CHAPITRE 30
L’annonce de la nouvelle attaque de la bête s’était répandue comme une traînée de poudre. Des gens de tout âge et de tout sexe sortaient des ruelles qui convergeaient vers la place centrale du village. De sa position, Rose avait une vue imprenable sur la masse qui ne cessait de grossir et, avec elle, le brouhaha nerveux de ceux qui s’étaient tus trop longtemps. Parmi ceux-là, elle reconnut aussitôt l’aubergiste. L’homme qui n’avait pas pris la peine d’ôter son tablier fendait la foule pour atteindre les marches de l’église. Sur ses gardes, Rose referma la porte et préféra changer de poste d’observation. La fenêtre de la chambre de Grégoire donnait elle aussi sur la place. Dissimulée derrière les volets, elle serait aux premières loges pour entendre Jacques Le Bihan prendre la parole devant les villageois. Sûr de lui, sa bedaine en avant comme pour donner plus de poids à ce qu’il allait dire, l’aubergiste leva les bras pour calmer les commentaires qui gagnaient en virulence. Par les interstices du volet, Rose remarqua également un jeune garçon à ses côtés qu’elle n’avait jamais vu. De plus en plus inquiète, elle balaya la foule du regard dans l’espoir d’y voir une tête connue. Mais Grégoire et Gabriel restaient à son grand désespoir aux abonnés absents.
— Un peu de silence ! exigea Le Bihan.
Il fallut quelques minutes pour que son injonction eût un quelconque effet. Puis, encouragée par ceux qui se trouvaient au pied de l’escalier, la foule se tut pour laisser parler l’aubergiste.
— Comme vous le savez maintenant tous : la créature a encore frappé. Notre ami Joseph a été attaqué en plein jour à quelques mètres seulement du manoir.
Un murmure parcourut l’assemblée. Chacun y alla de son commentaire à son voisin jusqu’à ce que la voix tonitruante de Le Bihan se fasse de nouveau entendre :
— Monsieur le Maire aura beau claironner qu’il s’agit de loups, nous, nous savons très bien ce qu’il en est ! Combien d’entre nous devrons encore passer l’arme à gauche avant qu’on se décide à faire quelque chose ?!
— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? l’interpela un homme posté en première ligne, face à lui. Le gamin dit que Joseph lui a tiré dessus et que la bestiole n’a même pas moufeté !
— On ne va pas rester là à ne rien faire ! répliqua l’aubergiste.
— Ouais ! Le Kerdaniel fait tout pour pas que ça se sache et pour pas faire de vagues. Y en a assez de plus pouvoir sortir sans risquer n’tre peau ! abonda une voix qui s’éleva de la foule.
D’autres acquiescèrent et bientôt il fut impossible à Le Bihan de reprendre la parole. Malgré les tentatives de certains d’apaiser les esprits échauffés par la peur, l’agitation gagnait les derniers rangs.
— Et le type envoyé par Paris ? interrogea un homme qui avait investi, lui aussi, les marches de l’église.
De son poste d’observation, Rose se crispa et fut tentée d’ouvrir les volets pour ne pas manquer une seule information. Mais elle se ravisa. Téméraire, mais pas complètement inconsciente. D’autant que la mention de l’immortel n’avait pas l’air de mettre les habitants dans de meilleures dispositions. Quelques insultes et noms d’oiseaux fusèrent çà et là, mais au moins la question eut le mérite de faire taire la clameur pour entendre la réponse du jeune garçon qui se tenait près de l’aubergiste.
— Il a pris la bête en chasse… Il n’est pas revenu…
Les mots de l’adolescent atteignirent Rose en pleine poitrine. Les mains crispées contre cette dernière, elle s’écarta brusquement de la fenêtre et resta à fixer les volets clos, hébétée et incapable d’avoir une pensée cohérente. Les commentaires avaient repris de plus bel. Il lui était impossible de distinguer une parole cohérente. Une exclamation plus véhémente que les autres s’éleva tout d’un coup. Rose comprit vaguement que l’on parlait de nouveau du maire. Puis, elle perçut un mouvement de la foule. Elle s’approcha de la fenêtre et, par l’entrebâillement du volet, aperçut la place qui se vidait.
