Outre la rêverie, dont un mot, banal ou rare mais isolé, est toujours porteur, la fonction d’un mot-titre est aussi d’annoncer plus ou moins clairement un enjeu du livre. « iconostases » impose d’abord l’image d’un objet vertical («cloison, muraille ») qui « sépare » ou du moins est placé entre le prêtre et les fidèles : par analogie, poète /poème/lecteur ? En tout cas, il y a l’idée d’un dispositif vertical et plan, constitué d’éléments (icônes) plus petits et autonomes dans une organisation spatiale d’ensemble (« cinq étages ») qui a un sens religieux, sacré, spirituel, contemplatif… comme on voudra. Secondairement ou périphériquement, le mot est lié à la liturgie orthodoxe, à une tradition, à l’ornement et à l’or ou la richesse (« vermeil »), le précieux ou le rare…
Qu’en est-il ? Ouvrant le livre, l’écho le plus manifeste au titre est la disposition du poème. Le texte est éclaté en mots, groupes ou grappes de mots espacés sur la page et disposés en colonnes de nombre variable selon les poèmes : 3- 4 pour les iconostases du début par exemple, et jusqu’à 7 colonnes à la fin du livre.
Pour la première iconostase, que l’on peut supposer matricielle, cela donne :
« Dans le cerveau ça vous revient
ce goût de sel sur la langue
il y a du rouge
des dents cassées
du bruit dans le crâne
ça coule goutte à goutte
ça poisse la lèvre
jusqu’à
l’oubli la bouche
suinte
ça balbutie la mort
ça cogne
sur la tempe la batte
de l’ennemie offerte »
Visuellement, l’œil ne saisit plus le poème comme un bloc, mais plutôt comme une trame, une dentelle dans laquelle l’encre et le blanc, le vide et le plein, les mots et le silence sont dans un rapport de tension, même si globalement les colonnes donnent à la page une architecture stable. Par contre, la lecture, elle, se révèle davantage mouvante, instable, puisque ce dispositif n’impose plus de sens (direction et signification). Je peux lire horizontalement ou verticalement, ou même tenter de lire en diagonale, par groupes, par sauts et retours, de bas vers le haut… En soi, le texte n’implique pas un mouvement de lecture plutôt qu’un autre ; le sens suit en quelque sorte, il ne précède pas. En théorie, le lecteur pourrait donc « inventer » autant de poèmes qu’il le souhaite à partir d’une seule iconostase, selon son déplacement dans le réseau de mots ou groupes de mots donnés par la page. En pratique, on s’aperçoit que si la double lecture (horizontale et verticale) est préservée comme possible, il est plus difficile de mener une lecture disons erratique ou ludique qui reste probante de bout en bout. A chaque lecteur de se risquer à l’exercice, en fonction d’où il place le curseur entre poésie et sens.
On pourrait donc penser à un jeu, fondé sur le hasard et la combinatoire, et cela nous rapprocherait de l’Oulipo ou des « Cent mille milliards de poèmes » de R. Queneau. Il y a peut-être de cela, moins la provocation cocasse et délibérément rieuse de l’auteur de Zazie. Par contre, on retrouve bien un goût pour la prouesse technique de parvenir à ce que du sens circule de façon multiple, sans trop de courts-circuits, à l’intérieur d’un réseau ou d’une trame de mots disposés sur la page. La part de la contrainte dans l’écriture est évidente, même si elle débouche sur une liberté du lecteur ; l’auteur doit veiller constamment à ce qu’une lecture puisse en cacher/révéler une autre, voire d’autres… Un vrai défi, pour la syntaxe par exemple.
Ou bien faut-il voir dans cette entreprise une sorte d’écho mallarméen, un Coup de dés d’un nouveau genre ? On pourrait sans doute encore la placer dans les parages du spatialisme, visant une poésie plus soucieuse de son effet plastique, visuel, que de son contenu et de l’expérience. Le lecteur en décidera. Au passage, il faut saluer le superbe travail d’édition fait par Jacques Brémond : un format inhabituel (21x25), la décision de n’utiliser que la page de droite, l’épaisse couverture en pur coton du Moulin de Larroque, les choix typographiques… tout concourt à faire de ce livre un livre d’art autant que de poésie. De ce point de vue, on retrouverait bien une sorte de sacralité du poème, que le titre iconostases laissait attendre.
On a donc un mouvement d’élévation, un désir de beauté en soi, pure, un art pour l’art qui pourrait sembler assez vain si chaque poème n’était pas l’expression d’une sensibilité, d’une émotion particulière, même si cette dernière reste sous une forme floue, de l’ordre de la tonalité ou du climat. Contrepartie du jeu libre des bifurcations, circulations, propositions possibles, on ne peut arrêter un sens clair qui relierait le poème à un événement personnel, une circonstance de vie, une expérience précise. Mais certaines récurrences, insistances, échos et champs lexicaux fonctionnent un peu comme des balises à l’intérieur de l’iconostase pour indiquer une zone émotionnelle, ou de méditation, ou de « vécu ». Se dessine ainsi une thématique variée, avec des points forts comme le corps, le rêve, la culture, la mémoire… La vision reste dans l’ensemble assez contrastée : d’un côté, certains poèmes sont envahis par la mort, la perte, l’absence (pp. 11, 17, 19, 41, 87…) ou la violence, la haine, la peur (pp. 15, 69, 75, 79, 81…), mais d’autres iconostases expriment la sensualité, le désir (pp. 25, 27, 45, 71, 89…) ou une quête spirituelle diffuse, difficile, mais souvent lumineuse au bout (pp. 51, 53, 99, 101…).
Au fond, ce premier livre est réussi par la synthèse complexe de tensions qu’il propose, un peu comme si la forme de l’iconostase avait permis à Christian Vogels de réunir des options poétiques diverses voire contradictoires, au lieu de choisir l’une d’entre elles et de la poser comme un absolu. Ce premier livre en appelle décidément un second, pour réduire ou accroître le champ, simplifier ou complexifier davantage ; pour l’heure, tout reste ouvert, libre, en même temps qu’est posée une parole savante, exigeante, qui semble viser à son propre effacement devant la lecture comme véritable achèvement de l’acte créateur.
Antoine Emaz
Christian Vogels, iconostases, Editions Jacques Brémond, 108 pages – 25€