Naufragés de la Grande Guerre qui avait pourtant épargné la Suisse, ils étaient venus par l'eau ou les mauvais chemins faire niche dans les baraques abandonnées par les bacounis, ces matelots du temps de la marine à voile du Léman.
Parmi ces naufragés, il y a Lucien, le prénom choisi par sa mère et employé à la demande de celle-ci par ses parents adoptifs. Mais, en fait, il se prénomme Pierre-Michel. Son grand-père, Pierre Druey, gros cultivateur du Haut-Bourg, l'a placé à sa naissance chez de jeunes parents qui ont curieusement pris des surnoms de vieux.
Bon Papa et Bonne Maman ont vingt-quatre ans quand ils adoptent Lucien, né à la Saint-Sylvestre, juste comme on changeait de siècle. Ils s'installent au Moulinet, qu'ils restaurent. Ils y accueillent Germaine, qui, à huit ans, leur est confiée par l'oeuvre de Sainte-Madeleine, contre la promesse d'une pension.
En 1910 le couple est victime d'un escroc et, au printemps 1911, les ennuis arrivent avec les gendarmes: La vieille meule du Moulinet brassait des mots terribles qui tournaient dans la tête des jeunes occupants: saisie, mise en demeure, sommation, commandement de payer... L'hiver serait plus dur que jamais au Moulinet.
Germaine a dix-sept ans et quitte ses tuteurs pour récupérer sa dot. Mais celle qui était censée la garder a disparu sans laisser de traces, alors elle s'installe en ville pour vivre de ses charmes, ceux d'une belle blonde presque rousse qui ne passait pas inaperçue. A la veille de ses douze ans, Lucien s'en va à son tour...
Dès lors Lucien mène une existence chaotique jusqu'au jour où, à dix-neuf ans, il s'établira sur les rives lémaniques et sauvages du Buchillon. Entretemps il aura fait des rencontres, qui lui auront permis de faire l'apprentissage de la vie et de connaître en accéléré ce qu'elle peut réserver d'instants de bonheur mais aussi de malheur...
Grandguillaume, qui a recueilli avant lui une fille sourde et son enfant, apprendra à Lucien le métier de garde-voie et lui donnera à lire des auteurs tels que Proudhon, Voltaire, Tolstoï, Cabet, Hugo, Marx et Zola: La lecture des grands auteurs nous permet d'accéder au statut d'homme libre, d'échapper à une pesanteur de l'esprit.
En ville, en 1913, Lucien retrouvera Germaine et apprendra le métier de typographe avec Onésime, patron d'une petite imprimerie. Quand ce dernier sera mobilisé en 1914, Lucien gardera sa place à condition de donner satisfaction à la Réquisition, qui mettra à la tête de l'entreprise un officier ne parlant pas un mot de français.
Ce métier et l'apprentissage des langues permettront à Lucien, parallèlement, de travailler pour un monde meilleur, en remettant en route l'imprimerie clandestine de La Voix du Peuple, organe des socialistes révolutionnaires. Cet engagement sera l'occasion, pense-t-il, de mettre sa vie en harmonie avec les enseignements de Grandguillaume.
Lucien, confronté à la dure réalité, ne pouvant pas faire autrement, fera cependant des compromis, et, quand ce lui sera moralement impossible, il acceptera de payer le prix du refus. Une fois ce prix acquitté, il ne lui restera plus que l'errance, qui le conduira au bord du Léman et qui fera de lui ce Chemineau du Lac, que rend si attachant Robert Curtat.
Francis Richard
Le Chemineau du Lac, Robert Curtat, 282 pages Plaisir de lire (à paraître)