Même si encore à l’ombre du grand frère football, le rugby argentin commence aujourd’hui à se populariser et à attirer un peu de lumière autour de lui. D’un côté les clubs amateurs et semi-professionnels nationaux attirent de nouveaux joueurs, signent des contrats de redevance télévisuelle et cherchent à se démocratiser. Et au niveau international Los Pumas (et un jour peut être Los Jaguares) se sont taillés une belle place au sein de la hiérarchie mondiale et se sont imposés comme une véritable Nation phare du rugby. A la différence des grands championnats nationaux européens, le rugby argentin s’organise sous la forme de groupes régionaux au sein desquels les équipes s’affrontent afin de décrocher leur ticket pour le championnat national. Entre ces différents tournois régionaux, le plus connu est celui de Buenos Aires : le Torneo de la Union de Rugby de Buenos Aires (URBA). C’est d’ailleurs le seul à être régulièrement diffusé à la télévision. Il regroupe les 14 meilleurs clubs de la région de Buenos Aires qui s’affrontent durant 13 journées à la fin desquelles les 6 premiers se retrouvent en phases finales.
Cependant, une modification importante du championnat a récemment été votée par la URBA. A partir de l’année prochaine, ce championnat se réduira à seulement 12 équipes. Mais celles-ci s’affronteront 2 fois chacune, contrairement au championnat précédent qui ne disposait que de matchs allers. Au cours de la deuxième partie de l’année, les 7 meilleures équipes du Torneo de la URBA pourront affronter 9 autres équipes issues des autres championnats provinciaux argentins. Il s’agit là du Torneo Nacional de Clubes. Ces 16 équipes sont ensuite réparties en 4 poules dont les deux premiers sortent pour aller en phase finales. Là encore, le fonctionnement devrait être prochainement modifié car la puissante URBA milite fortement en faveur de la réduction du nombre d’équipes qualifiées pour le Nacional de Clubes et pour un processus de nationalisation du sport et de son championnat.
Florian.
Pour ma part, j’ai eu la chance de pouvoir jouer en Argentine durant une année d’étude à l’étranger à l’université de La Plata. La Plata est une assez grande ville d’Argentine qui se trouve être la capitale de la Province de Buenos Aires. On trouve au sein du Torneo de la URBA entre 2 et 3 équipes platenses chaque année : La Plata Rugby Club, Los Tilos, qui font régulièrement l’ascenseur entre la première et la deuxième division, et San Luis, qui est le club au sein duquel j’ai pu jouer un an. Grâce à une rencontre en début d’année scolaire (début août) j’ai pu commencer à jouer au club de San Luis, dans les catégories Menores de 23 (qui correspond plus ou moins à nos espoirs, avec un niveau toutefois inférieur, similaire à celui de Junior Crabos/Reichel) et Pre-B et C (qui correspondent à des niveaux honneurs). Contrairement aux grands clubs français, les clubs argentins disposent de tous les niveaux d’équipe en leur sein. Ainsi, les joueurs y débutent très jeunes et jouent toute leur carrière dans le même club, au niveau qui leur convient.
Agustin Creevy avec le maillot de San Luis
Cela crée un fort attachement au club, qui agit tout au long de la période d’activité du joueur et même après comme un vrai lieu de socialisation dépassant le seul cadre du sport. Le club organise plusieurs fois par an de grandes soirées où tous les joueurs sont conviés et priés de ramener leurs amis. Chaque jour de match débute le matin par ceux des plus jeunes et se prolonge toute la journée jusqu’à la rencontre finale entre les deux équipes premières. Tout cela crée un fort sentiment d’appartenance au club de tous les joueurs. Par exemple, Agustin Creevy qui est actuellement le talonneur titulaire et capitaine des Pumas est issu du club de San Luis. Même s’il est depuis devenu joueur professionnel, il a gardé un véritable attachement à son club d’origine et y retourne plusieurs fois par an pour diriger des entraînements de jeunes et saluer ses anciens coéquipiers, entraîneurs et dirigeants. De même, l’international italien Santiago Dellape a fini sa carrière à San Luis et l’international argentin Felipe Contepomi à Newman qui étaient leurs clubs d’origine.