Le rassemblement ne se dispersait pas, mais convergeait au contraire vers la route qui bordait le bord de mer jusqu’à l’extrémité de la pointe. Probablement vers le manoir des Le Kerdaniel. En moins de temps qu’il en fallut pour se remplir, la place se vida. L’écho des voix erra un long moment dans l’air vif de l’après-midi. Quand elle fut certaine de ne plus être surprise, Rose se risqua à sortir sur le pas de porte et scruta les environs de sa position dominante. Elle ne voyait pas encore la délégation de mécontents, dissimulée par les habitations. Mais ce qui la désola davantage était de ne pas voir l’ombre d’un curé ou d’un immortel à l’horizon. Le soleil hivernal s’était voilé et cette maudite brume refaisait surface.
— Qu’est-ce que je fais…, murmura-t-elle comme si elle attendait qu’on vienne la guider.
Partir à la recherche de Grégoire était exclu. Elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il s’était rendu. Annwenn ? Elle ne savait pas où vivait la guérisseuse et cette perspective ne l’enchantait pas plus que de rester dans ce presbytère sordide alors que Gabriel était peut-être en danger. « Ne bouge pas de là ! » l’entendait-elle encore lui intimer. Mais entre la raison et l’angoisse qu’il lui soit arrivé quoi que ce soit, le choix de Rose s’imposa comme une évidence. Elle se précipita aussi vite que lui permettait son état vers la chambre du prêtre et ouvrit la vieille armoire. Elle fouilla parmi les affaires civiles et dénicha un manteau qui remplacerait le sien réduit en lambeaux. La cape pourvue de larges manches lui arrivait jusqu’aux pieds et une fois la capuche rabattue sur la tête, elle disparaissait littéralement sous le vêtement. C’était parfait, jugea-t-elle en s’examinant tant bien que mal dans le petit miroir suspendu au dessus d’une vasque de porcelaine. Elle ne perdit pas une seconde de plus. Ce qu’elle s’apprêtait à faire lui vaudrait sûrement les foudres des deux hommes, par conséquent autant faire preuve d’un minimum de prudence en se mêlant à la population pour ne pas se retrouver une fois de plus seule sur les chemins.
Les rattraper ne fut toutefois pas une mince affaire. Même si la douleur de ses blessures se faisait de moins en moins sentir, il lui était encore impossible de cavaler comme un lapin comme avant. Elle ne parvint à les rejoindre qu’ à la sortie du village et resta à plusieurs mètres derrière les derniers. Curieusement, en se mettant en marche, l’indignation des habitants s’était faite silencieuse. Il devait y avoir une centaine de personnes réunies et pourtant plus aucune ne parlait. Rose pouvait percevoir l’appréhension qui les habitait tous. Les regards scrutaient les environs. Plusieurs se retournèrent vers elle, mais sa jeunesse la protégea d’une quelconque remarque. Ils convergèrent ainsi sans bruit jusqu’à ce que les tourelles du manoir émergent de derrière la brume. Quelques murmures s’élevèrent alors et les pas s’accélérèrent.
Rose les laissa s’éloigner et observa les abords de la propriété. Tout semblait éteint dans cet endroit qu’elle découvrait pour la première fois, comme « mort » pensa-t-elle. Un frisson la parcourut. Elle resserra les pans dans la cape autour d’elle. Ce lieu était malsain. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais cette désagréable sensation qui lui comprimait la poitrine ne la trompait que rarement. A quelques mètres devant elle, les derniers pénétraient dans la cour du manoir. Ils étaient si nombreux qu’ils jouèrent des coudes pour se frayer un passage pour être au plus près de ce qui allait se dérouler. L’intrusion d’autant d’inconnus rendit les chiens fous. Leurs aboiements surplombaient les voix confuses et dissonantes.
Sans eux, peut-être aurait-elle pu entendre les pas s’approcher derrière elle. Il s’était approché de manière si furtive qu’elle ne put rien faire d’autre que de hurler contre la paume qui la bâillonna soudain. Elle se sentit aussitôt soulevée de terre et renonça très vite à se débattre quand les bras qu’elle reconnut rapidement la serrèrent trop fort pour ne pas réveiller ses douleurs dorsales. Face à sa docilité apparente, Gabriel ôta sa main, mais ne la reposa pas pour autant. Il conduisit son fardeau à l’écart, à l’abri des regards, derrière les rochers. Là, il la lâcha avec un manque de tact qui arracha un grognement à Rose. Surtout qu’elle n’était pas plus libre de ses mouvements pour autant. Les doigts de l’immortel s’enfoncèrent dans ses bras et elle ne fut, sur le coup, plus si sûre d’être rassurée de le savoir en vie.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?!
