Au lendemain du non irlandais, un constat s’impose : il s’agit d’un événement d’une importance majeure pour la construction européenne, et donc pour la France, puisqu’il n’y a pour nous ni action efficace ni espoir en dehors de l’Europe. De toute évidence le seul avenir pour la France comme pour chacun des autres Etats de l’Union, quelles que soient sa taille, son économie, ses spécificités et son histoire, c’est l’Europe.
C’est pourquoi le non au référendum sur le traité de Lisbonne ne peut ni ne doit être pris à la légère. C’est pourtant ce que tous ou presque ont affecté de dire et de faire depuis vendredi dans les milieux gouvernementaux et dans la Presse en France, qui semble à nouveau gagnée tout soudain – comme c’est bizarre – d’une crise aiguë de servilité mimétique ou de mimétisme servile, comme on préfère. Dans la même veine, le Président français, appelé pourtant à exercer d’ici à peine quinze jour au nom de la France, la Président du Conseil européen, n’a-t-il pas étrangement déclaré qu’il fallait tout faire pour éviter que l’incident irlandais ne se transforme en crise européenne. Mais rien n’y fait, la réalité, tout le monde la voit : nous sommes bien entrés dans une période de crise véritable.
Oui, la crise est là, et bien là, hélas ! La crise économique, c’est évident, depuis bien avant le non irlandais, qu’elle a à l’évidence favorisé pour partie. Mais aussi et surtout la crise politique. Rien ne sert de se mettre la tête dans le sable, comme on veut le faire à Paris et même ailleurs. L’Irlande a bien dit non au traité de Lisbonne dit « simplifié », et qui, de toute évidence, n’a pas semblé si simple que cela aux Irlandais. C’est l’une des causes, même si ce n’est pas la seule ni la principale, de l’échec incontestable de ce nouveau référendum négatif sur les institutions européennes : le troisième en trois ans (même si, nous le savons bien, les deux premiers, en 2005, en France et aux Pays-Bas, ne portaient pas tout à fait sur le même texte). A chaque fois la réponse est la même : avec la même netteté, c’est non ! On va dans un instant tenter de voir pourquoi.
Mais, quoi qu’il en soit, tout d’abord, il faut bien faire un constat simple et consternant : ce revers grave sur le traité simplifié vient bien évidemment tout compliquer. Ce traité, on s’en souvient, a été largement initié, voulu et revendiqué par avance comme un succès personnel par monsieur Sarkozy à son arrivée à l’Elysée. Aujourd’hui son rejet constitue incontestablement un échec pour les autorités irlandaises, comme on l’a volontiers répété à l’envi chez nous, mais aussi très clairement, pour la France, hélas, et pour son président, Nicolas Sarkozy comme pour son Premier ministre et l’ensemble de son gouvernement.
Mais par delà leurs personnes, cet échec est celui de l’Europe et on ne peut que doublement le regretter. Il paraît en tout cas peu réaliste et en même temps irrespectueux de la volonté populaire démocratiquement exprimée par un peuple, en l’occurrence les Irlandais, que de vouloir les faire d’ici peu de temps à nouveau voter pour essayer de leur extorquer cette fois-ci un oui.
Y songer, c’est se dissimuler qu’il y a des causes profondes à ce rejet, qu’on aurait le plus grand tort de prendre à la légère. En effet un fossé toujours plus profond ne cesse de se creuser entre les institutions de l’Union et l’ensemble de nos concitoyens européens, quels qu’ils soient et à quelque pays qu’ils appartiennent.
On peut évidemment à chaque fois invoquer des particularités nationales et des circonstances spécifiques liées à tel événement économique – aujourd’hui la crise, en 2005 en France, l’hostilité aux gouvernements de droite et à Jacques Chirac, aux Pays-Bas, la crainte de perdre son identité, voire la xénophobie -. Tout cela est vrai, mais l’essentiel est ailleurs. La cause profonde de ces refus réitérés réside à mes yeux dans le fossé qui ne cesse de se creuser entre les institutions européennes ou les gouvernants qui les incarnent, d’une part, et, de l’autre, les citoyens européens, qui se sentent incompris, voire, à tort, méprisés dans leur volonté comme dans leurs craintes.
Si l’on veut que nos concitoyens européens, et en premier lieu nos concitoyens français, retrouvent confiance en eux-mêmes comme dans les institutions européennes, il faut que l’Europe apparaisse avant tout comme animée de la capacité et de la volonté de protéger les valeurs qui nous sont communes de liberté, de diversité, de solidarité et de respect de l’autre qui fondent pour nous l’Europe et qui s’incarnent en elle aux yeux du monde, et non que nos institutions et leurs dirigeants donnent le sentiment de les menacer.
L’Europe ne doit pas être, ne peut pas être une Europe des marchandises, du commerce, des affaires et de l’argent. Elle doit pleinement redevenir une Europe des valeurs et des hommes. Non pas simplement une alliance animée de volonté de puissance, mais un projet radicalement nouveau, où, en fait, tout est à inventer, car ce qui est au cœur du projet européen n’a rien à voir avec un empire, ni un simple système de défense fondé sur le développement de la puissance sous toutes ses formes. L’Europe, si on va à l’essentiel, c’est un projet radicalement nouveau qui n’a jusqu’ici encore jamais été tenté nulle part au monde ni à aucune époque de l’histoire, même si l’on y a parfois, ici ou là, beaucoup rêvé : il s’agit de créer concrètement non pas une puissance de guerre et une simple accumulation de richesse, mais un espace de paix, de prospérité et de bonheur pour tous dans le respect de chacun.
C’est une certitude et une évidence : dès que nos institutions et ceux qui leur prêtent leur voix, auront su incarner ces aspirations essentielles et ces valeurs fondamentales, la très grande majorité de nos concitoyens européens saura retrouver confiance en soi comme dans une Europe qui pourra être certaine de ses valeurs, de sa solidité, de sa force comme de sa légitimité pleinement démocratique.
Evidemment, le plus tôt sera le mieux !