Alexandre II de Russie et Catherine Dolgorouki, Katia pour les intimes, s’aimèrent avec passion. Une relation fusionnelle qui fit scandale, mais qui dura jusqu’à la fin… jusqu’au drame…
La solitude d’un homme
La tsarine Maria Alexandrovna par Winterhalter en 1857 – Hermitage
Le 4 avril 1866, le Tsar Alexandre II échappe de justesse à une tentative d’assassinat. Personnellement visé pour la première fois, il est en état de choc. Il a supprimé le servage, réformé l’administration, l’armée et la justice… Et pourtant ! Quoi qu’il entreprenne, on le critique.
Il n’en fait pas assez pour les uns, ces fameux « nihilistes », des progressistes issus de la jeunesse remuante qui prônent la destruction totale du régime, et trop pour les autres, ces conservateurs qui grouillent au sein même de la famille impériale.
Alexandre II se sent profondément désabusé. Les joies de la famille, strictement encadrées par le rituel contraignant de la Cour, n’apportent aucun apaisement au souverain.
Son épouse, la tsarine Maria Alexandrovna, n’est plus que l’ombre d’elle-même. La jeune fille piquante et candide qui l’a séduite vingt-quatre ans auparavant, mère de ses huit enfants, n’est plus qu’une fleur fanée. Elle erre comme une âme en peine, perpétuellement rongée par la maladie et la mélancolie.
Alexandre se sent plus seul que jamais. C’est alors que sa vie sentimentale s’illumine. Celle qu’il courtise depuis deux ans s’est enfin donnée à lui : Catherine Dolgorouki est une révélation.
« Mon adorable Impératrice »
Catherine, qui a perdu son père très jeune, appartient à une ancienne et noble famille de Russie, mais ruinée. Elle étudie à l’Institut Smolny, pensionnant de Saint-Pétersbourg pour jeunes filles bien nées. Il a été créé par Catherine II sur l’exemple du Saint-Cyr de Mme de Maintenon. Le couple impérial visite souvent l’établissement. A dix-sept ans, Catherine a achevé ses études et s’installe chez son frère aîné, le prince Dolgorouki.
Un jour de printemps de l’année 1864, alors qu’elle se promène au jardin d’Été, elle rencontre l’Empereur, qui la reconnaît. Il engage la conversation.
Elle est si belle, cette jeune fille aux cheveux châtains et soyeux, à la peau d’ivoire et au sourire enjôleur… Il insiste pour la revoir. Catherine, à la fois amusée, flattée et effrayée d’avoir été distinguée par le tsar, accepte. Ils se retrouvent dans diverses résidences d’été du souverain. Mais elle refuse de se donner à lui.
En avril 1866, lorsqu’elle apprend qu’il vient d’échapper à la mort, son cœur manque un battement. Elle se rend compte de tout ce qu’il représente pour elle. Cet homme malheureux, elle l’aime et peut lui redonner goût à la vie. Au cœur du parc de Peterhof, dans le charmant pavillon du Belvédère, elle cède.
Il a trente ans de plus qu’elle, mais peu leur importe ; ils vivent une révélation sensuelle réciproque que le temps n’émoussera jamais.
Le tsar renaît. Le soir même de leurs premiers ébats, il lui écrit en français, la langue du cœur :
Aujourd’hui, hélas ! je ne suis pas libre ; mais, à la première possibilité, je t’épouserai, car je te considère, dès maintenant et pour toujours, comme ma femme devant Dieu. A demain. Je te bénis !
Elle lui répond avec ce même empressement, évoquant dès le début de leur liaison cette idée de mariage que le tsar a lui-même suggérée.
Catherine Dolgorouki, « Katia »
Les deux amants se voient dès que le tsar est libre, dans le pavillon, leur « cher nid ». Alexandre la couvre de surnoms affectueux : « cher ange »,« ange de mon âme », « Doussia », « Katia », « mon adorable Impératrice »… L’automne revenu, la Cour retourne dans la capitale. Alexandre remet à sa maîtresse une clef, qui lui permet de se rendre, trois ou quatre fois par semaine, au palais d’Hiver. Elle rejoint les appartements du tsar par un escalier secret.
Une correspondance teintée d’érotisme
Alexandre II
Cette liaison clandestine est rapidement de notoriété publique. La cour bruisse de rumeurs, mais rien n’est officiel. Ce qui est certain en revanche, c’est que les amants ne peuvent pas se passer l’un de l’autre.
En juin 1867, le tsar vient en visite officielle à Paris, à l’occasion de l’Exposition universelle. Il est accueilli personnellement par Napoléon III, et loge à l’Elysée. Il installe la chère Katia dans un hôtel discret tout proche, pour qu’elle puisse le rejoindre dès la nuit tombée.