A quelques mètres en dessous d’eux, les vagues venaient se jeter avec violence sur les amas de pierres polies qui roulaient sous leurs assauts. Le bruit assourdissant que faisait leur roulis parut toutefois ridicule en comparaison de la remontrance rugissante de Voltz. Rose hasarda un coup d’œil vers le visage furieux de l’immortel en s’attardant sur ses vêtements tâchés de sang.
— Je… je les ai entendus dire que vous étiez parti à la poursuite de la chose et…
— Et quoi ? explosa-t-il de nouveau si soudainement qu’elle se crispa sous ses doigts. Que comptais-tu faire si ce n’est pas indiscret ? Sans doute m’apporter ta précieuse aide ?
Cette fois, le ton fut trop méprisant pour qu’elle ne réagisse pas au quart de tour. Elle se dégagea à grand renfort de gesticulations qu’elle ne tarda pas à regretter. La douleur irradia dans tout son buste, mais elle serra les dents pour ne pas montrer quoi que ce soit.
— Non ! Je comptais rendre service en identifiant votre corps et proposer comme épitaphe « Ci-gît un sale mufle, ingrat incapable de comprendre qu’on puisse s’inquiéter pour lui » !
Furieuse, elle se retint de lui coller un coup de pied dans les tibias. L’effet serait moindre, mais au moins elle en aurait été soulagée ! Puis très vite, la colère céda le pas à la déception. Malgré ses efforts, elle ne put empêcher les larmes de lui brouiller la vue. L’effet fut immédiat : Voltz émit un grognement de contrariété. Sa propre colère retomba comme un soufflet. S’il l’avait crue capable de duplicité, il aurait pu croire qu’elle le faisait exprès, uniquement pour l’amadouer. Mais ce n’était pas le genre de Rose. Gabriel dévisagea un instant le visage tacheté rougi par le froid et ses yeux gris qui trahissaient une réelle angoisse à l’idée qu’il ait pu lui arriver quoi que ce soit. Il se retint de lui dire qu’il n’avait pas l’habitude que l’on s’inquiète pour lui, qu’il y avait dans cette idée quelque chose de presque irrationnelle au vu du nombre de personnes qui souhaitaient sa mort, qu’il était touché par sa prévenance même si elle rimait dans son cas avec « inconscience », mais il se contenta de demander d’un ton sec :
— Où est Grégoire ?
— Il a dû s’absenter pour une urgence, répondit-elle d’une voix étranglée en chassant d’un revers de manche une larme qui était parvenue à s’échapper. Annwenn aussi est partie… Je ne veux pas la dénoncer sans preuve, mais je trouve étrange que la bête ait de nouveau attaqué au moment où elle se trouvait dehors.
Sur ces mots, l’adolescente reprit de l’assurance.
— Annwenn n’est pas l’assassin. J’étais avec elle…
— Ah d’accord… Je vois ! l’interrompit-elle brusquement, raide comme un piquet, histoire de grappiller quelques centimètres. Je suis morte d’inquiétude pour vous au point d’imaginer déjà l’éloge funèbre que j’allais faire à votre enterrement et, vous, pendant ce temps-là, vous batifolez avec une femme qui, excusez-moi, est aussi claire qu’une fosse à purin ! Ce serait une Egarée que ça ne m’étonnerait qu’à moitié !
Face à son emportement soudain, Gabriel passa en un clin d’œil de l’amusement à la surprise.
— C’est… effectivement le cas. Annwenn n’est pas la chose que l’on cherche, mais c’est une Garache…
— Ah ! Je le savais ! s’exclama Rose, un doigt victorieux brandi sous le nez de l’immortel.
Puis soudainement, une ombre d’incompréhension passa dans son regard.
— Qu’est-ce que c’est une Garache ?
— Un loup-garou femelle… Mais là n’est pas la question. Comment savais-tu ?
Rose haussa les épaules.
— L’instinct, fanfaronna-t-elle, un sourire satisfait au coin des lèvres. C’est cette garce qui m’a attaquée ?
— Elle m’a certifié que non.
L’adolescente fronça les sourcils. Elle s’attendait à une réponse bien plus convaincante.
— Comment pouvez-vous être sûr qu’elle ne vous ment pas ?
