Avant que la nuit ne tombe, avant que les portes ne se referment, avant que l’on ne se sente obligé de tirer le rideau métallique et de faire un peu le ménage parmi ce qui a été et ne sera plus, je rassemble mes affaires. Voici quelques petites bribes écrites entre le 18 janvier et le 7 mars 2015, restées cachées dans un recoin de l’espace. Pour paraphraser Héraclite et Heidegger, bien que cela n’ait vraiment rien à voir avec leur œuvre, il vaut mieux que ça se trouve ici plutôt que nulle part. Je ne republie pas tout car tout n’est pas forcément l’objet d’une certaine fierté.
Journal du sensible (18 janvier 2015)
Le sensible est au-delà des dieux auxquels je ne crois plus depuis longtemps. Je n’arrête pas de dire que plutôt que de suivre les religions, les Hommes devraient tenter de les comprendre. Croire est tellement plus simple et beaucoup moins engageant que de comprendre que la tentation simpliste est de verser dans la croyance sans questionnement. La foi aveugle a détruit (eux disent « sauvé ») tout ceux qui se sont sacrifiés au nom d’un Dieu qui, s’il existe, se contrefiche qu’on parle en son nom.
J’arrête mon regard sur les petits livres que j’ai terminés ces derniers temps et je contemple avec une certaine joie le tout dernier que j’ai lu de Joseph Kessel. Disons plutôt que je continue de le lire, je continue une œuvre puissante qui me rapproche de plus en plus de mes rêves et de mes envies. Ce sont des auteurs aux mains caleuses, au visage buriné par l’âge et le vent de la mer, aux rêves hauts perchés, aux âmes dessinés par les horreurs de la guerre et du sang qui a coulé.
La grande lumière fixe, éternelle, où tournoient les vautours, les espaces où l’on sent Dieu — non pas un dieu étriqué des religions mais le Dieu des terres et des mers et des plantes et des pierres —, le galop des chevaux sauvages, la belle démarche des êtres primitifs — tout cela qui a nourri mes yeux innocents et que je n’oublie que trop — je le retrouve dès que le ciel devient plus haut, plus sec, plus dur, que les hommes prennent un regard de bêtes aux songes profonds et que la vie soudain plus vaste et plus calme respire comme une douce poitrine impitoyable.
Joseph Kessel, En Syrie
Gallimard, succession Kessel © 2014
Photo d’en-tête : Dans une rue d’Alep, avril 2013 (MUSTAFA ALI/SIPA)
Une volupté de damnés (19 janvier 2015)
J’aime le doux silence des heures sombres, simplement éclairé par la lumière torve d’une bougie, dans les odeurs de cuisine d’hiver, la soupe qui cuit au coin du feu, le poireau prédominant et masquant tout, même le poivre noir versé à grandes rasades… Il y a de la beauté dans les odieuses senteurs qui se chamaillent.
Une image me trouble en rentrant du travail ; une maison en meulière sur le bord de la route, une marquise qui s’éclaire à mon passage, une mosaïque verte et bleue totalement incongrue mais d’une sensualité venue d’ailleurs. Un moment de flottement, le battement d’aile d’un papillon… Et j’y suis, l’Hippodrome d’Istanbul, At Meydanı, les faïences qui ornent le bâtiment de l’administration du registre foncier et du cadastre.
Je voyage même quand je rentre du travail.
Photo © Romuald
Nous remontâmes vers le dédale supérieur. Derrière un rideau, couleur de grenade, un boulanger étalait de petits pains arabes, tout chauds. Un cyprès, comme un jet d’eau sombre s’élançait d’une cour vers le grand ciel d’Orient. Par la fenêtre ouverte d’une maison sous laquelle, dans la géhenne des niches se donnait cours une volupté de damnés, on entendait un enfant se plaindre et une voix de femme le calmer par des paroles confuses.
