Une Lettre Capitale
Après ces anagrammes plus ou moins acrobatiques, passons maintenant à un jeu avec une seule lettre, qui n’a jamais été exploré jusqu’ici.
L’angle du pentagone
On a depuis longtemps remarqué que l’échelle fait par rapport à la verticale un angle très proche de 18° (avec les réserves habituelles liées à la variabilité des tirages).
Or cet angle vaut PI/10, autrement dit le demi-angle d’un pentagone, ou encore le demi-angle d’une pointe de l’étoile à cinq branches. D’où d’innombrables tentatives pour montrer que Dürer a construit sa gravure avec des pentagrammes. Comme cette figure géométrique est régie par le nombre PHI, et que le format de la gravure l’est également (voir carré), il n’ait pas exclu qu’il y en ait une effectivement. Mais nous ne l’avons pas découverte.
L’angle du A
Il se trouve que l’angle de 18° a peut-être une raison moins noble, plus égotiste, d’être ainsi mis en valeur dans la gravure. Plutôt que d’inviter à la traque des pentagrammes occultes, il pourrait s’agir plutôt d’une sorte de marque de fabrique : l’angle du A selon Albrecht. Car le logo de l’atelier Dürer était connu de toute l’Europe, et plagié : un collègue particulièrement favorisé par ses initiales, Albrecht Altdorfer, signait même d’un A à l’intérieur d’un autre A, surpassant le maître en terme de célébration auto-référente.
Alphabet mnémotechnique
Johannes Romberch, Congestiorum Aertficiose Memorie, 1553
On voit ici la lettre A associée avec une échelle, une idée que le spectateur lettré aurait donc pu avoir.
Le A de Pacioli
De divina proportione
Luca Pacioli, 1509
Ce livre comporte 23 illustrations montrant comment tracer des lettres harmonieuses avec la règle et le compas, en n’utilisant que des droites et des cercles. Le A de Pacioli s’inscrit dans un carré divisé en quatre, et possède un demi-angle au sommet de 22,5°.
Le A de Dürer
Instructions pour la mesure à la règle et au compas
Dürer,1528, [1]
Dürer reprend les idées de Pacioli et donne tous les gabarits permettant d’inscrire les lettres dans un carré divisé en quatre. De manière générale, les traits pleins doivent avoir comme épaisseur un dixième (pour un carré de côté 1) ; et les traits déliés , un trentième. Concernant le tracé du A, voici le principe : on trace deux points en bas du carré, à une distance de un dixième des angles, qui serviront de point de départ aux deux jambes. Du fait de leurs épaisseurs différentes (la jambe gauche déliée et la jambe droite pleine) on doit ajuster les points d’arrivée sur le bord supérieur du carré, de part et d’autre du centre (Dürer explique précisément comment). Ceci donne, pour la jambe de gauche un angle de 20° (sa tangente vaut 11/30). Mieux que Pacioli, mais tout de même assez différent des 18° de l’échelle.
Le A retourné
Rappelons-nous qu’une gravure est tracée à l’envers : si nous inversons latéralement le A de Dürer, la jambe pleine passe à gauche : et son angle de 18,43° ( tangente 1/3) se confond pratiquement avec celui de l‘échelle. Il y a mieux : la largeur de la jambe pleine est, comme nous l’avons dit, le dixième de la largeur du carré. Or la largeur de l’échelle correspond justement à cette proportion de la largeur de la gravure.
Le A du monogramme
Y a-t-il un rapport entre le A des « Instructions » et un autre A très célèbre, celui du monogramme ?
L’angle est-il le même, et comment le déterminer ?
Le A dans le carré
Nous avons remarqué (voir 2 La question du Carré) que les nombres du carré, si on les suit dans l’ordre croissant, forment des motifs de « ponts ». Comme pour nous inviter à cette lecture séquentielle, le cadran solaire affiche deux séries de nombres : 9 à 12 et 1 à 4. En les reportant dans le carré magique, nos faisons apparaître le « grand pont » et le « petit pont » : autrement dit le A du monogramme.
L’angle du A du monogramme
Si le quadrillage 4×4 nous donne le module permettant de tracer le A du monogramme, sa pente est facile à calculer : elle vaut 1/3, autrement dit le même angle de 18°45 que pour le grand A des « Instructions » (retourné).
