C'est sur le réseau social américain au grand " F " comme John Fante que nous avons discuté deux heures durant avec Mehdi Krüger. Poète urbain autant que slameur, aussi libre que le va-et vient permanent des vagues, celui qui aime les mots les a tourné en dérision le temps d'une interview; et comme Léo Ferré, en a fait ses armes au service de son art. Son dernier EP, " L'écume des nuits ", est disponible sur son site web gratuitement. Interview long-format destinée à l'agora.
François Ruffin a été récompensé du César du meilleur documentaire pour " Merci Patron " ; tu l'as vu ? T'en as pensé quoi ?
Comme Néron contemplant Rome brûler depuis la terrasse de son palais en bouffant du raisin, le plus saisissant était le contraste entre le discours de Ruffin qui tentait de partager ce qu'est une trajectoire de vie brisée, avec en arrière-plan des strass, des sourires figés et des robes hors-de-prix. Je crois que jamais on a aussi bien vu en direct que les différentes composantes du peuple ne partagent plus la même RÉALITÉ, au-delà des vérités de chacun.
Fin avril, les élections présidentielles auront lieu, es-tu optimiste ou pessimiste quant à l'issue finale ?
Je crois que ce qui se joue sur ces élections est le dernier élan d' " espoir désespéré " des plus malheureux. Ce que je crains si Marine Le Pen passait (peu probable), c'est que justement ses électeurs voient partir en fumée ce qu'ils pensent être leur planche de salut. J'ai plus d'empathie que de détestation envers les électeurs frontistes issus des vestiges du monde ouvrier. La technocratie actuelle n'a rien à envier à l'ancien clergé : les PowerPoint ont remplacé la messe en latin. Les artistes engagés se font moralistes et deviennent eux-mêmes des instruments destinés à canaliser la dangerosité des masses. La poésie est devenue, à son corps défendant, la plus raffinée des techniques de marketing. Lacoste cite Nietzsche sur ses affiches, l'ambition des rappeurs n'est plus que de servir de vitrine pour les marques.
On t'a découvert sur Arte Radio avec l'" l'Arabstrait ", un retour au bled poétique, pour te paraphraser. A partir de ton histoire, toi qui a des origines plurielles (algérienne et allemande) et qui a vécu dans des environnements différents (la banlieue et la campagne), dirais-tu que notre identité nous détermine ou bien que nous déterminons notre identité ?
Au même titre qu'un tourbillon sur le cours d'un fleuve a besoin de se renouveler en permanence pour rester le même, nous sommes une construction en mouvement. Notre véritable identité, à mon sens, est le fruit de cette tension entre l'inné et l'acquis, le transmis et l'appris. Je crois en la liberté de nous façonner nous-mêmes, on n'a juste pas le choix des matériaux. C'est, par contre, un travail de chaque instant. Je pense qu'une rencontre amoureuse, un accident de vie nous traversent autant que nos origines. Comme la terre tourne à 29,7 km/s. sans que nous ne nous en rendions compte, nous sommes en mouvement perpétuel. " Il faut que tout change pour que rien ne change ". Si je peux citer Balzac : " Chaque jour naissent et meurent en nous des mondes, mondes qui s'ignorent "
Ça fait plus sérieux après Games of Thrones. ( N.D.L.R: Mehdi nous a envoyé une photo d'un personnage de G.O.T. au lieu d'envoyer une photo de lui pour illustrer l'article). En même temps, là réside la vraie richesse artistique de l'époque : nous sautons de Netflix à la Pléiade comme Mario de plateformes en plateformes. Ulysse noyé dans le vaste océan culturel...
Ton slam est toujours accompagné d'une guitare, (ton guitariste s'appelle Ostax), as-tu une relation particulière avec cet instrument ?
La guitare et la voix sont deux instruments qui ont le pouvoir de parler à chacun. Cordes sensibles, cordes vocales et cordes de guitare... Artistiquement, je cherche ce qu'il y a de contemporain dans la culture classique, et l'intemporel dans la création d'aujourd'hui. Depuis le blues du Delta jusqu'à la chanson Rive Gauche, une guitare, comme la voix, sont les instruments des plus pauvres, de ceux qui n'ont rien d'autre pour s'exprimer. Il y a quelque chose de radical et d'ancré dans l'Histoire dans l'alliance des deux.
As-tu alors délibérément fait en sorte que ta voix douce accompagne tes textes durs ?
Bien sûr, comme il y a toujours de la lumière, du souffle dans mes textes même si les thèmes sont sombres. Sans paradoxe ni contradiction, une chanson n'est pas intéressante. Il peut y avoir beaucoup de colère et de révolte dans la douceur.
Parlons du processus de création. Écris-tu spontanément des textes, ou penses-tu instinctivement à écrire une chanson quand tu noircis une feuille blanche ?
J'ai une écriture " instagrammaticale ", je rassemble des copeaux de réalité sur des carnets, le dos des factures, bref où je peux. Ensuite, j'essaie de donner du sens à ce puzzle. Je crois que si une chanson achevée ressemble à l'idée de départ, cela veut dire qu'on ne s'est pas laissé emporter. Il faut s'étonner soi-même, pouvoir se dire : " Ah ouais, en fait je pense ça ! " Si on n'est pas surpris, comment surprendre le public ? Je considère chaque texte comme un bris de miroir, et j'aime découvrir le reflet qu'il me renvoie à la fin.
Comment t'es-tu orienté vers le spoken-word ? As-tu choisi le slam, ou le slam t'a-t-il choisi ?
