C'est le prénom de ma grand-mère.
Un être que j'aimais passionnément.
Ce fut ma première institutrice.
La première à mon sens
à saisir l'essence d'un caprice.
Le caprice d'un enfant.
C'est elle qui m'a tout appris
en m'apprenant
qu'il y a plus de choses à laisser
qu'à prendre ou à apprendre.
En premier,
tous les verbes inappropriés :
élever, dresser, domestiquer,
éduquer, apprivoiser.
Élever n'a jamais élevé personne.
Au diable les éleveurs !
Pour elle,
ce n'était pas un mal d'être un animal.
Ce n'est pas bestial mais viscéral.
Une pulsion n'a besoin
ni d'élevage, ni d'élévation,
mais d'expression, d'explosion,
d'éclatement.
Auprès d'elle, je m'éclatais
parce qu'elle me laissait être,
instinct dans l'instant.
Sans raison et sans peine de prison.
Avant d'apprendre à lire,
à écrire et à compter,
j'appris à raconter :
il était une fois, la joie.
Et pour vivre,
je compris qu'il faut se la raconter
plus d'une fois...
cette histoire, plusieurs fois même
pour que la joie demeure.
Pour ma grand-mère,
c'est la tristesse qui est un leurre.
Je vis, je meurs, mais entre les deux,
je choisis d'en rire
pour ne pas mourir imbécile.
L'imbécile est celui qui a besoin
de béquilles pour avancer,
pour tenir debout
ou intégrer le troupeau.
Elle m'a laissé tomber plus d'une fois
pour que je crève
ou me relève toute seule.
Pour que je me redresse,
elle n'a jamais cru bon de me dresser.
Elle avait horreur du dressage,
du lavage de cerveau...
elle me laissait aboyer,
gratter désespérément aux portes fermées
et lui mordre les mollets
pour que mon instinct et mon destin
ne fassent plus qu'un.
Pour être, me dit-elle,
on n'a pas besoin de témoin,
assistant ou assisté.
Et pour me faciliter la vie,
elle m'apprit juste une petite théorie :
La théorie du comme si.
Qui fait de tout homme,
selon elle, un singe en sursis.
Et quitte à faire semblant,
autant faire semblant
d'être au-dessus de la mêlée.
Je souris
comme si je ne craignais rien.
Je ne pleure pas
comme si j'avais réussi à noyer mon chagrin.
J'agis avec tout le monde
comme si j'étais seule au monde.
J'agis toute seule
comme si j'étais avec tout le monde.
Un peu comme Saint Augustin,
je me dis qu'il faut tôt ou tard
finir par choisir entre
le bon Dieu ou le jeu.
Entre l'éludé ou l'illusion.
Entre l'être et le néant.
Auprès d'elle, ce fut
toujours comme si, jamais comme ça.
Le monde pour elle est ainsi fait.
Il est toujours en retard sur lui-même.
Et pour ne pas sombrer,
il faut qu'il apprenne
à faire semblant d'être à l'heure,
de croire au bonheur.
Et si on refuse de jouer cette comédie,
nous devenons des jouets
pour une plus vaste tragédie.
C'est curieux mais ce n'est pas sérieux.
Parce que ce n'est pas sérieux
de prendre les choses au sérieux...
Ce qu'on espère,
ce qui nous désespère
n'aura pas lieu...
tout l'être, tout ce qui est,
est décalé.
Il y a du jeu dans l'être
qui met tout être en jeu.
L'éducation est continue,
que l'on soit jeune ou vieux
parce qu'on n'a jamais fini
d'apprendre ce que c'est que le jeu.
Le jeu des pistons
dans une voiture de course.
Le jeu des hommes
avec les cordons de la bourse.
Le jeu du hasard
avec la nécessité.
Sois forte, me disait ma grand-mère.
Il suffit de faire comme si je l'étais
pour l'être à jamais...
et j'en raffole encore de cette école...
qui a toujours su marier
l'absoluité et la légèreté.
Regardez autour de vous,
un peu partout,
vous n'y verrez que des singes
qui en savent moins que vous
en matière de jeu,
parce qu'ils ignorent
qu'ils jouent à ne pas jouer un jeu...
ils sont en sursis !
Personne