— L’expérience, répliqua Gabriel avec le même rictus qu’elle avait affiché plus tôt.
— Je serais curieuse de savoir de quel genre d’ « expérience » vous parlez. Vous êtes sûr que c’est votre cerveau qui vous guide ?
La tête penchée sur le côté, elle papillonna innocemment des cils, prête à répliquer de nouveau s’il tentait de lui faire avaler des couleuvres grosses comme lui. Elle n’était peut-être pas experte en la matière, mais elle connaissait suffisamment l’énergumène pour avoir perçu l’attirance qu’il avait pour la guérisseuse. Sa réponse se fit pourtant attendre. Elle crut avoir gagné le point lorsqu’un sourire sardonique se dessina lentement sur ses lèvres.
— Dois-je déceler derrière ton sarcasme comme une pointe de jalousie ?
Prise au dépourvu par la question, Rose sentit ses joues s’empourprer violemment. Elle s’apprêtait à répliquer et à envoyer paître l’immortel goguenard quand la raison de leur présence dans ce lieu désolé leur fut brutalement rappelée. De la cour des Le Kerdaniel s’éleva soudain des clameurs qui chassèrent aussitôt la légèreté de leur échange.
— Ils sont venus demander des comptes au Maire, expliqua Rose tandis que Gabriel s’éloignait de quelques pas pour aller voir de quoi il en retournait. Ils pensent qu’il veut étouffer les meurtres.
Voltz jura entre ses dents. Ce genre de réaction était aussi prévisible qu’incontrôlable. Il était hors de question de laisser le Maire seul face à une population effrayée et revancharde. Pas plus qu’il ne pouvait laisser Rose rentrer seule.
— Viens avec moi et ne t’éloigne sous aucun prétexte !
Tout d’abord surprise, Rose ne se le fit pas répéter deux fois. Elle emboita son pas rapide et trottina pour se mettre à sa hauteur.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Essayez de calmer la meute…
Le visage grave de l’immortel gâcha quelque peu l’enthousiasme de l’adolescente à l’idée d’être enfin aux premières loges.
— Et si ça ne marche pas ?
— Même conseil qu’à Paris quand on tombait sur un Egaré : tu cours. Et vite.
Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur
CHAPITRE 30
L’annonce de la nouvelle attaque de la bête s’était répandue comme une traînée de poudre. Des gens de tout âge et de tout sexe sortaient des ruelles qui convergeaient vers la place centrale du village. De sa position, Rose avait une vue imprenable sur la masse qui ne cessait de grossir et, avec elle, le brouhaha nerveux de ceux qui s’étaient tus trop longtemps. Parmi ceux-là, elle reconnut aussitôt l’aubergiste. L’homme qui n’avait pas pris la peine d’ôter son tablier fendait la foule pour atteindre les marches de l’église. Sur ses gardes, Rose referma la porte et préféra changer de poste d’observation. La fenêtre de la chambre de Grégoire donnait elle aussi sur la place. Dissimulée derrière les volets, elle serait aux premières loges pour entendre Jacques Le Bihan prendre la parole devant les villageois. Sûr de lui, sa bedaine en avant comme pour donner plus de poids à ce qu’il allait dire, l’aubergiste leva les bras pour calmer les commentaires qui gagnaient en virulence. Par les interstices du volet, Rose remarqua également un jeune garçon à ses côtés qu’elle n’avait jamais vu. De plus en plus inquiète, elle balaya la foule du regard dans l’espoir d’y voir une tête connue. Mais Grégoire et Gabriel restaient à son grand désespoir aux abonnés absents.
— Un peu de silence ! exigea Le Bihan.
Il fallut quelques minutes pour que son injonction eût un quelconque effet. Puis, encouragée par ceux qui se trouvaient au pied de l’escalier, la foule se tut pour laisser parler l’aubergiste.
— Comme vous le savez maintenant tous : la créature a encore frappé. Notre ami Joseph a été attaqué en plein jour à quelques mètres seulement du manoir.
Un murmure parcourut l’assemblée. Chacun y alla de son commentaire à son voisin jusqu’à ce que la voix tonitruante de Le Bihan se fasse de nouveau entendre :
— Monsieur le Maire aura beau claironner qu’il s’agit de loups, nous, nous savons très bien ce qu’il en est ! Combien d’entre nous devrons encore passer l’arme à gauche avant qu’on se décide à faire quelque chose ?!
— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? l’interpela un homme posté en première ligne, face à lui. Le gamin dit que Joseph lui a tiré dessus et que la bestiole n’a même pas moufeté !
— On ne va pas rester là à ne rien faire ! répliqua l’aubergiste.
— Ouais ! Le Kerdaniel fait tout pour pas que ça se sache et pour pas faire de vagues. Y en a assez de plus pouvoir sortir sans risquer n’tre peau ! abonda une voix qui s’éleva de la foule.
D’autres acquiescèrent et bientôt il fut impossible à Le Bihan de reprendre la parole. Malgré les tentatives de certains d’apaiser les esprits échauffés par la peur, l’agitation gagnait les derniers rangs.
— Et le type envoyé par Paris ? interrogea un homme qui avait investi, lui aussi, les marches de l’église.
De son poste d’observation, Rose se crispa et fut tentée d’ouvrir les volets pour ne pas manquer une seule information. Mais elle se ravisa. Téméraire, mais pas complètement inconsciente. D’autant que la mention de l’immortel n’avait pas l’air de mettre les habitants dans de meilleures dispositions. Quelques insultes et noms d’oiseaux fusèrent çà et là, mais au moins la question eut le mérite de faire taire la clameur pour entendre la réponse du jeune garçon qui se tenait près de l’aubergiste.
— Il a pris la bête en chasse… Il n’est pas revenu…
Les mots de l’adolescent atteignirent Rose en pleine poitrine. Les mains crispées contre cette dernière, elle s’écarta brusquement de la fenêtre et resta à fixer les volets clos, hébétée et incapable d’avoir une pensée cohérente. Les commentaires avaient repris de plus bel. Il lui était impossible de distinguer une parole cohérente. Une exclamation plus véhémente que les autres s’éleva tout d’un coup. Rose comprit vaguement que l’on parlait de nouveau du maire. Puis, elle perçut un mouvement de la foule. Elle s’approcha de la fenêtre et, par l’entrebâillement du volet, aperçut la place qui se vidait.
Le rassemblement ne se dispersait pas, mais convergeait au contraire vers la route qui bordait le bord de mer jusqu’à l’extrémité de la pointe. Probablement vers le manoir des Le Kerdaniel. En moins de temps qu’il en fallut pour se remplir, la place se vida. L’écho des voix erra un long moment dans l’air vif de l’après-midi. Quand elle fut certaine de ne plus être surprise, Rose se risqua à sortir sur le pas de porte et scruta les environs de sa position dominante. Elle ne voyait pas encore la délégation de mécontents, dissimulée par les habitations. Mais ce qui la désola davantage était de ne pas voir l’ombre d’un curé ou d’un immortel à l’horizon. Le soleil hivernal s’était voilé et cette maudite brume refaisait surface.
— Qu’est-ce que je fais…, murmura-t-elle comme si elle attendait qu’on vienne la guider.
Partir à la recherche de Grégoire était exclu. Elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il s’était rendu. Annwenn ? Elle ne savait pas où vivait la guérisseuse et cette perspective ne l’enchantait pas plus que de rester dans ce presbytère sordide alors que Gabriel était peut-être en danger. « Ne bouge pas de là ! » l’entendait-elle encore lui intimer. Mais entre la raison et l’angoisse qu’il lui soit arrivé quoi que ce soit, le choix de Rose s’imposa comme une évidence. Elle se précipita aussi vite que lui permettait son état vers la chambre du prêtre et ouvrit la vieille armoire. Elle fouilla parmi les affaires civiles et dénicha un manteau qui remplacerait le sien réduit en lambeaux. La cape pourvue de larges manches lui arrivait jusqu’aux pieds et une fois la capuche rabattue sur la tête, elle disparaissait littéralement sous le vêtement. C’était parfait, jugea-t-elle en s’examinant tant bien que mal dans le petit miroir suspendu au dessus d’une vasque de porcelaine. Elle ne perdit pas une seconde de plus. Ce qu’elle s’apprêtait à faire lui vaudrait sûrement les foudres des deux hommes, par conséquent autant faire preuve d’un minimum de prudence en se mêlant à la population pour ne pas se retrouver une fois de plus seule sur les chemins.
