L’accident Fifille-la-voilà devient potentiellement crédible. Mortifère. «Rien, pour l’instant, n’érode le socle électoral du FN. Il y a une part d’irrationnel. La multiplication des affaires ne modifie pas nos études. Même si elle était mise en examen, on a l’impression que ça ne changerait rien…» Un peu désemparé par ce que nous nommons «l’opinion publique», cet ami politologue et sondeur n’annonce pas forcément le pire, du moins s’y prépare-t-il, comme un «fait désormais possible». Prenons donc conscience de la réalité. Le fameux «plafond de verre», qui éloigne assez mécaniquement de nos cerveaux la crédibilité que Fifille-la-voilà s’empare du Palais par les urnes au soir du 7 mai prochain, existe-t-il encore? «Non, cela n’arrivera jamais!» «Les Français ne laisseront pas faire!» «Les vrais républicains seront toujours là!» Ah bon? Les sondages, comme le climat actuel, ont de quoi nous effrayer. La cheftaine du Front nationaliste atteint en effet les 44%, voire un peu plus, dans toutes les intentions de vote au second tour. Des scores inédits. L’accident devient potentiellement crédible. Malgré les casseroles monumentales, malgré son programme de haine si peu ripoliné, malgré les fachos qui forment encore la cohorte de son cercle dur, malgré la peur légitime de l’extrême droite, pourtant intimement liée à notre trajectoire républicaine depuis la Libération, le phénomène s’est structuré – pour toutes les raisons que nous dénonçons depuis trente ans. Au point de provoquer de véritables troubles psychiques et des comportements «politiques» aberrants chez des femmes et des hommes qui furent, jadis, d’authentiques personnalités de gauche, tellement obnubilés par la perspective angoissante du 7 mai qu’ils en oublient les fondements mêmes de leurs engagements sacrés et sont capables d’ores et déjà de rallier un Macron-la-finance sans se soucier des conséquences idéologiques immédiates et à venir. Certes, le temps n’est plus à la minimisation. Et nous sommes bien placés pour savoir que les appels à la conscience démocratique ne suffiront pas à prévenir le péril de la peste brune. L’heure tourne. Avec le nihilisme mortifère qui l’accompagne…
Penser. Cette réaction néonationaliste nous parvient par tous les bouts, à commencer par le bas, et, tenez-vous bien, sans réel dénominateur commun. Répétons-le, car c’est l’un des problèmes majeurs, il n’y a pas «un» mais «des» votes d’extrême droite. Ils s’additionnent. Ici, Fifille-la-voilà et son Philippot-de-chambre agglomèrent les déçus de tout, jusqu’à s’inventer un discours pseudo-social. Ici, Maréchal-la-voilà, avec son ultralibéralisme catho-identitaire et ségrégationniste, récupère la plèbe poujado-pétainiste héritière du colonialisme et des petits-marchands dressés contre l’État et tous les corps sociaux. Quant aux autres, les nazillons des premiers jours, ils servent les intérêts immuables de cette France rance toujours là. Avec leur râteau multiforme, elles et ils râtellent large. D’autant qu’un invariant historique de l’extrême droite les y aide: ce projet fourre-tout inventé par les Montretout reste un horizon qui ne déplaît pas à une certaine fraction de la bourgeoisie, la bourgeoisie d’affaires en particulier, qui s’accommoderait assez d’un tour de vis réactionnaire, ultrasécuritaire et libéral sur le plan économique. Qu’importe l’insulte au mot «République». Qu’importe la xénophobie. Qu’importe les références antisémites, l’islamophobie, l’homophobie, le racisme et la démagogie. Voter FN n’est pas le propre de ceux qui ne pensent pas, mais de ceux qui pensent mal. Appelons cela une défaite de la pensée. D’où la montée en puissance d’une forme double de perversion morale: l’altérophobie et la démophobie. Sauf que, pour mémoire, souvenons-nous que la faillite de la pensée n’est guère l’apanage du seul Front nationaliste, qui récolte le travail des imitateurs, le brouillage incessant, sans parler des reniements divers et variés. Il reste quelques semaines pour se remettre à penser et, surtout, cesser de refléter le monde-FN. Hélas, nous ne sommes pas seuls… [BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 10 mars 2017.]