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Cloclo : chanson populaire au temps du 45 tours, une forme moyenne
Publié le 21 mars 2017 par FmarietPhilippe Chevallier, La chanson exactement. L'art difficile de Claude François, Paris, 2017, PUF, 286 p., Index, Bibiogr., 19 €.
Diplômé de philosophie qui a publié sur Michel Foucault et Søren Kierkegaard, Philippe Chevallier avait tout pour bien mépriser superbement les chansons et le personnage de Claude François. Pourtant, par défi personnel, il a voulu comprendre et expliquer la fascination populaire pour le chanteur, et, les deux étant liées, l'hostilité ethnocentriste de milieux dits "intellectuels" à l'égard de cette musique : il épingle sans pitié les plaisanteries condescendantes et l'ignorance technique, suffisance et insuffisance, comme d'habitude... des critiques.
Le livre est une enquête sur la production de la variété à l'époque de la "reproduction mécanique" (nous sommes en apparence sur la voie de Walter Benjamin, d'Adorno, ou de Marshall McLuhan). Comment en rendre compte de la variété très grand public ? Le travail de l'auteur ne relève pas de la sociologie traditionnelle à coup de statistique, il ne relève pas non plus d'une sociologie bourdieusienne ; il s'agit d'une analyse méticuleuse, exigeante, respectueuse (husserlienne, "revenir aux choses mêmes") du mode de production des chansons de Claude François, de la division du travail musical qui y préside, des différents métiers du son, de la géographie des studios d'enregistrement, etc. Investigation culturelle qui s'en tient à son objet et dégagée du côté célébrité (pourtant, il y a de quoi faire) : "Penser la musique populaire enregistrée" (chapitre 3), tel est l'objectif presque sans précédent que vise cet ouvrage dont la force et l'originalité théorique ne doivent pas être masquées par le sujet, si peu légitime. Là où beaucoup dénoncent, Philippe Chevallier énonce.
Le premier chapitre analyse une composante essentielle de la chanson populaire, la "volonté de la reprise : la forme moyenne ne se préoccupe pas de créer, elle recycle ce qui a fait ses preuves". D'où la récupération de chansons américaines (Claude François avait organisé une veille systématique), puis adaptation au marché français en français. Répétition, "Rehash" (désagrégé / réagrégé), disait John Lennon de la chanson en général (et non "réchauffé" comme on le traduit, ce n'est pas la même cuisine !). Le plagiat serait donc la règle mais comment le définir noblement ? Remarquable analyse de Philippe Chevallier que cet "éloge de la forme moyenne".
En résumé : rigueur et exigence. "Tout chez Claude François sonne juste" ; de formation classique, batteur de jazz, il a le culte du solfège et de la partition (formation de chant, violon, percussion, batterie, tumba) qui aboutissent à une "maîtrise totale" du produit final (chapitre 2). Claude François s'avère "créateur de formes" : "ça s'en va et ça revient / c'est fait de tout petits riens / ça se chante et ça se danse, et ça revient, ça se retient" : définition de la forme chanson populaire ?
La chanson de Claude François est inséparable de l'industrie de l'époque : celle des microsillons 45 tours, du marketing qui l'accompagne (cf. mass-média : "Salut les Copains", l'émission quotidienne, à 5 heures de l'après-midi sur la radio Europe 1 (1959-1969), le magazine mensuel du même nom (1962, 1 million d'exemplaires) ont laissé des traces : les fans de Claude François répondent toujours présents (tout comme ceux de Dalida) : Télé7Jours publie, en 2016-2017, 50 CD, "La collection officielle Salut Les Copains" (Polygram, Europe 1) et même un calendrier SLC (dont Claude François illustre le mois de décembre). Homme de média, Claude François racheta le magazine Podium en 1972... People d'un côté, fans de l'autres. Marché de la nostalgie : "Hier est près de moi"("yesterday once more") avec "Every sha-la-la-la, every wo-o-wo-o".
Cloclo, danseur infatigable, précis et travailleur acharné, égyptien de mère italienne, amoureux de la chanson américaine et française, chantera aussi en arabe.
Claude François sociologue ? Les textes sont plus sérieux qu'ils n'en ont l'air : "Comme d'habitude" (devenu "My way" avec Sinatra), les petits matins quotidiens sont loins des grands soirs et du grand amour. Nous sommes en 1968 et Sheila chante le tube de l'été ("Petite fille de français moyen") tandis que Claude François chante "Le lundi au soleil" dans la grande ville ; rêve de "ne rien faire", nostalgie de la campagne (les foins, le raisin, "la ferme du bonheur"), moderne, actuel. "La chanson populaire pèche le plus souvent par excès de sérieux. Son tort est de toujours dire des choses de la vie", souligne Philippe Chevallier ; "gravité dans le frivole" disait Baudelaire. Ce que retouvent peut-être aujourd'hui ceux qui se sont fait alors "une certaine idée de la France" (1965) avec les succès de Stone et Charden, Michel Sardou, Sheila... Génération ?
Qu'en devient-il de ce mode de production et de distribution à l'époque de la reproduction numérique, de YouTube, Spotify ou Apple Music ? Il y a tant à faire pour comprendre le miracle industriel d'une chanson populaire à succès.
Références
Adorno (T.W.), Einleitung in die Musik-sociologie, Zwölf theoretisch Vorlesungen, Frankfurt, Suhrkamp, 1962.
Pierre Bourdieu et al. Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Editions de Minuit, 1965.
Grignon (C), Passeron (C), Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Le Seuil, 1989.
Hennion (A), Les professionnels du disque. Une sociologie des variétés, Paris, A-M Métaillié, 1981.
Hennion (A),Vignolle (J-P), L'économie du disque en France, Paris, Documentation Française, 1978.
Siegfried Kracauer, Jacques Offenbach und das Paris seiner Zeit, Frankfurt, Suhrkamp, 1962.