(Note de lecture) Esther Tellermann, "Éternité à coudre", par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé

Nous sommes ici loin, très loin, des longs poèmes narratifs de John Ashbery avec leurs souriantes et ironiques continuités, elliptiques mais centrées. Loin également des élégantes intensités de Robert Lowell, si curieusement détendues au cœur de leurs subtiles et franches appréhensions. Loin encore une fois des vastes espaces confessionnels que, dès le début, nous offre la poésie de l’inimitable Anne Sexton. Non, voici un poème, vaste, subtil, impossiblement divinateur, Éternité à coudre, fait de compactages et d’ellipses, d’inavouées et d’obsédantes opacités. Et pourtant, au sein de ses fines ruptures issues en partie d’une approche non contextualisante et d’un refus de toute flagrance référentielle, continuité et cohésion il y a – on pourrait même penser que c’est là le pourquoi même de son poïein, car c’est précisément cette force scripturale, têtue, infatigable, simultanément conflictuelle et réconciliante, qui propulse implacablement son récit, magnétise et amalgame les innombrables fragments d’un vécu urgent, compulsif. Poème composé de 85 micropoèmes, orchestré pourtant au moyen d’un étrange et plein et débordant minimalisme, Éternité à coudre reste fidèlement le poème d’une grande solennité qui témoigne d’un sentiment de responsabilité éthique et spirituelle à assumer, à la fois ouvertement et secrètement, moins peut-être face à l’autre sans visage, toi ou moi (hypocritique lecteur-lectrice fatalement?), qu’à celle qui, depuis le seuil du poème, ne porte aucun masque au-delà de celui que génère, malgré elle, toute écriture. Voici le poème colloquant – internant en même temps qu’il parvient à libérer –, le poème de cette conversation, à la fois monologique et dialogique, entre ses pro-noms (ses noms-allant-dans-et-pour-le sens), nous-tu-vous-je-lui-elle, qui ne cesse(ra) pas, conversation pudique et pourtant ouverte aux quatre vents d’une conscience dite, délicatement articulée, désirant s’articuler ainsi, au cœur même de ses soustractions sans doute à la fois impuissantes et quelque part voulues.
Éternité à coudre s’écrit, par le biais de petites colonnes surgissantes, puisant profond dans un inconscient irréductible à toute analyse rationalisante – tombeaux et stèles, oui, mais de vivantes résurrections aussi – à l’intersection du tellurique et de l’onirique, du viscéral et du métaphysique, ceci sans chercher à imposer quelque distinction radicale séparant les expériences paraissant à première vue inconciliables, du mortel et du visionnaire, du fini et de l’intemporel-aspatial. Car ce long poème trace cette délicate ligne mettant en face l’une de l’autre l’énergie d’un deuil et celle d’un chant, d’un poïein hymnique. Sacrifice et signe, ‘sacrifice du signe’ également, sans contradiction. Une ‘[parole qui] ne peut cesser, lit-on, / d’être issue de toi’ et qui ‘agrippera / la rose / et le mourir’.
Un poème d’une grande beauté, sereine et perplexe, fusionnée, une, même si sa plénitude, impensable comme celle de tout ce qui est, reste toujours, et nécessairement, ‘à coudre’, tâche à venir et, peut-être, à accomplir comme acte et lieu des tensions de l’inachevable.

Michaël Bishop

Esther Tellermann, Éternité à coudre. Nice : Éditions Unes, 2016. 17 euros.