Si beaucoup a déjà été dit sur l’œuvre et la technique du peintre, sa vie privée reste assez mystérieuse. C’est cet aspect qu’a exploré l'acteur franco-italien pour Moi, Caravage en s’appuyant sur un roman fort bien documenté de Dominique Fernandez, La course à l'abîme.
Dans la salle, la lumière diminue et le noir se fait. Apparait alors à jardin une forme humaine encapuchonnée d’une bure sombre qui porte l’unique source de lumière, une bougie blottie entre ses mains.
Le spectre vivant se déplace en chantant d’une voix douce et triste. Dans cette ambiance Arte Povera surgit soudain un personnage sur le devant de la scène. Personne n’en doute, c’est le Caravage réincarné. Il s’impose d’emblée tout en sensualité, sa chemise de peintre largement ouverte sur son torse, manches bouffantes, pantalon court et pieds nus.
L’artiste rebelle (1571-1610) vient dérouler devant nous le fil de sa courte existence. L’accent italien de Cesare Capitani rend le personnage très convaincant, et pour ceux qui comprennent cette belle langue, il joue en italien tous les mardis.
Michelangelo Merisi, est né en 1571 à Caravaggio, un village de Lombardie dont il s’appropriera le nom. Sa vocation pour la peinture se manifeste à treize ans. Il fait son apprentissage à Milan auprès d’un vieux maître qu’il trouve trop "moelleux" dans sa peinture : Moi ce n’est pas comme ça que je veux peindre. Je ne veux pas de silence dans mes tableaux : je veux du bruit !
Mérisi se révèle vite avoir un fort caractère. Il aime nager en eaux troubles et prendre des risques. Incarcéré pour avoir fréquenté des peintres que l'Inquisition considère comme hérétiques, il est marqué au fer rouge à l'épaule d'une fleur de chardon. Son caractère rebelle lui fera dire avec provocation cette plaie sera mon blason.
A 20 ans, il s’installe à Rome où sa peinture va attirer l’attention des riches notables et des proches du pape. On lui confie des commandes prestigieuses (par exemple trois grands tableaux célébrant la vie et le martyre de Saint Mathieu pour l’église Saint-Louis-des-Français de Rome) qu’il exécute avec talent. Son style s’affirme et sa palette s’obscurcit. Bien qu’il soit obligé de ne représenter pratiquement que des scènes religieuses, ses personnages dégagent une présence d’un réalisme et d’une force dramatique hors du commun.
Et surtout, il révolutionne les codes picturaux en imposant le clair-obscur. La lumière qui perce généralement en axe oblique depuis la gauche de la toile est le personnage principal de ses tableaux. Elle éclaire et donne du relief à la nudité des corps, à une épée, à l’expression torturée d’un visage. Par contraste, l’ombre monopolise le reste du tableau, et le décor n’a que peu d’importance, les figures au premier plan n’en sont que plus vivantes.
Cette ambiance quasi-religieuse est accentuée par les chants a capella de Laetitia Favart (en alternance avec Manon Leroy). On reconnait le Lamento d’Arianna de Monteverdi, Gesualdo et d’autres compositeurs italiens de la Renaissance comme Caccini et Grancini. J’ai beaucoup aimé l’interprétation androgyne de Manon Leroy, sa voix frêle comme celle d’un jeune garçon contraste avec la virilité de Cesare-Caravage. C’est une présence ambigüe qui incarne de multiples personnages : la boulangère avec laquelle il obtient son "certificat de virilité", ses modèles et amants dont son préféré, Mario, ainsi que des femmes…
Mais comme il nous l’explique, Caravage n’est pas intéressé par le bonheur, il vit dans l’urgence de peindre et le reste du temps multiplie querelles et condamnations. A 35 ans il tue un homme. Sa tête est mise à prix. Il sera dès lors davantage un peintre maudit que béni des dieux.
Cesare-Caravage parle de sa peinture David et Goliath. La tête que David tient dans sa main est celle de Caravage. L’acteur lève le bras comme David dans la peinture : Vous voulez ma tête, je vous la livre …
Au fil de la pièce, nous finissons par avoir une image précise de qui était le Caravage. Ainsi le côté cru et sans concession de l’artiste ressort de son tableau Judith et Holopherne (scène de l’Ancien Testament). Il veut montrer le crime en train de s’accomplir : Moi je veux saisir l’instant précis ou Judith décapite l’homme. Le résultat est saisissant et à la limite du soutenable. On ne voit aucun de ses chefs-d’oeuvre sur scène, le mime et les anecdotes qui entourent leur création suffisent à frapper l’imaginaire des spectateurs.
Le peintre finira par trouver la mort à 38 ans dans des circonstances mystérieuses. Je suis comme la pomme véreuse de mon premier tableau, le ver creusera sa galerie… et à la fin, il ne reste que le désespoir et la mort.
Courez voir ce magnifique spectacle ! Cesare Capitani est aussi flamboyant que son modèle ! Le temps passe trop vite tant la vie du Caravage est romanesque.
Je laisse le mot de la fin à Dominique Fernandez sans lequel Cesare Capitani n’aurait pas pu incarner aussi intimement le peintre maudit : En écrivant La Course à l’abîme, roman qui tente de ressusciter par l’écriture la figure du peintre Caravage, je ne pensais pas voir jamais ressurgir celui-ci, sous mes yeux, en chair et en os, cheveux noirs et mine torturée, tel que je me l’étais imaginé, brûlé de désirs, violent, insoumis, possédé par l’ivresse du sacrifice et de la mort. Eh bien, c’est fait : Cesare Capitani réussit le tour de force, d’incarner sur scène cet homme dévoré de passions. Il est Caravage, Moi, Caravage, c’est lui. Il prend à bras le corps le destin du peintre pour le conduire, dans la fièvre et l’impatience, jusqu’au désastre final.
D’après le roman de Dominique Fernandez La Course à l’abîme (Grasset)
Avec Cesare Capitani, et en alternance Laetitia Favart etManon Leroy
Mise en scène Stanislas Grassian
Lumières Dorothée Lebrun
Théâtre du Lucernaire
53 Rue Notre-Dame des Champs 75006 Paris
Jusqu'au 12 Mars 2017 à 18 h 30 du mardi au samedi,
Dimanche à 16 heures
Spectacle en italien les mardi
Crédit photos : B. Cruvellier