Joseph Kessel, En Syrie
Gallimard, succession Kessel © 2014
Photo d’en-tête © Archnet
Rue de Babylone (21 janvier 2015)
On ne devrait pas sortir quand il fait froid. Plus ça va, plus je me ratatine à l’intérieur de moi-même quand le froid m’envahit. Je ne sais plus comment on fait. Peut-être l’âge, peut-être le fait d’avoir goûté aux chaleurs équatoriales, là où les saisons ne sont qu’humides ou chaudes, parfois les deux pour un peu de fantaisie, rien de bien grave.
Rue de Babylone, le vent s’engouffre et me fait pleurer de stupeur ; je suis comme encapsulé à l’intérieur de moi-même. Pas loin de zéro degré. Ou du degré zéro de l’imagination.
Grandes bâtisses, un ministère, réforme de l’état ou quelque chose comme ça.
Juste en face du Jardin Catherine-Labouré, vide, impersonnel, sans charme et sans arbres.
Une enfilade de bâtiment aux carreaux de céramiques vernies qui me fait penser aux cours de Budapest, dans ces immenses rues intérieures du quartier juif. Une ancienne caserne qui pourrait tout aussi bien être une cité-jardin. C’est la caserne Babylone, avec son contingent de la garde républicaine, c’est écrit en gros sur le frontispice.
Un bâtiment haussmannien, encore un, qui abritait l’appartement d’Yves Saint-Laurent qu’il a occupé jusqu’à sa mort.
Et puis l’ennui.
Et puis le froid et les courants d’air.
Et puis moi un peu désabusé, un peu amusé. Toujours le regard alerte et la mine rigolarde. Un peu goguenard, je m’amuse de mes bêtises solitaires.
Et puis le chemin en sens inverse. Un café qui s’appelle Coutume, dans lequel j’aurais pu m’arrêter goûter un de ses cafés fins.
Un resto qui s’appelle Marcel, murs gris bardés de miroirs, ampoules nues qui descendent du plafond, décoration minimaliste. Il me tente bien, Marcel, mais je suis transi de froid, je ne veux plus que regagner ma voiture.
Devant le cinéma La Pagode, deux adolescents se bécotent comme ne se bécotent plus les adultes, avec une passion neuve et bouleversante, avec une douceur d’enfant.
Je suis bien loin du désert et je cherche le guerrier aux traits si fins…
Celui-là était d’une beauté saisissante. Toute une race noble et prompte que n’ont jamais souillée ni le contact des villes, ni les travaux sédentaires, qui s’est nourrie depuis des siècles d’espace et de ciel, avait délégué le meilleur d’elle-même dans la personne de Dhâm, chef de combat des guerriers chammars. La finesse de ses traits et de ses attaches était telle qu’on la voit aux princes d’Orient sur les miniatures. Ses mains parfaites reposaient sur ses genoux, sans un tressaillement. L’immobilité du visage en accusait la pureté acérée : un front lisse couronné de l’« agal » aux tresses noires ; un nez busqué et d’un dessin délicat, une bouche rouge, mince qui souriait altièrement ; et des yeux magnifiques, taches d’onyx brûlant, cernés d’une ligne bleue par le khôl.
Joseph Kessel, En Syrie
Gallimard, succession Kessel © 2014
Photo © YSL
Le pli de la nuit (24 janvier 2015)
La nuit se tait avec complaisance, elle ronronne terriblement dans son intérieur et ne dit rien de son intimité.
Il est presque trois heures et j’ai dormi un peu sur le canapé, avachi devant la télé, ne sachant pas réellement ce qu’il s’est passé ses dernières heures ; mais tout me va, je ne suis pas difficile, je me satisfais de peu, de plus en plus. De mes ruptures et de mes petits foyers d’infection, je me suis fait une raison et je n’ose à présent plus explorer le monde qu’en me disant que le hasard et la richesse du monde sont largement suffisant pour me satisfaire.
Je n’ai bu qu’un verre de vin, un bon Chevalier de Lascombes, Margaux 2011, mais la fatigue aidant, je me suis endormi. Ce n’est pas bien grave, je ne suis redevable de rien à ce propos. Une fois couché, le sommeil n’a pas daigné s’emparer de moi. Je m’y suis fait. On se fait bien à tout, finalement. Il suffit de ne pas systématiquement entrer en résistance.