A ses yeux, c’est elle la principale attraction de l’Exposition parisienne.
Alexandre lui écrit chaque soir, qu’ils se soient vus ou non, l’assurant de son engagement total. Elle répond de même. Surtout, ils partagent une libido extrêmement sensuelle et exigeante : ils sont en plein accord sur le plan sexuel. Sous leur plume naît une correspondance inédite, érotique et très directe. Ainsi lui écrit-il par exemple :
Je confesse que ces souvenirs réveillent ma rage de me replonger dans ton délirant coquillage. Oh oh oh, j’en souris, je n’ai pas honte, cela est naturel !
ou encore :
Allongé immobile sur le canapé, j’ai joui jusqu’au délire, tandis que tu bougeais sur moi (…) nous sommes faits l’un pour l’autre et je te vois devant mes yeux, maintenant au lit, maintenant sans culotte.
Ils se cherchent du regard lors des réceptions officielles, s’envoient des mots d’amour à toute heure du jour et de la nuit, et estiment leur union sacrée, comme voulue par Dieu. Une passion qui ne s’émoussera pas plus que leur désir l’un de l’autre. Ainsi Alexandre écrit-il encore à Katia des années plus tard :
Nos bingerles (petit nom qu’il donne à leurs ébats) furent délicieux, nous étions comme fous à expérimenter la frénésie de plonger l’un dans l’autre dans toutes les positions imaginables. Comment pourrais-je oublier : j’étais couché sur le dos, et tu me montais comme un cheval.
Une place à la Cour ?
Katia loge à présent dans un somptueux hôtel avec son frère et sa belle-sœur. Elle possède ses propres équipages et domestiques. Il met à sa disposition, au palais d’Hiver, l’ancien cabinet de son père Nicolas Ier. Lorsqu’il est en déplacement, Alexandre II loue à sa maîtresse un hôtel non loin des résidences impériales, Tsarskoïe Selo, Peterhof, Livadia…
Pour qu’elle puisse être reçue à la Cour, il la nomme… demoiselle d’honneur de la tsarine. Maria Alexandrovna, résignée, croit à une passade.
Comment pourrait-elle imaginer qu’Alexandre, si distant d’habitude, se laissait aller auprès de sa Catiche à ses débordements indignes de son âge ?
Mais Katia préfère s’éloigner de la Cour. Elle ne supporte pas ces yeux suspicieux braqués sur elle lorsqu’elle paraît en public. Et pourtant, en excellente danseuse, elle adorerait se rendre plus souvent aux bals de la Cour ! Parfois, elle laisse exploser cette frustration, comme en janvier 1868 :
Vous ne vous sentez pas aussi solitaire que moi et c’est pourquoi vous ne pouvez pas comprendre. Vous ne m’aimez pas aussi passionnément. Mon ange, ayez pitié de moi car je suis si seule !
Catherine Dolgorouki, « Katia »
Mais elle aime le tsar, alors elle supporte… en attendant qu’un jour il puisse l’épouser. Il le souhaite aussi, car plus que jamais, elle est sa véritable femme. Il la tient au courant de toutes les affaires politiques, lui confie ses idées de réformes, s’épanche auprès d’elle des contrariétés que lui valent les coteries de cour et les dissensions au sein de la famille impériale.
Elle l’écoute avec compassion, mais n’intervient guère dans les affaires de l’Etat, contrairement à ce que les mauvaises langues commencent à véhiculer. En outre, Alexandre II est jaloux de son pouvoir. C’est lui qui décide. Il a besoin d’une confidente, pas d’un ministre, elle semble l’avoir compris.
Une seconde famille
Georges Alexandrovich, premier enfant de Katia et Alexandre II
À la fin de l’année 1871, Katia attend un heureux événement. Le 30 avril 1872, elle accouche difficilement d’un fils, Georges, dit Gogo.
Même si la naissance est gardée secrète, Alexandre II, qui a craint pour la vie de la mère, est aux anges. Il remercie son amante à sa façon, rajeuni par cette passion dévorante : « J’aime notre folle manière de faire l’amour et j’y plonge à chaque fois ».
La Cour, toutefois, est vite au courant de la naissance illégitime. La famille impériale est consternée. La tsarine, rongée par la maladie, n’a ni l’envie ni la force pour se battre contre l’intruse.
Alexandre « nage en plein bonheur conjugal ». Katia donne naissance à une fille, Olga, l’année suivante. Un autre garçon, Boris, nait en 1876 mais ne survit pas.
