est un nain ?
Le point de fuite est très innovant : situé inhabituellement près du bord droit, il exagère la taille du mur de gauche par rapport à celle du Saint. Au point que même des historiens d’art ont prétendu que la perspective était fausse et que Dürer était un débutant [3].
De A à D
Etonnant qu’en cinq siècles personne n’ait regardé la gravure de travers !
Si comme nous l’avons vu dans 6.3 Figures de l’Egotisme, Melencolia I est un hommage à la lettre A, il apparaît maintenant que le Saint Jérôme a été conçu pour magnifier le monogramme complet.
Ainsi s’explique la bizarrerie du point de fuite excentré : sans cela, le monogramme (autrement dit le mur de gauche) n’aurait pas la place de se déployer pleinement. Ainsi que la bizarrerie de la seconde fenêtre : elle sert à faire apparaître la barre horizontale du A (en revanche l’autre anomalie, la poutre qui empiète sur l’arcature, reste inexplicable à ce stade).
Un éloge de la lettre D
Maintenant que nous avons la preuve que la structure de la pièce a été conçue, au moins en partie, pour faire surgir cette magnifique image cachée, nous pouvons sans scrupule remarquer que le motif du D, voire même d’un D blanc confronté à un D noir, apparaît à plusieurs reprises :
- sur la porte du placard, un D noir inversé affronte un D blanc
- les deux souliers, ainsi la queue du lion et son ombre, tracent un D noir et un D blanc parallèles [4]
- l’ombre des pieds de la table montre un D blanc englobé dans un D Noir.
Cette ombre bizarre est d’autant plus intentionnelle qu’elle est à moitié fausse : sous l’inclinaison qui fait apparaître le D blanc derrière le pied de gauche, le D noir ne peut apparaître derrière le pied de droite : il serait englobé dans l’ombre rectiligne du plateau (il est aisé de construire une petite maquette pour s’en convaincre) :
l’ombre de la table fait comme si celle-ci n’avait pas de plateau !
De A à D
Faut-il en déduire pour autant que, si Melencolia I est consacrée au A, le Saint Jérôme est dédié au D ? Pas exactement, puisque cette seconde gravure exhibe le monogramme complet.
Nous partirons plutôt de l’hypothèse que :
- Melencolia I illustre la Première étape d’un processus ;
- le Saint Jérôme illustre globalement un processus à quatre étapes, et la floraison de D nous indique que nous en sommes à la quatrième et dernière.
Reste à établir maintenant de quel(s) processus il est question.
Pour conclure cette alléchante introduction aux « astuces » visuelles du Saint Jérôme, nous allons nous permettre ce que nous avons dit tout au début qu’il ne fallait surtout pas faire : chercher des alignements remarquables.
Le regard vers le Crâne
Cet alignement est bien connu : en contemplant la tête de Jésus, Jérôme voit derrière se profiler le crâne. Selon la tradition juive, le mont Golgotha s’appelle » lieu du crâne » parce que c’est là que fut enterré Adam. Dürer traduit avec une économie de moyens remarquable la coïncidence entre le lieu de la Faute et le lieu de la Rédemption, relevée par Saint Ambroise :
« Il convenait que les prémices de notre vie soient placées à l’endroit où il y avait eu le début (l’origine, le principe) de la mort ».
Commentaire de Saint Ambroise sur l’évangile de saint Luc.
« Congruebat quippe ut ibi vitæ nostræ primitiæ locarentur, ubi fuerant mortis exordia »
Trois crucifixions plus une
Ce second alignement est inédit : il joint la croix des meneaux, la croix de l’ombre, le crucifix… et la patte arrière du lion – celle peut être où s’enfonça l’écharde que Saint Jérôme retira.
Nous n’en dirons pas plus sur ces alignements : écho dans le Saint Jérôme des deux grands alignements croisés de Melencolia I (voir 5.3 La croix néo-platonicienne), ils ne fournissent pas le schéma explicatif global que nous recherchons.
[4] http://www.everypainterpaintshimself.com/article/duerers_st._jerome_in_his_study_1514