Alors je retourne sur le canapé, l’envie de dormir cachée, bien cachée, assis dessus, et j’entre dans Chemin faisant, connaître la Chine, relancer la philosophie, de François Jullien, et je me satisfais également parfaitement de ces mots de Michel Foucault :
Il y a les critiques auxquelles on répond, et celles auxquelles on réplique. A tort, peut-être. Pourquoi ne pas prêter une oreille uniformément attentive à l’incompréhension, à la banalité, à l’ignorance ou à la mauvaise foi ?
Michel Foucault, Dits et écrits I
Gallimard
Simplement continuer à vivre (25 janvier 2015)
Cette année commençait bien. Je ne dis pas que je n’étais pas stressé car au sortir de ces fêtes de fin d’année, j’étais un peu fatigué. Simplement, il me restait une étape à franchir ; soutenir ma note d’investigation pour ce master recherche dans lequel je m’étais investi depuis un an. Peut-être le 12 janvier, la date n’était pas vraiment fixée. Et puis avant Noël, Jean-Jacques me dit que ce sera le 7 janvier. Le 7 janvier !!! Une date dont il faudra que je me souvienne.
Ah ça oui, je vais m’en souvenir. Je pars d’Argenteuil sur les coups de midi, je reçois un texto qui me dit de regarder les news sur internet, mais je suis au volant, je ne fais pas attention. Je roule vers Cergy et le programme de France Inter s’interrompt pour un flash spécial. Un attentat à Charlie Hebdo, une fusillade, il y a des morts, on n’en sait pas plus. A Cergy, j’embrasse mes collègues, je rassemble mes affaires, passe le bonjour à mes anciens stagiaires ; ils ne savent rien pour l’instant. Et puis Laurie m’annonce que c’est certain, Charb, Cabu et Wolinski sont morts. Samy se prend la tête dans les mains, Laurie est blême. J’ai envie de vomir, violemment.
Je pars pour Paris XVIIIè et sur la route j’écoute France-Info qui précise de plus en plus la situation. Je suis au bord des larmes, je ne comprends pas vraiment ce qui se passe. 15h20, j’arrive rue Custine et je me gare. Je n’ai pas eu le temps de manger et c’est seulement là, 10 minutes avant de soutenir que je m’en rends compte. Tant pis, je n’ai pas vraiment faim. Je pense à Cabu, aux bouquins que mon père avait sur ses étagères, le grand Duduche et son irrévérence un peu potache, et surtout, je pense à lui quand il dessinait dans Récré A2 à côté de Dorothée. Ça, je peux dire que c’est vraiment mon enfance. Juste avant de descendre de voiture, j’entends que Bernard Maris est mort lui aussi. Quelle est cette folie ? Quel est le nom de cette folie ?
J’entre chez Christine, accueilli par Jean-Claude. J’adore Jean-Claude. Il est la douceur, toujours content de me voir. Jean-Jacques est là, il me serre la main, je dis bonjour également à Marianne que je ne connais pas encore. Et je m’installe, nous commençons. C’est une soutenance et dehors c’est le chaos… Nous sommes tous abasourdis mais il faut y aller, c’est aujourd’hui le grand jour. Le sujet de Marianne concerne la création d’une coopérative citoyenne sur Morlaix. Je l’écoute de loin, mais je ne suis pas vraiment là, mes yeux sont lourds de larmes qui s’échappent lentement.
Les membres du jury s’expriment sur son compte, puis vient mon tour. L’année dernière, j’avais terminé mon master pro en parlant des politiques sociales et des institutions comme celles dans laquelle je travaille ; mon propos était de dire que leur propre était de créer des « contextes amoureux » au sens où l’entend Alain Badiou, dans lesquels on devait tendre vers la substitution de l’invisibilité (Axel Honneth) du public à sa visibilité en tant que personne, neutraliser le mépris dont il est victime dans une société aux individualismes exacerbés.
