Il n’en fut pas toujours ainsi. Thomas More fut rangé dès le XIXe siècle parmi les ancêtres lointains du mouvement ouvrier et les pionniers du communisme. À Moscou, en 1918, on fit figurer son nom sur l’obélisque dédié aux précurseurs du socialisme et en France l’Utopie fut édité par les Éditions sociales dans la collection des Classiques du peuple. Il était un temps où tout militant révolutionnaire, pour savoir où le menait le « mouvement qui abolit l’état actuel des choses », devait savoir d’où il venait. L’occasion est bonne de se remettre de nouveau à l’ouvrage grâce à la réédition de l’Utopie de Thomas More par les éditions Aden qui ont aussi demandé à Serge Deruette d’en rédiger une importante introduction.
S’il y a bien une chose donc l’on peut être sûr après avoir refermé l’Utopie, c’est que Thomas More aurait été bien surpris de l’appropriation qui fut faite de son livre au cours des siècles ultérieurs. Et il n’aurait sans doute pas imaginé la force propulsive qu’a atteint ce mot par lui inventé : « utopie ». L’homme n’avait rien d’un révolutionnaire ou même d’un révolté. Lettré humaniste d’une prodigieuse érudition, mais aussi juriste au service un temps des commerçants de Londres, Thomas More fut ainsi un ami d’Érasme, un membre d’honneur de la corporation des merciers et finalement le chancelier du roi d’Angleterre Henri VIII. Son plus grand acte de révolte ne fut nullement une tentative de jeter à bas le vieux monde mais son refus de rompre avec le catholicisme alors que la monarchie anglaise passait à la Réforme. Thomas More resta catholique alors que son roi se brouillait avec le pape et lançait son pays dans le protestantisme.
Après sa démission, il fut victime de la malveillance des nouveaux conseillers d’Henri VIII mais aussi de l’hostilité du roi qui ne pouvait supporter cette forme de résistance, par ailleurs assez discrète. More fut finalement enfermé dans la Tour de Londres puis décapité en 1535. Cette sorte de martyr explique sa canonisation par l’Église catholique en 1935 ; Jean-Paul II en a fait plus récemment le saint patron des gouvernements et des hommes politiques. Thomas More est donc une figure revendiquée à la fois par le mouvement ouvrier mais aussi, et à raison d’ailleurs, par la papauté ! Voilà qui est plutôt déroutant…
Un communisme décrit dans tous ses détails
Dérouté, on le sera tout autant par la lecture de l’Utopie, 500 ans après sa rédaction. Qu’y avait-il de Thomas More et de ses convictions là-dedans ? Cette longue description de l’île imaginaire d’Utopie, précédée d’une première partie sous forme de dialogue politique sur les maux de l’époque, est incontestablement fascinante. Elle est l’œuvre d’un humaniste érudit dont la pratique des auteurs antiques et la connaissance de l’histoire ancienne ont largement servi à construire son Utopie, sans que jamais les références ne semblent écrasantes ou ne brident son imagination. L’ouvrage prétend être un récit de voyage effectué par un « marin philosophe » fictif, Raphaël Hythloday, mais More y prend lui-même la parole comme interlocuteur souvent septique face aux arguments et à la société que présente Hythloday. Ce scepticisme feint ou réel est un discret fil directeur de l’ouvrage que suggère d’une certaine manière More : le nom même d’« Hythloday » est un jeu de mot venant du grec qui signifie plus ou moins « expert en balivernes », comme le constate Serge Deruette. La véracité d’un récit qui pourrait n’être qu’une farce est aussi remise en cause par le choix des noms propres inventés à l’occasion : la capitale de l’ile, Amaurote, est « invisible » et son fleuve, l’Anhydre, est « sans eau ».
Serge Deruette pourtant tranche en faveur de la sincérité de Thomas More et non pas d’une œuvre de dérision. La prudence politique l’incitait à se faire le contradicteur de Raphaël et à paraître sceptique. Mais l’Utopie est un texte à la portée politique évidente, inscrite largement dans les enjeux de l’époque : la première partie y fait explicitement référence et l’on y débat des guerres princières, des enclosures frappant les paysans britanniques ou de la sévérité croissante de la justice envers les voleurs qui sont souvent des nécessiteux. More se montre à la fois un critique vigoureux de l’absolutisme royal naissant, de la justice pénale de plus en plus lourde mais aussi du capitalisme balbutiant. Il est intéressant de constater qu’il n’y a chez lui aucune vraie nostalgique des rapports sociaux féodaux.
