Les éditions Unes ont l’excellente idée de rendre à nouveau disponible ce premier livre d’Emmanuel Laugier, publié par Deyrolle en 1996. Vingt ans après, et une quinzaine d’autres livres plus tard, l’auteur peut difficilement éviter la question de la réécriture ou non du livre initial, en fonction de l’évolution ultérieure de son travail. Dans une courte note, à la fin du livre, Laugier joue cartes sur table à ce propos : il a fait une tentative de refonte du livre, qui s’est avérée être une impasse. D’où la décision finale d’en rester à la version originale du livre « afin de préserver la fragilité de ses perceptions, de ses impressions, de ses conduites d’alors » (p.117). De fait, la table des poèmes ne bouge pas : ni suppression, ni ajout, ni variation. Et si l’on compare les deux versions (Deyrolle et Unes) pour la première section du livre, « 6 pans de retour », on ne trouve que trois modifications minimales. Le lecteur peut donc mesurer en quoi cet ouvrage résiste, reste vif vingt ans après, et en quoi il est inaugural, presque matriciel, en tout cas décisif pour la suite de l’œuvre.
Ce qui demeure actif, dès ce premier livre, c’est la tresse d’évidence et d’énigme particulière à la poésie de Laugier. A la lecture, on n’a sous les yeux que des éléments concrets, et pourtant la réalité indiquée nous échappe ; elle s’émiette, se défait, fuit autant qu’elle est donnée. De même, il se passe bien quelque chose, il y a bien une scène ou des scènes, une expérience, disons une part narrative dans ces poèmes, mais les tenants et aboutissants, et le milieu de « l’histoire » nous file entre les doigts, un peu comme si le film passait trop vite pour que l’on puisse saisir autre chose que des éclats. Dans sa postface pour cette édition, Anne Malaprade écrit très justement : « Chambre d’enregistrement et de montage, le corps de l’œil effectue une série de coupes qui fractionnent la vision en autant d’éclats aveuglés »(p.121).
On a pourtant un cadre clair, parisien : première page, premier vers, « Strasbourg – St Denis dévalée la rue de noir » p.9), et à la fin du livre, « le froid des vitres / à la fourche rue de Clichy » (p.114). De même pour le temps, même si le présent n’est pas daté et si quelques incartades mémorielles peuvent se produire, on est sur une période assez courte, quelques mois (« Dehors l’été », p.12 ; « cela la neige dans la ville », p .66) durant laquelle sont pris des moments immédiats, sans perspective : « trois jours », « maintenant », « cinq heures »… Dans ce cadre assez net se situent des scènes, des expériences traumatiques (ou du moins à forte charge émotionnelle) dont le « je » tente de rendre compte en orbitant autour d’elles. Ce principe de composition, qui joue à la fois sur la fragmentation, l’éclatement, et l’attraction du centre, se retrouvera dans les livres suivants, de Vertébral à Portrait de têtes, jusqu’à Crâniennes ou For. Mais l’enjeu sera alors placé plus directement sur la mémoire, les souvenirs d’enfance marocaine ou le fonctionnement même de la mémoire, ses résistances et ses chausse-trappes, ses irruptions et ses trous. C’est moins central dans L’œil bande, même si la surimpression passé/présent, le retour insistant d’une scène, sont bien déjà des éléments moteurs du livre : à « - des semaines encore avec derrière le dos un jour planté / dans la mémoire / un jour un coin entré » (p.50) fait écho dans l’avant-dernier poème du livre « ce jour long dans l’histoire / pend » (p.115). De même, revient l’image d’une séparation ; les vers « il y a / la tache de couleur du col de son manteau / au fond de la rue il / s’éloigne doucement » (p.27), ricochent soixante pages plus loin, « il n ‘y a qu’un pan de dos / sur l’œil le bout qui barre d’un qui part derrière la place » (p.93)…
Dès L’œil bande s’affirme donc une saisie du réel particulière, éclatée en éléments sensibles extrêmement précis mais incomplets, une sorte de saisie-diffraction et enchaînement rapide de perceptions, une vision métonymique ou stroboscopique (cf. Vertébral, p.39). Comme si l’immédiateté d’une appréhension vraie du réel le faisait exploser, le rendant du même coup familier et étrange à la fois. D’où, paradoxalement, la netteté du détail concret est aussi forte que le flou de l’ensemble : sur ce dernier point, il faudrait développer deux éléments liés, très présents dans ce livre, la tache et la vitesse. Pour ce qui est du détail, du fragment qui se détache net, il suffit de considérer le traitement du corps ; il n’est jamais complet, sauf silhouette vue de loin. Dès que l’autre se rapproche, la saisie est partielle : le visage est œil, ou bouche, lèvres, le corps est épaule, ongles, jambes, « grand plat du dos » (p.76), « le dos qui est un pan » (p.72)…
Autre élément important de la poétique de Laugier, marquant dès ce premier livre : la reprise du motif, voire du micro-motif, qui hante. D’un point de vue thématique large, le film ou le rapport écriture/cinéma (on peut comprendre le titre L’œil bande, ou celui de la suite n°6 « 4 bandes de la vue », comme la bande-image d’un film) pourrait être une des clés d’entrée dans ce livre, et le thème restera important dans les suivants, avec ses dérivés : cadrage, montage, vitesse, récit, éclairage… Sur ce dernier point, on remarque un goût pour le contraste fort entre obscurité, « tout ce noir plein autour » (p.81), et des sources lumineuses diverses : lampe-torche, gyrophare, phares… « paysage en suspension dans les phares » (p.94), « la torche qui coupe dans l’élan / les pas et les jambes (…) et ce qui reste / quand tournent les phares et les cyprès » (p.81). Dans ce dernier exemple, on voit le lien entre lumière / fragmentation / vitesse / flou. Mais si les phares d’auto sont un motif très présent, c’est à un niveau de récurrence moindre que celui de l’ampoule électrique, véritable leitmotiv visuel. Et plus précisément encore, deux micro-motifs adjacents : les insectes qui viennent se brûler à la lumière, et puis le « bruit sec » de l’ampoule qui claque. Ces micro–motifs, anormalement récurrents, ne semblent pas métaphoriques ou porteurs d’un sens caché que le lecteur devrait décrypter. Ce sont des perceptions brutes, liées à la scène ou l’expérience en jeu ; elles reviennent, clignotent, comme des signaux indiquant que c’est le même moment vécu qui est visé, revisité, de façon obsédante, parce que doté d’une charge affective aussi évidente que peu lisible au sens de réductible, à un récit clair et univoque de ce qui a (a eu ?) lieu. Le dernier poème semble néanmoins acter une séparation, et comme tourner la page sans pouvoir vraiment fermer le livre : « Je continue / tout le noir de la rue jeté revient / au bout de quoi glisse / tout le noir (…) /// dans chaque paquet le sac du jour / ou bien tes os dans ma dégaine / ou bien des linges froids /// et le poids qu’ils pendent ».
Antoine Emaz
Emmanuel Laugier, L’œil bande, Editions Unes, 128 pages, 20€