Cette année en master recherche, j’ai un peu plus la bride sur le cou. Mon sujet explore la sociologie, la philosophie, occidentale et chinoise, mais aussi, on ne se refait pas, le récit de voyage. Si mon sujet a du mal à se dessiner, j’y parle de la condition d’étranger revitalisée grâce à une pensée de l’écart telle que la structure François Jullien dans ses écrits (L’Écart et l’Entre, Les transformations silencieuses), j’y parle de l’hospitalité inconditionnée et du don de soi dans les relations d’échanges qui se vivent au travers des parcours d’intégration socio-professionnelle, j’y parle de la capacité de construction de soi des personnes au travers des récits de voyage, s’inscrivant dans la déconstruction de soi, dans cet entrelacs subtil que deviennent les récits de vie. J’ai eu du mal à écrire vingt pages au début, et je me suis retrouvé avec une petite quarantaine de pages que je n’arrivais plus à réduire. J’ai écrit comme un forcené pour en accoucher, toujours motivé par mon expérience professionnelle et personnelle. Ce dont je me rends compte, c’est que ce n’est qu’un seul sujet : l’accueil de l’autre, l’accueil de l’autre en soi.
Et les tirs de Kalachnikov résonnent encore en moi dans cette salle de rédaction, dans la rue, le claquement des balles emplit mon esprit et me trouble. Comment on peut faire ça au nom d’un dieu qui se contrefiche qu’on parle en son nom ? Quel dieu martial pourrait vouloir la mort des autres ? Certainement pas le dieu du Coran qui n’est qu’amour et respect de son prochain. Les humains font de erreurs.
Je termine la lecture de mon texte comme dans un soupir, je n’ai plus de voix, je me rends compte que je suis plein d’émotions, plein de chaos à l’intérieur. Je suis tout autant déconstruit que les personnages dont il est question dans mon mémoire. Et le jury m’interroge sur Tobie Nathan dont j’invoque l’étranger. Je ne sais plus ce que j’ai écrit, ça fait un mois que je ne peux plus lire ce que j’ai écrit. Ce texte m’angoisse car il touche à des choses tellement personnelles. Je ne sais même plus quelle distance j’ai mis dans tout ça. Je ne sais plus ce que j’ai dit, ma voix s’éteint, ma gorge se noue, j’ai envie de pleurer, mais c’est ma soutenance, bordel !! Je ne peux pas sortir d’ici en n’ayant pas défendu mon texte ! Les questions et les avis fusent, Jean-Jacques parle de choses que je n’arrive pas à fixer. Jean-Claude dit oui bien sûr c’est ça, c’est ton voyage à toi, tu nous emmènes avec toi dans une écriture qui ne fait pas toujours les liens, mais moi je les fais les liens ! Christine à son tour dit très belle écriture, tu m’as vraiment emmené avec toi, et quand tu parles des récits de la déconstruction, c’est exactement ça, je suis d’accord avec toi tout le temps, oui oui oui !!
Je crois que j’ai réussi. Dehors c’est la haine et ici c’est la victoire de l’amour des autres. Marianne et moi sortons quelques instants à la demande de Jean-Claude. Délibération. Je sais qu’ils ne délibèrent pas, tout est déjà fait. C’est plié. Depuis longtemps. Nous parlons de nos expériences d’écriture pour ne pas parler du reste, mais je suis à fleur de peau, j’ai toute mon émotion entre ma gorge et mes yeux.
Quand nous remontons, la table en bois compte 5 assiettes, des verres, une bouteille de Crémant Wolfberger (très bon goût parisien, je trouve) et une galette. Je crois que je n’aurais plus jamais l’occasion de vivre une soutenance dans ces conditions. Jean-Jacques nous demande de nous lever. Christine, elle, reste assise avec sa patte en vrac. Le jury a délibéré. Il met les formes, il y tient. Moi aussi. Et il a décidé, à l’unanimité, de vous attribuer, à tous les deux, la note de 17, ce qui équivaut à une mention très bien. Félicitations à tous les deux. Je n’y crois pas ! J’ai encore réussi ! J’ai envie de pleurer, je me sens à la fois éteint émotionnellement et heureux comme un gamin qui ouvre ses cadeaux de Noël et je pense aux morts qui étaient encore en vie hier, je pense à mon grand-père qui aurait tellement été fier de son petit-fils, je pense à ma grand-mère qui ne doute pas du tout de moi et qui sait déjà tout ça, elle n’a jamais douté de moi.