Le grand A sur la gravure
Il ne reste donc plus qu’à tracer un grand A de Dürer retourné, selon la méthode qu’il indique. Remarquons que les deux cercles qui définissent le profil du bas des jambes doivent avoir, selon Dürer, le septième du côté du carré. Autrement dit, dans la gravure, la mesure du carré magique. On retrouve donc, dans la construction de la lettre comme dans la composition de la gravure, le même choix de proportions simples (1/3, 1/7, 1/10).
Superposons notre grand A à la gravure : non seulement la jambe gauche coïncide avec l’échelle, mais le reste de la lettre s’intègre plutôt bien à la composition : le putto, avec son stylet et son ardoise, se retrouve logé dans le triangle supérieur du A. Melencolia, elle, est coupée en deux : la main qui tient le livre et le compas se retrouve dans le trapèze inférieur de la lettre, l’autre main reste à l’extérieur.
Les six objets de l’Ecriture
Il est intéressant que les deux mains qui tiennent des outils d’écriture soient confinées dans les deux compartiments internes de la lettre. Tandis que les quatre autres objets liés à l’écriture, le panonceau, le carré magique, la signature et l’encrier se retrouvent à l’extérieur de la Lettre.
Les quatre signatures
Nous savons que Dürer a signé deux fois la gravure : une première fois en bas, juste au-dessus de la patte droite du grand A.
Une deuxième fois en bas du carré magique. On peut d’ailleurs également lire A et D comme l’abréviation de Anno Domini, que l’on rencontre fréquemment à côté des dates : d’où une équivalence flatteuse entre Dürer et Domini.
Si Finkelstein a raison avec son anagramme « LIMEN CAELO » (voir 6.2 Devinettes acrobatiques), Dürer a apposé sa signature à un troisième emplacement, cette fois en haut à gauche du grand A.
Par raison de symétrie, nous nous attendons donc à trouver une quatrième signature juste au dessus de la patte gauche du grand A.
L’encrier de Dürer
Comment nomme-t-on en latin un « encrier décoré » ? « Atramentarium Decoratum ». Tandis que le clou près des trois clous ironise sur les difficultés de Dürer l’artisan , l’encrier près de la boule pourrait faire allusion à Dürer le courtisan, suffisamment prudent pour côtoyer la fortune sans risquer de grimper dessus.
Un objet somptueux rempli d’encre noire, mais frappé du signe de l’Etoile : bel autoportait d’un génie atrabilaire.
Aussi étonnantes que soient ces coïncidences, est-il concevable qu’un artiste de la qualité de Dürer s’amuse, pour une de ses oeuvres majeures, à jouer comme un gamin avec son initiale ?
Tout se passe comme si le thème du A avait servi de principe de composition à usage interne, destiné avant tout à l’artiste et à ses familiers : un peu comme le motif B-A-C-H dans l’« Art de La fugue ».
Que maître Albrecht ait développé des réflexions poussées sur la forme de la lettre A, prima littera, premier caractère de l’alphabet et de son prénom, n’a rien d’étonnant. Qu’il ait souhaité les intégrer dans une oeuvre conçue comme un compendium dürerien est logique. Qu’il ne les ait pas annoncées à grands coups de trompette est compréhensible : l’égotisme bien tempéré rehausse l’oeuvre, l’exhibitionnisme l’étouffe.
Mais il y a là peut être plus qu’un jeu formel : du A de l’Alphabet au A de Albrecht, du A des « Instructions » au A du monogramme, on retrouve le même rapport qu’entre l‘Idée – universelle et éternelle, et la Chose – individuelle et mortelle. Pour passer du A qui enseigne au A qui signe, il suffit de lui couper la tête. De la même manière qu’en coupant la pointe d’un cube étiré – un solide qui appartient à tout le monde – on obtient le polyèdre de MELENCOLIA I, une forme qui n’appartient qu’à Dürer.
Le grand A que l’échelle et l’imagination surimposent sur la gravure nous fait voir l’idée platonicienne, qui régit et qui organise. Les signatures aux quatre coins n’en sont que les thuriféraires.
[1] Instructions pour la mesure à la règle et au compas : version digitalisée sur
http://digital.slub-dresden.de/werkansicht/dlf/17139/115/