Le slam a été une révélation. À la fin des années 90, je faisais beaucoup de freestyles et de battles, je sortais des sons assez expérimentaux dans la veine Company Flow / Antipop Consortium mais je me sentais à l'étroit dans un Rap Français qui manquait de folie. La scène slam est apparue alors comme un nouveau terrain de jeu. D'autant plus que nous étions peu d'initiés en France et investis quasiment d'un rôle de missionnaire, nous avions cette poésie nouvelle et démocratique, et les pionniers ont sacrifié beaucoup de temps et d'énergie pour la partager avec le public.
Fauve il y a quelques années, Grand Corps Malade, Gaël Faye, et toi, aujourd'hui ; sans parler du rap de plus en plus littéraire, avec Nekfeu par exemple. Le slam, voire la poésie urbaine, est-il le moyen d'expression qui caractérise le mieux notre époque ?
La poésie s'était assoupie, confortablement installée dans les centres culturels et satisfaite de sa confidentialité élitiste. Désormais, elle revient au centre de l'agora, et tout le monde redécouvre son potentiel subversif et insubmersible. Elle est là où on ne l'attend pas. Je crois aussi qu'elle assume enfin son aspect populaire, qu'elle peut redescendre parmi la plèbe sans salir ses jupons. Rien n'est plus inoffensif et inodore que la poésie respectable.
N'oublions pas que chaque jour, dans le Bronx, à Vénissieux ou Manille, un gamin prend une feuille, un stylo et décide d'écrire du rap. C'est aussi un art qui demande peu de compétences et de moyens financiers. Tout le monde sait parler, lire et écrire. Tout le monde peut s'offrir un calepin à 90 cents et un Bic Cristal.
Tu dis dans une interview qu'il ne suffit pas de vouloir copier les anciens, comme l'auteur de la chanson " Je bois ", mais plutôt de se demander " mais que ferait Boris Vian aujourd'hui ? " ; il écrirait quoi Boris aujourd'hui selon toi ?
Est-ce qu'il écrirait ? Est-ce qu'il ne ferait pas des collages à la Banksy ou de l'électro ? Boris Vian est le type d'artiste qui comprend intuitivement son temps et sa société, peu lui importerait le médium je pense.
Il aurait sans doute déposé le brevet du piano cocktail, non ?
Ou réalisé une application qui permet d'aller cracher virtuellement sur des tombes géolocalisées.
L'écume des nuits, ton nouvel EP, est d'ailleurs une référence à Boris Vian et à L'écume des jours. Tu y interprètes une chanson assez pessimiste : " Tout est triste rien est grave " ; es-tu un disciple de Roland Jaccard (maître à penser des nihilistes) ?
Ni Dieu ni maître-onome. C'est à la base une chanson de Denis Rivet, je trouvais le refrain très juste, et très ouvert à différentes situations de vie. Ce qui me touche, ce sont la fragilité et la solitude de chacun, qu'on essaie plus ou moins de (se) cacher derrière une illusion de force ou de contrôle. Je trouve que l'on est très dur, très exigent envers soi. Comme si nous étions des machines déficientes dès l'origine qu'il fallait s'efforcer de réparer durant notre vie. On nous a tellement inculqués que le bonheur ne dépendait que de nous, qu'inversement si quelque chose ne va pas c'est donc de notre faute.
Si tu " vis ce que [tu] n'arrives pas à écrire et écris ce que [tu] n'arrives pas à vivre ", en somme, tu ne t'arrêtes pas de vivre ; pourquoi dis-tu partir à la dérive ?
J'apprends à lâcher prise, à comprendre que tout ne peut être évalué, contrôlé, amélioré. D'où l'image de l'océan à travers tous les titres de l'EDN. Il faut accepter de se laisser brasser et bousculer par la vie, sinon comment aurait-on découvert l'Amérique ? C'est épuisant de lutter contre les vagues, il est nécessaire de parfois épouser le courant.
Ton EP est disponible sur le net gratuitement ; est-ce une volonté ? Vis-tu uniquement de la musique ? La vie d'artiste est-elle aussi sympathique que le chante Charles Aznavour ?
Avec la gratuité, j'achète ma liberté. Je m'affranchis des pressions commerciales et de l'avis des autres. J'invente mon propre mode de vie artistique, je vis des concerts mais aussi de l'écriture pour le théâtre et des ateliers que je donne en prison et lycées. Je trace ma propre trajectoire avec toutes les joies et luttes que ça implique. Trop un chien errant pour rentrer dans une niche.
" Dieu est un fumeur de havanes " selon Deneuve, que fait chanter Gainsbourg et ses gitanes. Et toi tu fumes quelles clopes ?
Manufacturées toujours. Quitte à se faire du mal, autant le faire avec élégance. Je fume des Marlboro light, pour ne pas trop abîmer ma voix, ne pas la durcir.
Tu en es où dans ta relation avec Dieu ?
Dieu en soit remercié, il a fait de moi un non-croyant, c'est son choix. Mon athéisme ne m'empêche pas de lui parler de temps à autre.
Quels sont tes projets pour la suite ?
Actuellement je prépare le troisième volet de mon exploration de la Rive Gauche. Après St-Germain-D'Après, l'Écume des Nuits, j'écris la Complainte de la Lutte. Idéalement, je souhaiterai le sortir le 7 mai (jour du deuxième tour). Je coécris un spectacle lecture-vidéo-piano avec Malik Nejmi , Touda Boudouani et Laurent Durupt sur le quotidien d'un passeur de migrants à Tanger. Je navigue entre mes révoltes et mes rêves, entre le micro et le stylo. Sans risque, rien d'intéressant ne peut s'inventer. Je serai sur les routes et notamment au Théâtre Antoine Vittez à Ivry du 29 au 31 mars. Un lieu qui défend les mêmes valeurs.
Léo Juanole