Nous nous disons au revoir après avoir mangé ensemble une délicieuse galette. Il faut que je reparte chez moi, il est temps. A peine assis dans ma voiture, c’est plus fort que moi, je m’effondre, je pleure violemment pendant des minutes qui s’étirent jusqu’à ne plus savoir ce que je fais là, j’ai ouvert les vannes ; je ne peux plus m’arrêter. Ce sont des larmes qui sont à la fois des larmes de joie, d’émotion, de tristesse, de mort, ce sont les larmes d’un homme qui a vécu trop de choses en trop peu de temps et qui déborde de tout ce qu’il a de bon en lui et qu’il aimerait pouvoir partager avec le monde entier.
Dans les premiers instants, on se demande comment on va faire après. Les choses ne changent pas vraiment. Le master, oui, il est derrière, c’est terminé. Il faut penser à l’après, sinon on meurt. Et puis il y a Charlie. Il faut aussi penser à l’après, parce que là aussi, sinon, on meurt. Il faut penser à comment on va vivre avec les autres. Vivre avec les autres, ça, je sais faire, c’est même mon métier, c’est ce que je fais tous les jours et que j’apprends aux jeunes à faire, pour qu’au bout du compte, personne sur terre ne se comporte comme des assassins et qu’on puisse vivre ensemble sans se détester.
Photo © François Lartigue
Chez Marcel (1er février 2015)
De temps en temps, j’aime bien aller chez Marcel. Marcel — pourquoi ce prénom que je déteste tant ? — c’est une épicerie fatras capharnaüm. Il y fait tout le temps froid, mais on y trouve là tout ce qu’il faut pour cuisiner des recettes de tous les pays. C’est le seul endroit que je connaisse dans la région où l’on trouve aussi bien des fruits exotiques, des nouilles déshydratées, des raviolis surgelés, des sodas antillais, du bouillon de crevettes fumées, de la sauce satay, des groins de porc en saumure vendus en seaux, des bougies pour Sainte Rita et des pastiches pour cheveux africains. C’est un lieu hétéroclite, surprenant, tenu par des Chinois mal aimables, où surtout l’on sent cette odeur si particulière qu’on retrouve dans toutes les épiceries d’Asie où j’ai traîné mes guêtres, en Thaïlande ou en Indonésie. Quelque chose comme une odeur de mangue pourrie, ou de durian, une odeur de putréfaction de fruit assez prégnante mais pas foncièrement désagréable. C’est une odeur qui rappelle la chaleur, l’ambiance tropicale des jours moites, les expériences malheureuses des choses qu’on aurait mieux fait de ne pas manger.
Je suis ressorti de là avec tout un tas de choses que je n’aurais peut-être pas trouvées ailleurs. De la citronnelle en branches, des rhizomes de galangal, des champignons de paille entiers, de la sauce satay pour les brochettes de poulet (ah le marché du dimanche de Chiang Mai !), du lait de coco, tout ce qu’il faut pour faire un Tom Yum ou un Tom Kha Kai.
Allez chez Marcel, c’est déjà marcher dans ses propres pas à la rencontre de ses voyages culinaires.
En sortant de là, je tombe sur une dizaine de types en costard et lunettes de soleil (il fait 3°C les mecs !!), l’un d’eux dit aux autres : « on va à Istanbul ? ». Je fronce les sourcils… Ce n’est que le nom du kebab qui se trouve juste à côté…
Dans la brume, dans le froid… (7 février 2015)
Ces derniers jours sont des jours durs parce qu’il y fait froid. Le vent s’agite dans un ciel de cristal, faisant danser les colonnes de fumée des cheminées sur l’horizon, laissant croire à des paquebots en partance sur une mer d’huile. Il fait un ciel d’oranges et de roses bleutés qui disent que la journée sera froide et les autres encore après elle… C’est un vrai hiver. Avec de la neige qui est tombée, mais le sol pas suffisamment gelé a tout absorbé. On ne pourra pas dire qu’on n’a pas eu d’hiver cette année. Oh bien sûr, ça n’a rien à voir avec un hiver de montagne ou un hiver de pays scandinave, mais ça reste un bon hiver que déjà je commence à trouver long.
Je me remets à rêver d’atmosphères climatisées, les immenses statues de plâtre coloré qui ornent l’intérieur de l’aéroport Suvarnabhumi de Bangkok, avec son atmosphère lente et sur-refroidie. Sur les allées qui permettent aux taxis d’emporter leurs clients, des hommes fument dans la lumière jaune et moite du matin. L’aéroport est en plein milieu des marécages. Et ces odeurs d’humidité, de pourriture… tout ici respire le compassé, mais c’est une impression incomparable, rien de ce qu’on connaît ici.
Je repense aussi à cet été en Turquie que je suis en train de tenter de finir de raconter, avec ses églises chrétiennes perdues dans des vallées de pierre blanche, un patrimoine qui se détache de la paroi, qu’on ne verra peut-être plus pour longtemps, ses odeurs de nourriture salée, le thé noir qui frémit sur le feu, et toutes ces maisons petites, étriquées, épaisses, qui sentent elles-aussi l’humidité… il neigera aujourd’hui à Göreme.
Et dire que tous les jours je passe devant cette basilique froide et majestueuse, perdue entre les immeubles réhabilités de ce vieux quartier qui contient, ici comme à Trêves, la tunique du Christ (une tunique du Christ, qui dit la vérité) ?, exposée au public, dans laquelle je ne suis jamais entré.
Le jour s’est levé, il est rose orangé, sobre, froid, comme tous les autres jours. Les jours de chaleur sont bien loin.
J’ai eu peur. J’ai redressé la tête, avec crainte, et j’ai regardé autour de moi : c’est toujours le même univers, l’ancien et celui d’aujourd’hui ! Mais ma chambre et mes meubles sont plongés dans le sommeil. J’ai transpiré. J’ai envie de voir quelqu’un à qui parler, de le toucher de la main.
Orhan Pamuk, La maison du silence
Gallimard, 1983
Lieux de la tendresse (8 février 2015)
Je refais le chemin, sans cesse, sur les lieux de mon enfance, à partir de bribes de souvenirs, je parcours sans cesse, parfois sans vraiment le faire exprès ou consciemment les endroits dans lesquels j’allais ou par lesquels je passais avec mes grands-parents, toujours avec mes grands-parents.
Le Pecq, son rond-point où je repassais encore il y a quelques années, avec sa fontaine et son étrange boule, son bassin que quelque petit malin trouvait parfois bon de saupoudrer de lessive ; la fontaine faisait alors des langues d’écume qui se dispersaient avec le vent et le gamin que j’étais se marrait comme une baleine. Saint-Germain-en-Laye, le parc du château, le café Soubise, le musée des antiquités nationales, le rond-point près du château où se trouvent encore des bâtiments de l’armée, où rien n’a changé depuis Louis XIV, et puis il y a aussi cette longue route qui longe la Seine et remonte vers Louveciennes, passe par Port-Marly, Marly-le-Roi, l’Abreuvoir que je n’avais pas vu depuis des années et qui restait pour moi l’archétype de cette époque.
Évidemment, je ne retourne pas à ces endroits de gaîté de cœur, c’est même pour le coup assez triste, mais je prends tout ceci avec assez de froideur pour ne pas m’effondrer. Peut-être le devrais-je ? M’effondrer. Si j’ai le choix, je ne préfère pas.
Je regarde mes mains, mes mains d’homme qui a parcouru un peu de chemin ; je ne suis plus l’enfant calme et taiseux qui regardait par la fenêtre de la voiture. Installé derrière ma grand-mère, je regardais les mains gantées de cuir de mon grand-père sur le volant de sa voiture que, plus tard, je conduirais à mon tour.