Les rattraper ne fut toutefois pas une mince affaire. Même si la douleur de ses blessures se faisait de moins en moins sentir, il lui était encore impossible de cavaler comme un lapin comme avant. Elle ne parvint à les rejoindre qu’ à la sortie du village et resta à plusieurs mètres derrière les derniers. Curieusement, en se mettant en marche, l’indignation des habitants s’était faite silencieuse. Il devait y avoir une centaine de personnes réunies et pourtant plus aucune ne parlait. Rose pouvait percevoir l’appréhension qui les habitait tous. Les regards scrutaient les environs. Plusieurs se retournèrent vers elle, mais sa jeunesse la protégea d’une quelconque remarque. Ils convergèrent ainsi sans bruit jusqu’à ce que les tourelles du manoir émergent de derrière la brume. Quelques murmures s’élevèrent alors et les pas s’accélérèrent.
Rose les laissa s’éloigner et observa les abords de la propriété. Tout semblait éteint dans cet endroit qu’elle découvrait pour la première fois, comme « mort » pensa-t-elle. Un frisson la parcourut. Elle resserra les pans dans la cape autour d’elle. Ce lieu était malsain. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais cette désagréable sensation qui lui comprimait la poitrine ne la trompait que rarement. A quelques mètres devant elle, les derniers pénétraient dans la cour du manoir. Ils étaient si nombreux qu’ils jouèrent des coudes pour se frayer un passage pour être au plus près de ce qui allait se dérouler. L’intrusion d’autant d’inconnus rendit les chiens fous. Leurs aboiements surplombaient les voix confuses et dissonantes.
Sans eux, peut-être aurait-elle pu entendre les pas s’approcher derrière elle. Il s’était approché de manière si furtive qu’elle ne put rien faire d’autre que de hurler contre la paume qui la bâillonna soudain. Elle se sentit aussitôt soulevée de terre et renonça très vite à se débattre quand les bras qu’elle reconnut rapidement la serrèrent trop fort pour ne pas réveiller ses douleurs dorsales. Face à sa docilité apparente, Gabriel ôta sa main, mais ne la reposa pas pour autant. Il conduisit son fardeau à l’écart, à l’abri des regards, derrière les rochers. Là, il la lâcha avec un manque de tact qui arracha un grognement à Rose. Surtout qu’elle n’était pas plus libre de ses mouvements pour autant. Les doigts de l’immortel s’enfoncèrent dans ses bras et elle ne fut, sur le coup, plus si sûre d’être rassurée de le savoir en vie.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?!
A quelques mètres en dessous d’eux, les vagues venaient se jeter avec violence sur les amas de pierres polies qui roulaient sous leurs assauts. Le bruit assourdissant que faisait leur roulis parut toutefois ridicule en comparaison de la remontrance rugissante de Voltz. Rose hasarda un coup d’œil vers le visage furieux de l’immortel en s’attardant sur ses vêtements tâchés de sang.
— Je… je les ai entendus dire que vous étiez parti à la poursuite de la chose et…
— Et quoi ? explosa-t-il de nouveau si soudainement qu’elle se crispa sous ses doigts. Que comptais-tu faire si ce n’est pas indiscret ? Sans doute m’apporter ta précieuse aide ?
Cette fois, le ton fut trop méprisant pour qu’elle ne réagisse pas au quart de tour. Elle se dégagea à grand renfort de gesticulations qu’elle ne tarda pas à regretter. La douleur irradia dans tout son buste, mais elle serra les dents pour ne pas montrer quoi que ce soit.
— Non ! Je comptais rendre service en identifiant votre corps et proposer comme épitaphe « Ci-gît un sale mufle, ingrat incapable de comprendre qu’on puisse s’inquiéter pour lui » !
Furieuse, elle se retint de lui coller un coup de pied dans les tibias. L’effet serait moindre, mais au moins elle en aurait été soulagée ! Puis très vite, la colère céda le pas à la déception. Malgré ses efforts, elle ne put empêcher les larmes de lui brouiller la vue. L’effet fut immédiat : Voltz émit un grognement de contrariété. Sa propre colère retomba comme un soufflet. S’il l’avait crue capable de duplicité, il aurait pu croire qu’elle le faisait exprès, uniquement pour l’amadouer. Mais ce n’était pas le genre de Rose. Gabriel dévisagea un instant le visage tacheté rougi par le froid et ses yeux gris qui trahissaient une réelle angoisse à l’idée qu’il ait pu lui arriver quoi que ce soit. Il se retint de lui dire qu’il n’avait pas l’habitude que l’on s’inquiète pour lui, qu’il y avait dans cette idée quelque chose de presque irrationnelle au vu du nombre de personnes qui souhaitaient sa mort, qu’il était touché par sa prévenance même si elle rimait dans son cas avec « inconscience », mais il se contenta de demander d’un ton sec :
— Où est Grégoire ?