Cette nouvelle vie de famille procure un peu de baume au cœur d’Alexandre II. En 1877, il s’inquiète de la guerre russo-turque qui se prépare et s’en ouvre à sa chère Katia :
Que Dieu nous vienne en aide et bénisse nos armes ! Je sais que personne ne comprend mieux que toi ce qui se passe en moi, au commencement de la guerre que j’avais tant désiré pouvoir éviter.
Le 21 mai 1877, Alexandre part suivre les opérations. Les adieux à sa maîtresse sont déchirants. Il lui écrit dès le surlendemain : « Mon pauvre cœur se sent brisé de t’avoir quittée et je sens que j’emporte ta vie et que la mienne est restée avec toi ». Il continue à confier ses angoisses à Katia, ses humeurs aussi. Il lui parle de l’Angleterre et de la politique trouble de la Reine Victoria, qu’il appelle « cette vieille folle de reine » !
La guerre est victorieuse, mais la Russie n’en retire aucune gloire et la politique extérieure du tsar est âprement contestée. Alexandre, vieilli par les épreuves, se réfugie une fois de plus dans le bonheur de sa vie de famille toute bourgeoise. Mais ces amours clandestins ne le satisfont plus. Il veut Katia auprès de lui à chaque heure du jour et de la nuit.
Deux souveraines ?
Stupéfiant son monde, Alexandre installe sa maîtresse au palais d’Hiver, résidence luxueuse et officielle de la famille impériale. Elle dispose d’appartements situés juste au dessus des siens !
Maria Alexandrovna, proche de la mort, confie à son amie la comtesse Alexandrine Tolstoï :
Je pardonne les offenses qu’on fait à la souveraine ; je ne peux prendre sur moi les tortures qu’on inflige à l’épouse.
La double vie d’Alexandre II indigne son fils, le tsarévitch. Cet adultère affiché laisse les courtisans perplexes. Deux souveraines cohabitent à présent, mais aucune n’entretient un semblant de vie de cour. L’une est trop malade, l’autre trop… illégitime.
Leur sympathie penche naturellement pour la tsarine. Ils jugent la présence de Katia infamante et la suspecte d’être une ambitieuse intrigante qui dirige l’esprit de son amant.
En imposant la présence de la favorite au palais, Alexandre satisfait certes son désir d’intimité avec une maîtresse qu’il idolâtre, mais dresse contre elle toute la cour.
la Tsarine Maria Alexandrovna
Katia se sent plus seule que jamais. La haine, elle la respire autour d’elle. Alors, pour l’amour du tsar, elle sacrifie sa vie publique. Un heureux événement lui rend le sourire : le 9 septembre 1878, Katia donne naissance à une deuxième fille : Catherine.
1880 : l’année du changement
Durant toutes ces années, le terrorisme s’active. Depuis 1866, Alexandre a miraculeusement survécu à six tentatives d’assassinat. Katia a peur en permanence pour la vie de son amant.
Le 5 février 1880, c’est la salle à manger du palais d’Hiver que les terroristes parviennent à faire exploser. Alexandre, qui doit dîner ce soir là avec le grand-duc de Hesse et son fils, se trouve encore dans un salon contigu car ses invités ont été retardés par leur train. Si ce train avait été à l’heure, ils seraient morts tous les trois. Le bilan est lourd : onze morts et cinquante-six blessés, des soldats. Ce complot, spectaculaire, et qui a failli réussir, glace d’horreur la population et l’entourage du tsar. Katia a cru défaillir en entendant l’explosion.
Le 22 mai 1880, la tsarine Maria s’éteint au palais d’Hiver, à l’âge de cinquante-six ans. Le tsar, pourtant réellement en deuil, ne peut pas s’empêcher de ressentir un troublant sentiment de délivrance. La voie est libre. Son amour avec Katia va pouvoir être légitimé. Doucement mais sûrement.
Catherine Dolgorouki, « Katia »
Mais il n’a pas prévu que ce sentiment de libération se manifesterait de façon extrêmement puissante chez Catherine.
Elle qui a attendu durant plus de quinze ans, sacrifiant tout pour cette vie illégitime, se montre à présent d’une impatience incroyable. Ce mariage promis, elle le veut. Tout de suite. Elle ne laisse aucun répit à son amant. Il écrit :
Jamais Katia ne m’a autant tourmenté que ces jours-ci. En définitive, je lui ai promis de la couronner.
Alexandre, peut-être aussi conscient que sa vie ne tient qu’à un fil depuis que les tentatives d’assassinat se multiplient, désire avant tout que Catherine soit heureuse.
Longtemps reléguée dans l’ombre, privée de tout contact avec le monde extérieur, elle a droit, pense-t-il, à une éclatante revanche.