Passer par les terres blanches où le bus s’arrêtait en pleine journée dans des quartiers vides de toute vie, le jour où j’avais pris un congé pour accompagner mon grand-père à Paris pour qu’il passe des examens cardiaques, avant qu’il ne tombe gravement malade. Je suis resté à côté de lui, assis dans le bus. Je crois que nous n’avions jamais passé autant de temps à parler de tout et de rien, cinquante années nous séparant… Il était à fleur de peau comme il ne l’avait jamais été. Déjà. Un moment de tendresse pure comme il n’en existera peut-être plus jamais.
Tout me relie tout le temps à mes grands-parents, rien ne se passe sans qu’ils soient présents auprès de moi. Et ma vie continue avec leur présence dans les replis de mon être.
L’absence ne compte pas. Elle ne compte pour rien. Elle n’existe pas.
L’écriture composée (24 février 2015)
C’est une question qui me taraude depuis quelques temps. Depuis, en réalité, que j’ai passé avec succès l’épreuve un peu douloureuse du jury devant lequel j’ai présenté mes deux masters. Si auparavant je me posais la question de la pertinence de mes écrits, il aura fallu quelques temps pour que je finisse par croire en la réalité des attentes qui pesaient sur moi. Aujourd’hui, c’est la question de l’écriture de la thèse de doctorat qui se pose à moi. Si j’ai l’impression de ne pas avoir beaucoup vécu ces dernières années, au regard de l’effort fourni, je garde au fond de moi la terrible envie de déployer à présent ce qui m’a toujours animé et que j’ai cru voir possible au travers de quelques mots prononcés par mon directeur de recherches ; amener la pensée à penser le voyage comme une manière de se déconstruire dans le monde. La mondialisation de soi autour de représentations qui s’actualisent dans le flot des déconstructions successives et empilables devient pour moi la seule manière de se représenter le monde et les relations interpersonnelles directes. Il devient assez affligeant de voir à quel point la plongée dans un monde mouvant et de plus en plus complexe génère autour de rapports douloureux, violents, alors que tous les indicateurs sont aux verts pour que les choses se passent pour le mieux. On m’a déjà critiqué en me disant que mon angélisme était pathétique, mais il reste quoi à part ça ? Le désenchantement ? Le meilleur moyen de sombrer dans la haine de soi, et par voie de conséquence des autres.
J’ai pris ma décision. Si je n’entame pas ce travail doctoral, je ferai cavalier seul et j’écrirai quand-même ce que j’ai amorcé. Si à présent je ne peux plus écrire ce que j’écrivais il y a dix ans, je suis en capacité de faire autre chose. Signe, certainement, que j’ai vieilli, ou mûri.
Prochaine échéance, le 7 mars, date qui décidera ou non de ma poursuite d’études.
Les matins du possible (7 mars 2015)
On se prend à rêver que l’on est vierge de tout, frais comme un enfant qui revient du dehors, attentif au moindre bruissement de la nature, mais la grossièreté nous accable en fin de compte. Il n’y a rien de neuf dans ce monde qui ne soit construit par sa propre imagination, rien qui ne soit renouvelé sans le mouvement de sa propre volonté. Les possibles n’adviennent que lorsque nous sommes dans les bonnes dispositions, pas avant, pas après, juste pendant.
Cherche ta main fouisseuse dans la terre encore froide les petites pierres qui feront les rochers de demain, modèle encore ces moments de grâce, un moment léger comme le battement d’aile d’un papillon qui survient dans une vague subreptice.
L’ombre persiste, sous les cieux clairs, sous des yeux brûlants, dans l’air glacial du matin encore endormi. Quelques pages froissées, une odeur de froid piquant et dénué de toute scorie, la café m’étrille l’estomac et je finis par me rendormir.
Plus qu’un être sans fond
plus qu’une pâleur affolante
l’esquisse d’un cadavre aveugle
et dans les traits d’un pinceau sans encre
demeure la vision des petites aubes nues
des matins sans ombre
des jours qui ne s’endorment plus
Il faudra revenir…