— Il a dû s’absenter pour une urgence, répondit-elle d’une voix étranglée en chassant d’un revers de manche une larme qui était parvenue à s’échapper. Annwenn aussi est partie… Je ne veux pas la dénoncer sans preuve, mais je trouve étrange que la bête ait de nouveau attaqué au moment où elle se trouvait dehors.
Sur ces mots, l’adolescente reprit de l’assurance.
— Annwenn n’est pas l’assassin. J’étais avec elle…
— Ah d’accord… Je vois ! l’interrompit-elle brusquement, raide comme un piquet, histoire de grappiller quelques centimètres. Je suis morte d’inquiétude pour vous au point d’imaginer déjà l’éloge funèbre que j’allais faire à votre enterrement et, vous, pendant ce temps-là, vous batifolez avec une femme qui, excusez-moi, est aussi claire qu’une fosse à purin ! Ce serait une Egarée que ça ne m’étonnerait qu’à moitié !
Face à son emportement soudain, Gabriel passa en un clin d’œil de l’amusement à la surprise.
— C’est… effectivement le cas. Annwenn n’est pas la chose que l’on cherche, mais c’est une Garache…
— Ah ! Je le savais ! s’exclama Rose, un doigt victorieux brandi sous le nez de l’immortel.
Puis soudainement, une ombre d’incompréhension passa dans son regard.
— Qu’est-ce que c’est une Garache ?
— Un loup-garou femelle… Mais là n’est pas la question. Comment savais-tu ?
Rose haussa les épaules.
— L’instinct, fanfaronna-t-elle, un sourire satisfait au coin des lèvres. C’est cette garce qui m’a attaquée ?
— Elle m’a certifié que non.
L’adolescente fronça les sourcils. Elle s’attendait à une réponse bien plus convaincante.
— Comment pouvez-vous être sûr qu’elle ne vous ment pas ?
— L’expérience, répliqua Gabriel avec le même rictus qu’elle avait affiché plus tôt.
— Je serais curieuse de savoir de quel genre d’ « expérience » vous parlez. Vous êtes sûr que c’est votre cerveau qui vous guide ?
La tête penchée sur le côté, elle papillonna innocemment des cils, prête à répliquer de nouveau s’il tentait de lui faire avaler des couleuvres grosses comme lui. Elle n’était peut-être pas experte en la matière, mais elle connaissait suffisamment l’énergumène pour avoir perçu l’attirance qu’il avait pour la guérisseuse. Sa réponse se fit pourtant attendre. Elle crut avoir gagné le point lorsqu’un sourire sardonique se dessina lentement sur ses lèvres.
— Dois-je déceler derrière ton sarcasme comme une pointe de jalousie ?
Prise au dépourvu par la question, Rose sentit ses joues s’empourprer violemment. Elle s’apprêtait à répliquer et à envoyer paître l’immortel goguenard quand la raison de leur présence dans ce lieu désolé leur fut brutalement rappelée. De la cour des Le Kerdaniel s’éleva soudain des clameurs qui chassèrent aussitôt la légèreté de leur échange.
— Ils sont venus demander des comptes au Maire, expliqua Rose tandis que Gabriel s’éloignait de quelques pas pour aller voir de quoi il en retournait. Ils pensent qu’il veut étouffer les meurtres.
Voltz jura entre ses dents. Ce genre de réaction était aussi prévisible qu’incontrôlable. Il était hors de question de laisser le Maire seul face à une population effrayée et revancharde. Pas plus qu’il ne pouvait laisser Rose rentrer seule.
— Viens avec moi et ne t’éloigne sous aucun prétexte !
Tout d’abord surprise, Rose ne se le fit pas répéter deux fois. Elle emboita son pas rapide et trottina pour se mettre à sa hauteur.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Essayez de calmer la meute…
Le visage grave de l’immortel gâcha quelque peu l’enthousiasme de l’adolescente à l’idée d’être enfin aux premières loges.
— Et si ça ne marche pas ?
— Même conseil qu’à Paris quand on tombait sur un Egaré : tu cours. Et vite.
Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur