Nous sommes habitués à l’idée que les natures mortes sont des assemblages d’objets réunis par le caprice de l’artiste pour des raisons de couleur, de texture, d’équilibre des formes et des masses, et aboutissant à une harmonie mystérieuse par des voies subjectives et impénétrables. Il y bien sûr de cela, et la jouissance du caractère fortuit et arbitraire de ces rencontres fait partie du plaisir de la contemplation.
Mais lorsque ces natures mortes sont composées en pendants, nous allons voir que la plupart du temps, il y a une idée derrière, quelquefois toute simple, quelquefois très élaborée.
Nature morte avec un chien (Le menu de gras) Nature morte avec un chat (Le menu de maigre)
Alexandre-François Desportes, 1705, Staatsgemäldesammlungen, Gemäldegalerie SchleissheimA la cuisine, sur une table de bois, le chien attaque par le bas et la gauche un jambon à l’os qui vient de revenir du repas, accompagné d’un pâté à demi-entamé.
Sur la laque de marbre de la desserte, le chat attaque par le haut et la droite une assiette d’huitres, accompagnée d’une poignée de harengs.
Dans chaque tableau, un panier d’osier (cerises et huitres), une miche, deux assiettes en argent et deux viandes, grasses et maigres. L’aiguière en argent fait pendant à la carafe de vin rouge pour compléter la symétrie.
Chardin
Chat avec tranche de saumon, deux harengs, mortier et pilon Chat avec raie, huitres, cruchon et miche de pain
Chardin, 1728, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid
Un chat roux et un chat noir, surgissant des deux bords externes, attaquent simultanément une tranche de saumon posée sur un couvercle d’argent, et des huitres posées derrière une miche. Au dessus, deux harengs et une raie se font face, pendus à des crochets en miroir. En bas, un petit poireau et un couteau font saillie en avant de la table. Deux récipients aux tonalités brunes se répondent : un égrugeoir avec son pilon et une cruche.
Cette très forte symétrie est brisée visuellement par la subtilité de la composition :
- à gauche, l’égrugeoir décalé près du bord aère le centre et ménage une échappée pour le regard, par l’espace vide juste sous la queue des harengs ;
- à droite, la cruche placée au centre, devant un plat plaqué contre le mur, bouche le fond et focalise le regard sur le point de rencontre de quatre objets, au bout de la patte du chat.
Ainsi les pendants sont animés par une double dynamique :
- l’irruption latérale des chats ;
- la propagation inverse du regard, qui à gauche s’enfonce et à droite rebondit.
Carafe d’eau avec gobelet d’argent citron pelé, pommes et poires Pot d’étain avec plateau de pêches, prunes et noix
Chardin, vers 1728, Kunsthalle, Karlsruhe
Ce pendant, réalisé la même année, suit les mêmes principes de composition.
1) Forte symétrie entre les grandes masses :
- sur la gauche de chaque tableau, un fruit ouvert : citron et noix.
- sur la droite, une rencontre de fruits : pomme et poires, prunes et plateau de pêches.
2) Décalage d’un objet pour d’un côté libérer le centre et de l’autre le boucher : ici, il s’agit du gobelet et du pot, la différence de taille accentuant encore l’effet. De plus, le reflet des pêches sur le métal argenté, à droite, contribue au piégeage du regard ; tandis que la transparence de la carafe, à gauche, lui offre une échappée vers le fond.
Ce pendant fonctionne en parallèle, les deux tableaux pouvant se superposer : il n’y a donc pas de sens privilégié pour l’accrochage.
Nature morte au carré de mouton
Chardin, 1731, Musée des Beaux Arts, Bordeaux
Nature morte à la raie et au panier d’oignons
Chardin, 1731, North Carolina Museum of Arts, Raleigh
Chardin reprend l’idée du pendant de 1728 : mais en regard de sa raie fétiche, il suspend maintenant une tranche de mouton, à la place de la tranche de saumon.
La symétrie est bien moins systématique (on ne peut pas apparier le poulet, la miche, l’égrugeoir et le poêlon), et on n’a plus l’opposition entre centre ouvert et centre fermé. La présence de la volaille, côté raie, dément l’opposition entre Viandes et Poissons. Il y a clairement ici une recherche de naturel, de spontané, qui rompt avec les pendants précédents.
Le menu de gras Le menu de maigre
Chardin ,1731, Louvre, Paris
La même année cependant, Chardin revient à une composition très logique dans l’un de ses pendants les plus élaborés.
Côté jours gras, une pièce de boeuf suspendue, une salière, deux rognons crus et des carafes de vin.
Côté jours maigres, trois harengs suspendus,un égrugeoir avec son pilon, deux oeufs durs et un gril, associé à un brasero.
Il s’agit ici d’un pendant « en miroir », dans lequel les objets se répondent dans une symétrie parfaite. Les ouvertures des deux récipients métalliques avec anse se font face (en jaune) , imposant le sens d’accrochage.
Après une vingtaine d’années consacrée à la peinture de genre, Chardin revient à la nature morte. Dans les pendants qu’il réalise alors, il ne propose plus au spectateur de rechercher une symétrie plus ou moins voilée, mais au contraire de jouir d’une diversité de couleurs, de substances, de matières, échappant à toute règle et traduisant le naturel de la vie.
Désormais, ce n’est plus la forme, mais le sujet qui va faire l’unité des pendants.
La table d’ office (dit aussi Les débris d’un déjeuner)
Chardin, 1756, Musée des Beaux Arts, Carcassonne
La table de cuisine
Chardin, 1756, Museum of Fine Arts, Boston
Côté salon, l’exposition d’un déjeuner raffiné : pâté, fruits nature et en bocaux, boîte de confiseries, pain de sucre, huilier et vinaigrier autour du pot à oille et de son plateau (un récipient dédié à la présentation des viandes en sauce). L’ustensile de gauche est un réchaud à l’esprit de vin avec sa marmite en argent. « Une table en cabaret en vernis Martin avec ses tasses et son sucrier en porcelaine de Chine, introduit un plan intermédiaire entre la table d’office semi-circulaire et l’espace du spectateur. » [1]
Côté cuisine, l’envers du décor, la table de travail dans toute sa crudité : carré de mouton, poulet à plumer, rognons.
Le melon entamé Le bocal d’abricots
Chardin, 1756, Louvre, Paris
Cette composition semble à première vue totalement arbitraire : aucun rapport logique ni visuel entre les deux vues, sinon la présence de la table. Et pourtant elles donnent une impression de forte complémentarité.
Une manière de l’expliquer serait de remarquer que dans les deux, des objets manufacturés, de tonalité rouge et blanche, flanquent des fruits au naturel (réduits à droite à un unique citron). Dans cette manière de voir, le couteau qui fait saillie d’un côté vient compléter de l’autre la tranche de melon.
Panier de prunes et verre d’eau
Chardin, 1759, Musée des Beaux Arts, Rennes
Panier de pêches et verre de vin
Chardin, 1759, Musée des Beaux Arts, Strasbourg
On voit ici apparaître un nouveau principe de composition, par substitution de substances. Ainsi chaque tableau montre, de gauche à droite :
- un récipient (verre d’eau ou de vin),
- un fruit en grappe (raisin ou cerises),
- une pyramide de fruits à noyau (prunes, pêches),
- un ustensile (panier, couteau),
- des fruits à coque (amandes, noix).
Pourtant, ce n’est pas ce Panier de pêches qui a été retenu pour être exposé en pendant au Panier de prunes, mais une autre version, bien moins symétrique :
Panier de prunes et verre d’eau Pêches et raisins avec un rafraîchissoir
Chardin, pendants exposés au salon de 1759, Musée des Beaux Arts, Rennes
Si la substitution des substances fournit de nouveaux sujets, elle reste une facilité qu’il vaut mieux éviter de monter en pendant.
La brioche Raisins et grenades
Chardin, 1763, Louvre, Paris
Deux récipients en porcelaine blanche sont mis en parallèle, tandis qu’une liqueur rouge fait le lien entre les récipients transparents (flacon et verres).
Une fois masqués les objets de transition, la composition tripartite apparaît dans toute son efficacité. Le placement des deux récipients et des deux desserts dans des colonnes différentes fait apparaître des ressemblances de forme : en position centrale, la brioche à la panse rebondie révèle son homologie avec l’aiguière, tandis que l’écuelle de Meissen prête à s’ouvrir s’avère analogue à la grenade.
Le pot de faience blanche (Still Life with a White Mug)
Chardin, 1764, National Gallery of Arts, Washington
La théière blanche
Chardin, 1764, Musée des Beaux Arts, Alger
Là encore, deux récipients en porcelaine blanche sont mis en parallèle. Escortés d’une poire, ils flanquent un amas central : grappe de raisin ou trio de pommes.