Cet attachement au club, assez similaire à celui des supporters anglais qui supportent toute leur vie le même club quoi qu’il puisse arriver, se double d’un autre attachement à l’équipe nationale. On l’a vu durant la Coupe du Monde 2015, chaque Argentin était transcendé par le maillot bleu et blanc. L’Argentine est un pays assez jeune et au passé colonial encore assez récent. En essayant d’éviter de jouer les sociologues de comptoir, on peut ressentir, à cet égard, une véritable fierté assez nationaliste en Argentine qui se traduit en particulier dans un profond attachement des joueurs et des supporters aux différentes équipes nationales.
Une autre caractéristique importante du rugby argentin est que les joueurs sont principalement issus des milieux les plus favorisés. Le rugby s’est notamment développé en Argentine via les écoles privées anglaises qui l’imposaient comme sport à leurs étudiants masculins (le hockey sur gazon étant celui des étudiantes féminines). Le club de San Luis par exemple est à la base le club du lycée privé éponyme. Bien que la professionnalisation croissante et la médiatisation accrue du rugby argentin depuis ses bons résultats internationaux récents permettent une certaine ouverture de ce sport, la majorité des joueurs demeure en provenance des catégories socioculturelles supérieures. On remarque particulièrement cela dans les domaines d’études des jeunes joueurs et les métiers de leurs aînés (droit, médecine, ingénierie et économie sont les domaines les plus prisés). Exemple anecdotique mais éclairant, le joueur argentin Felipe Contepomi est certes professionnel de rugby mais aussi chirurgien orthopédique de formation.
Pour autant, les infrastructures sont beaucoup moins développées qu’en France. Le terrain d’entraînement sur lequel je jouais ne comptait pas la moindre herbe et oscillait entre boue et terre battue en fonction des saisons. Il y avait toutefois une salle de musculation, surtout constitué d’haltères, en extérieur, que toutes les équipes se partageaient. Le club house, au contraire, n’avait rien à envier à la France. Il ressemblait d’ailleurs plus à un restaurant qu’à un club house. Ce qui se comprend d’ailleurs assez rapidement lorsque l’on regarde la composition sociale des clubs de rugby argentins.
Peux-tu nous raconter pour commencer le détail de ton expérience rugbystique en Argentine ? Toi tu es arrivé en tant qu’étudiant français expatrié. Comment les locaux t’ont intégré ? Comment un joueur de rugby français est perçu là-bas ? On parle du Top 14 ?
De manière générale, les Argentins sont très accueillants et ouverts, notamment envers la France et les Français qu’ils idéalisent (la Révolution française a inspiré les guerres d’indépendance et la France n’a jamais eu de conflit avec l’Argentine et sa présence coloniale en Amérique Latine a été limitée). Lorsque je suis arrivé, le propriétaire de l’auberge de jeunesse avec qui j’ai rapidement commencé à discuter m’a présenté à un ami à lui qui entraînait les -23 de San Luis. Et c’est comme ça que je suis allé à mon premier entraînement là-bas.
Directement, les joueurs m’ont vraiment bien intégré et je me suis rapidement très bien entendu avec eux, malgré mon espagnol vraiment approximatif. J’allais aux entraînements en voiture avec d’autres joueurs qui passaient me chercher, on rentrait ensemble et on ressortait derrière aussi ensemble, que ce soit aux différentes fêtes du club auxquelles j’étais invité ou dans des bars. Il y a clairement chez les Argentins une volonté de partager leur culture avec vous. Le Top 14 est assez regardé là-bas. Le décalage horaire n’est pas vraiment problématique pour regarder les matchs (4 ou 5 heures de plus en Argentine) et il y a de nombreux joueurs Argentins dans les clubs français. Notamment les stars nationales Juan Imhoff et Juan Martin Fernandez Lobbe.
S’il fallait caractériser le jeu et le comparer par rapport à celui joué en France, tu dirais quoi ?
Je dirais que je ne suis pas assez bon pour être aussi précis (rires). Mais ce que j’ai remarqué, notamment aux premiers entraînements, c’est qu’il y a une vraie démarcation entre le jeu devant et le jeu derrière. Pour être plus explicite, en temps que 3e ligne aile, j’avais un jeu beaucoup plus porté vers les arrières que mes partenaires qui restaient souvent très proches des rucks. C’est peut-être moi qui suis aussi peureux et fragile (rires).