La force et le génie de son texte sont de ne pas se limiter à la critique et de refuser la nostalgie pour proposer un autre modèle social, à savoir l’île d’Utopie décrite avec une grande minutie de détails. Ses fondements sociaux et politiques en sont toutefois plutôt simples : l’Utopie est une république communiste. Son « prince » n’en est pas vraiment un et est plutôt à rapprocher du doge de Venise. Ses institutions sont construites sur la libre délibération et sur le vote à tous les échelons. Les élus du peuple utopien ne profitent d’aucun avantage matériel et l’égalité économique caractérise tous les rapports sociaux. Persuadé que « l’unique moyen de distribuer les biens avec égalité, avec justice et de constituer le bonheur du genre humain, c’est l’abolition de la propriété », More imagine donc une société où chacun travaille manuellement – excepté une toute petite caste de lettrés qui se consacre aux tâches intellectuelles –, où les biens sont distribués gratuitement et où une planification impérative commande la production et la diffusion des richesses. L’argent n’existe pas et les métaux précieux n’ont aucune valeur intrinsèque. À vrai dire on ne retrouve l’or et l’argent que sous la forme de chaines forgées pour les prisonniers. Voilà une bien belle métaphore du fétichisme de l’or et de la monnaie !
Les faces sombres de l’île d’Utopie
La présence de prisonniers et d’esclaves intriguera toutefois. L’Utopie de More peut sembler sur certains points bien contradictoire : officiellement libre et égalitaire, l’île connaît l’esclavage, que ce soit à la suite d’un châtiment judiciaire ou de conquête guerrières. Certes, la condition n’est pas héréditaire et les esclaves ne sont pas traités de manière inhumaine – ce qui explique l’esclavage volontaire d’étrangers venus chercher une pitance – mais la chose interroge, et ce d’autant plus que l’esclavage au XVIe siècle a largement disparu en Europe. On pourrait y voir là l’influence du modèle antique auquel s’est confronté More : les civilisations romaine et grecque étaient largement esclavagistes. On peut y discerner aussi une volonté de « réalisme » dans la description de l’île, ce qui impliquerait d’en présenter une part plus sombre. Si, comme le décrit More, l’île d’Utopie soudoie les gouvernements ennemis, incite par la corruption à assassiner les princes qui lui sont hostiles, et engage des mercenaires sans foi ni loi pour se défendre, pourquoi l’esclavage serait-il invraisemblable ?
À notre avis, il faut plutôt chercher autre part l’explication à cette forme de régression historique que constitue l’introduction l’esclavage dans un système social a priori débarrassé de l’exploitation. Si l’esclavage n’est pas héréditaire, c’est qu’il est principalement une punition imposée aux criminels de l’intérieur et aux ennemis de l’extérieur. Il est justifié par la perfection du système utopique : qui y déroge perturbe ce qui est parfait. L’individu devient un danger pour cette perfection et est en conséquence sorti de l’ordre parfait pour déchoir dans l’esclavage. Redressé moralement, il peut toutefois être libéré. Il y a une forme de conformisme social assez fort sur l’île d’Utopie et il ne fait pas bond de s’y soustraire: certains vices sont proscrits (les jeux de hasard et d’argent, le libertinage, les tavernes…) et déroger à la norme y est très mal vu. L’imposition d’une tunique unique et stéréotypée à chacun découle de tels principes, tout la structuration de ces villes monotnes aux rues géométriques et au nombre d’habitants fixe et intangible. Il est assez attristant de constater qu’aussitôt inventé, le communisme risquait déjà de devenir un « communisme de caserne ».
Une société frappée d’immobilité ?
On remarquera, en outre, que les individualités n’apparaissent pas dans le récit de Raphaël Hytloday : excepté le mythique fondateur Utopus, aucun utopien n’a de noms ni de personnalité. Il n’y a bien que dans le domaine de la religion que les opinions semblent diverger, même si l’athéisme, nécessairement très mal vu, y est marginal. De même on ne sait pas grand chose sur l’histoire d’Utopie, au-delà de sa fondation légendaire : l’île semble figée sous une forme statique quasiment atemporelle. D’ailleurs, même si l’instruction y est généralisée – et ce pour les deux sexes –, les Utopiens n’ont inventé que des institutions et rien dans le domaine technologique. Ils ne semblent pas être foncièrement hostiles à l’innovation, puisque les « nouveautés » amenées par le voyageur Raphaël que sont la culture grecque ou le christianisme y ont reçu bon accueil. Mais une dynamique interne et progressiste propre à la société utopique n’est pas envisagée par Thomas More. Dans une société où l’on respecte avant tout les chefs de famille mâles et âgés, cet aspect patriarcal incite sans doute assez bien à l’immobilisme, sans que cela apparaisse comme un travers.
Peut-être conscient des contradictions de son modèle utopique, sans doute quelque peu effrayé par la radicalité extrême de cette société nouvelle qu’il venait d’imaginer, Thomas More finit assez logiquement son texte sur ce constat ambigu : « je confesse aisément qu’il y a chez les Utopiens une foule de choses que je souhaite voir établies dans nos cités. Je le souhaite plus que je l’espère ». Aujourd’hui que ce soit la raison ou les sentiments qui nous incitent à nous tourner vers l’utopie, ce travail d’inventaire reste toujours à faire, 500 ans après le livre révolutionnaire de Thomas More.
Baptiste Eychart
Thomas More, L’Utopie, introduction par Serge Deruette, Aden, 346 pages, 12 €.