Les ministres supplient Alexandre de réfléchir aux conséquences d’une décision si précipitée. Ne peut-il pas attendre un an, comme l’exige la tradition orthodoxe ? Non. Alexandre, 62 ans, épouse en grand secret Catherine, 33 ans, le 18 juillet 1880, dans un petit salon isolé de Tsarkoïe Selo.
Ils sortent ensuite en calèche, profiter du soleil avec Georges et Olga. Alexandre, comme habité par un pressentiment, s’exclame : « Je suis effrayé de mon bonheur. Ah ! Que Dieu ne me l’enlève pas trop tôt ! » Catherine note le soir même : « C’est le jour le plus heureux de ma vie ». Pourtant, Alexandre n’ose provoquer davantage la famille impériale, vite au courant de leur union, en la faisant couronner Impératrice. Pour se faire pardonner, il confère à ses enfants le titre de princes et princesses Yourievski. Il dépose pour elle 3 millions de roubles à la banque d’État.
« N’est-ce pas trop tôt pour rendre grâce à Dieu ? »
Sa vie est transformée. Elle prend place aux côtés du tsar dans le train impérial, participe à tous ses déplacements, à la lumière du jour !
Le 28 novembre 1880, il l’installe dans un somptueux appartement au palais d’Hiver. Pour la première fois, ils font chambre commune et dorment dans le même lit !
Katia, cependant, déchante vite. Elle ne dispose toujours pas des honneurs accordés d’ordinaire à l’épouse du tsar. Elle doit céder le pas aux enfants dynastes d’Alexandre. A table, elle ne peut s’asseoir en face de l’Empereur, ni présider aux divertissements de Cour.
Avec une permanente mesquinerie, on lui fait comprendre et on lui rappelle au besoin qu’elle n’est pas complètement de la famille.
La situation est intenable pour Katia. Alexandre s’en rend compte. Il songe à la faire couronner, mais doit bien vite y renoncer devant la levée de boucliers.
Alors, il songe à une solution radicale : abdiquer en faveur de son fils Alexandre, âgé de trente-cinq ans, et aller s’installer avec Katia et leurs enfants sur la Côte d’Azur…
Alexandre II
Le 18 mars 1881, Alexandre II se rend au manège du palais Michel pour assister à la relève de la garde, comme chaque dimanche. En début d’après-midi, le cortège revient du manège. Soudain, une première explosion. Des morts… Le tsar est indemne, miracle ! Refusant de fuir, il veut rencontrer celui qui a voulu attenter à sa vie.
Il remercie Dieu de l’avoir épargné une huitième fois. Le fanatique lui rit au nez : « N’est-ce pas trop tôt pour rendre grâce à Dieu ? ». Une seconde explosion projette le tsar à terre. Les jambes éclatées, il ne peut plus bouger. Il murmure, avant de perdre connaissance : « Portez-moi au palais… Et là, mourir… »
Katia s’effondre en larmes sur le corps déchiqueté de son mari, embrassant son pauvre visage couvert d’éclats. Le tsar, victime d’une terrible hémorragie, est déjà loin, et n’entend pas les mots d’amour qu’elle murmure inlassablement. Il meurt quelques instants plus tard. Témoin de cette horrible agonie : son petit-fils Nicolas, le futur Nicolas II…
Le rêve brisé
Le peuple est traumatisé. Alexandre II a été abattu alors qu’il prévoyait de moderniser la Russie de façon stupéfiante. Le règne de son fils sera une régression catastrophique, qui conduira à la tragédie pour son petit-fils.
Katia, elle, est accablée de douleur. On la voit, vêtue de noire, pour les funérailles du défunt, couper sa chevelure et la déposer entre les mains de son amour perdu.
Elle comprend qu’elle n’a plus sa place à la Cour, et quitte peu après la Russie avec ses enfants. Elle débarque à Paris au printemps de 1882. Elle profite alors d’une liberté retrouvée, goûtant à une vie sociale fastueuse. Elle est reçue dans les meilleurs salons avec tous les honneurs. Mais les années passent sans qu’elle ne puisse se détacher du souvenir d’Alexandre. On ne lui connaît aucune autre liaison.
Elle décide de réaliser leur rêve commun : elle achète une propriété sur la Côte d’Azur. Veuve, ne se remariant jamais, elle y perçoit les échos de la première guerre mondiale puis de la fin tragique des Romanov, avant de s’éteindre à l’âge de 75 ans, en 1922.
Sources
♦ Alexandre II : Le tsar libérateur
♦ La saga des favorites
♦ La saga des Romanov
♦ La dictature du coeur : Catherine Dolgorouki
♦ Les Romanov 1613 – 1918