J’ai aussi été marqué par l’intensité d’un match contre l’éternel rival platense de La Plata Rugby Club. J’étais rentré en cours de partie et le match avait été très chaud. Mais au final, je pense que c’est plus le folklore du derby qui a généré cette intensité qu’une façon de jouer différente. Enfin, cela reste du rugby. Il n’y a pas de différence fondamentale avec notre façon de jouer en Europe.
Le rugby français possède une certaine « culture du club » assez forte. En Angleterre ou en Nouvelle-Zélande, les high schools sont très puissantes, prestigieuses et clairement organisées en championnats. On peut même dire qu’elles sont le poumon du rugby pro, formant chaque année de futurs internationaux. Comment se sont développés les clubs en Argentine, de ce que tu as pu voir ?
Le schéma est assez similaire à celui que l’on retrouve en France. Il y a des équipes universitaires, mais, comme en France, le niveau est plus élevé dans les clubs. Et comme je le dis plus haut, il y a un vrai attachement au club formateur des Argentins. Ils jouent généralement toute leur vie pour le même club.
Florian avec son équipe de San Luis l’an dernier
L’Argentine est un pays immense, il n’existe pas de championnat unifié, national et les clubs n’ont pas forcément les moyens de voyager autant. Selon toi, si l’Argentine veut grandir, faut-il que des équipes intègrent d’autres championnats ou l’on peut croire à une réserve locale de joueurs, prête à intégrer des structures professionnelles ? Tu en penses quoi à titre personnel ?
Je pense que de nombreux joueurs ont le talent pour devenir professionnels en Argentine aujourd’hui. Je ne sais pas s’ils sont prêts à abandonner leur côté folklorique pour autant. Ni si les joueurs accepteraient de tronquer leurs études. Ni s’il y a assez d’argent dans les clubs et assez de public pour passer le cap de l’amateurisme à court-terme. A plus long-terme, je pense qu’un championnat professionnel va s’y développer.
On oublie souvent que les Juan Martin Hernandez ou les Augusin Creevy ont commencé à jouer à très bon niveau en Argentine, avant d’évoluer en Top 14 ou en Angleterre. A en écouter certains, les clubs français formeraient ces joueurs argentins. Que peux-tu en dire ?
Ce n’est pas vrai. De ce que j’ai vu, l’Argentine forme elle-même ses joueurs. Et les plus doués partent ensuite vers l’Europe pour devenir professionnels. Car les joueurs des équipes premières d’Argentine ne sont toujours pas professionnels. Mais je crois voir des changements petit à petit. Notamment lorsque l’on voit que la « réserve Argentine », l’équipe qui dispute les compétitions mineures (Championnat d’Amérique du Sud, Americas Six Nations, etc.) n’est constituée que de joueurs des clubs Argentins.
Malgré tout ce qu’on évoque, le rugby reste bien loin du football, sport national incontestable. Comment as-tu vécu la chose sur place ?
C’est vrai que le football a une place prépondérante. Tous les Argentins ont un club de foot de cœur, ce qui n’est pas le cas du rugby. Pour autant, je crois qu’ils apprécient pour la plupart le rugby. D’autant plus que leur équipe nationale commence à gagner des grosses rencontres. Je pense aussi que le championnat commence à se faire connaître grâce à la télévision, EPSN diffuse régulièrement des matchs. Mais peu de personnes vont voir les matchs au stade le dimanche.
Ce qui impressionne toujours avec les Pumas est cette « grinta » bien à eux et presque unique dans l’ensemble des sélections nationales. Quand il y a des matchs de la sélection, sur place ou même à l’étranger, comment tu le vivais sur place et comment les gens vivent ça ?
Je ne me souviens de quand ils ont battu la France au Stade de France durant leur tournée d’automne de 2015. Je m’étais caché pendant une semaine. Il y a eu une grosse effervescence lorsque les Argentins ont battu les Springboks lors du Rugby Championship de 2015 aussi.