Eddy Firmin dit Ano : EGOPORTRAIT ou l’errance des oiseaux
Galerie Dominique Bouffard
Montréal-Canada
du 4 mars au 21 mars 2017
© Eddy Firmin
A l’occasion de sa récente exposition, EGOPORTRAIT ou l’errance des oiseaux, à la galerie Dominique Bouffard, Eddy Firmin dit Ano présente sa démarche artistique.
SUJET DE PRATIQUE : D’un esclavage à l’autre.
De la récolte d’épices aux soldes, l’histoire de l’esclavage se répète-t-elle inlassablement? Ces deux grands moments de moisson où tout est amené à disparaître pour laisser place à une nouvelle production de sucre, de smartphone ou de sac à main très moche, se révèlent d’une étonnante parenté. Mais cette parenté cache une laideur qu’aucune dysenterie verbale ne saurait décrire. Si mes oeuvres disent ma fierté d’être issue d’un peuple ayant survécu à l’esclavage en Caraïbe, elles disent aussi mon effroi de voir l’histoire se répéter avec une violence toujours plus secrète, toujours plus dissimulée.
© Eddy Firmin
Bien qu’aujourd’hui, quel que soit nos origines, nous sommes conscients des nouvelles formes de colonialisme économique et/ou culturelle (les grandes firmes alimentaires, les industries vestimentaires ou les industries du spectacle) nous sommes beaucoup moins conscients d’une réalité : les nouvelles formes de colonialisme ne sont que la reformulation d’une seule et même chose, un colonialisme par le savoir (épistémologique). Les violences à l’origine de l’esclavage et autres abominations de l’ère coloniale et postcoloniale sont imposées par un cadre, celui d’un mode de pensée. L’ordre (mathématique), le classement (taxonomique) et l’analyse par genre et origine (génétique) qui produisent la pensée scientifique et rationalisent la production sont aussi ceux qui ont créé l’esclavage. La violence épistémique qu’impose l’occident est telle qu’il m’est quasiment impossible de penser en dehors des cadres qu’elle a défini. Dans les universités et les écoles de Tizi-Ouzou ou de Tokyo, les mêmes penseurs occidentaux trônent dans les bibliothèques, les mêmes méthodes sont enseignées, les mêmes paradigmes sont diffusés. Le philosophe Grosfoguel dit sans détour qu’il s’agit là d’un « racisme épistémique ». Pour le sociologue Annibal Quijano, cette colonialité du savoir est une tragédie qui n’a jamais cessé depuis les premières heures du colonialisme, car elle tente « d’atteindre à la validité universelle, ce qui établit avec les autres cultures des relations qui paralysent tout développement réel ». Force est de constater que Grosfoguel et Quijano disent vrai, car toute proposition qui ne rentre pas dans le cadre de la pensée “universelle” imposée par l’occident se voit rejetée d’un simple revers de la main (pas assez rationnelle et froide). Autrement dit je suis esclave d’un mode d’être au monde défini par la vieille Europe coloniale.
© Eddy Firmin
Ainsi mes oeuvres sont avant tout des autoportraits questionnant la profondeur des schèmes toujours opérants dans ma personne. Mon « je » d’esclave contemporain fait alors écho à mon « je » ancestral et historique des plantations esclavagiste. Du fer rouge marquant l’esclave bien-meuble aux fers dorés des marques à la mode, l’histoire répète inlassablement son selfie d’un esclavage à un autre. Toute fois j’intègre à mes oeuvres des signes en provenance d’un alphabet inventé pour échapper en partie à la colonialité du savoir (ces signes me servent aussi de titre aux oeuvres).
© Eddy Firmin
TYPOLOGIE DE LA PRATIQUE
L’ensemble de ma pratique tente de restituer un mode d’être au monde inventé par l’esclave caribéen. Un mode d’être au monde qui se soustrait à celle de son dominant colonial et que l’on retrouve systématiquement dans toutes les îles de la Caraïbe. La pratique du gwoka (entre danse, musique, conte, chant, ripaille et moyen de rassemblement) inventé par l’esclave de mes îles fait partie de ces pratiques caribéennes dont la mission est de contourner le cadre de pensée imposé par l’espace colonial. La chercheuse Yvonne Daniel (2013) pense que ces pratiques chargées de savoirs codifiés (bomba, le bélè, le kalinda, le gwoka etc.) forment une unité de pratique dans tout l’arc caribéen. Elles témoignent de l’identité caribéenne et de sa résistance à l’uniformisation imposée par la pensée dominante. M’inscrivant dans une « épistémologie » caribéenne (s’il m’est permis d’utiliser ce terme en dehors de son caractère scientifique) ma pratique ne fait pas de division entre art et vie, art et savoir intelligible, art et transmission, art et résistance. La question même de la limite entre plusieurs arts est un non-sens au regard de cette manière d’être.
© Eddy Firmin