Le gobelet d’argent Poires, noix et verre de vin
Chardin, 1768, Louvre, Paris
Dans ce pendant tardif, Chardin livre ouvertement son procédé par substitution :
- du gobelet métallique au verre transparent,
- des trois pommes rouges aux trois poires vertes,
- des deux châtaignes fermées aux deux noix ouvertes,
- de la cuillère dans le bol au couteau nu,
une transmutation de substances affecte simultanément les quatre éléments du Goûter :
- le récipient pour boire,
- le fruit à pépin,
- le fruit à coque
- et le couvert.
Nature morte à l’homme distingué Nature morte la femme au perroquet
Peter Jacob Horemans , 1765, Staatsgalerie im Neuen Schloss, Bayreuth
Le gentilhomme a sorti du rafraîchissoir une carafe de vin, dont il se verse un verre. On lui a servi un en-cas froid sur le bord de la desserte, laquelle expose, autour de l’aiguière d’apparat, une parure décorative de fruits et de légumes.
Dans l’autre pendant, une jeune servante souriante laisse un perroquet prendre dans son bec une des roses dont elle a orné sa poitrine. Elle s’est servi un café sur le bord de la table de la cuisine, sur laquelle un assortiment de viandes attend sur la planche à découper.
Incongru dans la cuisine, il faut voir le perroquet comme un émissaire du monde des maîtres dans celui des domestiques : peut-être vient-il d’apporter à la servante une rose chipée sur la desserte, substitut galant du gentilhomme qui ne peut se permettre un tel hommage (voir Le symbolisme du perroquet )
Le canard blanc
Oudry, 1753, Cholmondeley Castle
Faisan, lièvre et perdrix rouge
Oudry, 1753, Louvre, Paris
D’un côté, deux objets blancs flanquent un canard blanc, pendu à la renverse devant un mur de pierre blanche.
Se l’autre, trois cadavres d’animaux superposent leurs couleurs fauves devant une cloison de planches.
Ainsi le pendant oppose :
- un animal domestique et des animaux sauvage ;
- la cuisine et le cabinet de chasse ;
- trois masses séparées et trois masses fusionnées ;
- le blanc à la diversité des couleurs.
En ajoutant dans le premier tableau deux autres objets blancs (le papier avec la signature et la serviette), Oudry nous propose un sujet de réflexion proprement pictural :
n’y a-t-il pas autant de blancs que de couleurs ?
Devants de Cheminée
Jeaurat de Bertry (Nicolas Henry), 1775, Collection privée
Ces trompe-l’oeil figurent tout deux des cheminées ouvertes, flanquées de leurs ustensiles : à gauche les pincettes et à droite une forte pince, la pelle passant d’un côté à l’autre. Au fond, on distingue la plaque fleur-de-lysée.
A gauche, un cabinet en marqueterie porte un nécessaire d’écriture, un bâton de cire à cacheter et la bougie qui va avec. Trois documents sérieux sont exposés : l’ Oraison funèbre du roi Louis, un Dictionnaire de l’Industrie, et une lettre adressée à « Monsieur Duchesne, Contrôleur des Rentes, rue Saint André des Arts. » Sur le fauteuil, un gros livre et un rouleau de plans ou de cartes. Sur le sol, un buste de femme aux yeux vertueusement fermés, à côté d’une corbeille à papiers remplie de partitions froissées. L’ambiance n’est pas aux loisirs, mais au seul « Travail » qu’on peut exiger d’un aristocrate : la correspondance et l’administration de ses biens.
A droite, une table porte elle-aussi un nécessaire d’écriture et un « Manuel du Naturaliste dédié à M. de Buffon » sur lequel la plume sèche encore. A côté, un coquillage exotique, des pierres de collection et une vipère dans un bocal sont les objets d’étude du dit naturaliste. Lequel s’y connait aussi en Géographie (voir le globe) tout en touchant à la Musique : violon, cor, flûte, et partition des « Dances amuzantes », devant un gros volume de l’Encyclopédie. Ce second panneau, dédié à l’Etude et aux Loisirs, complète ce portrait muet d’un Homme de Qualité.
Nature morte aux gibiers Nature morte aux poissons
Carolus Duran, 1866, Collection privée
Le seul élément unificateur de ces deux pendants est son magnifique clair-obscur, qui fait ressortir les plumes cendrées du canard et la luminescence globuleuse de la raie. Pas d’autre logique désormais que celle du sujet : produits de la chasse versus produits de la pêche.