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Rodolphe, facétieux, frenche une alumette sur le bec
Le Voyou du Pyla
Rodolphe était le type de gastéropode dont on se disait en le rencontrant que son histoire ne pouvait pas bien se terminer. La première fois qu’Ambroise me l’a présenté, je me suis d’ailleurs dit : «son histoire ne peut pas bien se terminer». Rodolphe avait pourtant tout pour lui… en apparence. Mais il dissimulait son côté noir, la face cachée et sombre de son âme, qui avait été entachée, loin dans la nuit des temps, dans les méandres croupissants de ce qui lui avait servi d’enfance.
On croisait toujours Rodolphe sur le party. S’il n’en avait pas une dans le nez, c’est qu’il en avait quatre. Les escargots, c’est bien connu, aiment s’intoxiquer à la rosée de marguerite. Mais pour Rodolphe, ça ne suffisait jamais. Il ne savait pas dire non. Je l’ai croisé un jour en revenant à ma tente. Le temps qu’on se rende au campement (devenu en ces temps-là un véritable boomtown balnéaire pour gastéropodes), il avait vidé trois pissenlits, deux feuilles de frise et léché la résine d'une bonne dizaine de brins d’herbe. Inutile de vous dire qu’une demie-heure plus tard, ce même Rodolphe chantait l’amour à tue-sucoir dans tous les coins de Rosieville.
Rodolphe, sans coquille, enlace Armando, un autre amour de passage
Il était à peine dix heures le matin, et l’ami Rodolphe venait de tomber en pamoison devant une attache-plastique. La pauvre n’a pas eu le temps de se demander ce qui arrivait, Rodolphe avait déjà rampé dessus dans tous les sens, avait trouvé à redire sur une histoire d’haleine, s’était mis en colère, et se sauvait cul par dessus tête en oubliant sa coquille.
Rodolphe aime et quitte une attache-plastique sans défense, qui reste bouche-bée
Rejet de la Société : Rodolphe le poète rebelle
Une heure plus tard, l’Association des allumettes usagées de Rosieville (AAUR) tenait une manifestation enflammée devant mon auvent pour réclamer des mesures. En effet, Rodolphe avait agressé (sans doute pas très méchamment) une dizaine d’entre elles en une heure. Faut savoir qu’une allumette usagée, comme une ancienne reine de samba, ça s’ennuie. Ça souffre, une allumette. Comme c'est courant dans ce genre de manif, les gorges chaudes et les têtes brûlées ont pris le contrôle, ça s'est mis à chauffer. Encore une fois, j’ai dû intervenir et faire la loi en pissant sur un peu tout le monde. Un silence gêné s’est abattu sur le village. Les allumettes sont retournées à leurs occupations (la décomposition, principalement), je me suis remis à lire, et même le soleil, impressionné par ma colère, est allé se cacher. La pluie nettoiera tout ça et rafraîchira les esprits, me suis-je alors dit, sans savoir que le drame se nouait, à quelques mètres de moi.
Rodolphe fait le pitre. Peu savaient le drame qui nouait les tréfonds de son cœur
L'Enfance volée d'un rejeton du silence
Nous possédons peu de preuves, de documents fiables. Il faut dire que les escargots mènent des vies d’errances, guidés par leurs passions fulgurantes (la laitue, la rosée, la décoration intérieure - faite de salive, le voyage, le sport et l'autre machin) et qu’il est souvent difficile de retracer les papiers officiels balisant les principales étapes de leurs vies (naissance, dodo, mort). Dans le cas de Rodolphe, qui était ce qu’on appelle un « enfant perdu », c’était pire encore. Il égarait régulièrement sa coquille, et on le voyait parfois s’en aller par les chemins à demi-nu, vêtu d’un bouton de manchette ou encore affublé d’une ridicule capsule de Despé bosselée et à demi-effacée. Quoi qu’il en soit, ses rares amis, dont Ambroise, racontaient tout bas à son sujet que sa famille dissimulait un terrible secret. Chose certaine, un drame de l’enfance avait pour toujours brisé ce petit cœur et déséquilibré ses valeurs. Il allait dans la vie comme un frisbee lancé par un déficient, roulant de ci de là, brisant un carreau, désorganisant un pique-nique, décoiffant une mamie.
Tragédie aqueuse
Le lendemain des manifs, j'ai attendu que la pluie cesse et je suis sorti pour retendre les sardines. C'est là que j’ai fait la macabre découverte. Humilié par toutes ses histoires d’amour sans lendemain (alumettes, attaches en plastique, frite), il s'est mis en tête de boire l’eau de nouilles qui macérait au fond de mon chaudron. Complètement défoncé, il n’a jamais réussi à s’extraire du récipient quand la pluie s’est mise à tomber. L’eau a monté lentement… et Rodolphe… seul face à la mort inéluctable… n’a pu faire mieux que de se recroqueviller pour une dernière fois dans son épiphragme. J'aimerais épargner les sensibilités de mes lecteurs et raconter qu'il n'a pas souffert, mais tant la science que la rigueur empirique me forcent à ne léguer aux générations que la stricte vérité sans fard ni embellissement, tout au plus ciselée dans le style épuré et limpide qui me caractérise et fait de mes phrases de si belles constructions aux équilibres impeccables et dont on ne peut qu'admirer la subtile pertinence. En un mot comme en cent, Rodolphe en a chié comme pas un, étouffant lentement dans un cocktail de sa propre bave et de vomissures d'eau de nouilles. Il a agonisé comme il avait vécu, l'impitoyable enfer des escargots victimes de familles dysfonctionnelles. En effet, nous pouvons maintenant le révéler, la mère de Rodolphe était également son père.
Encore une image qui se passe de commentaire
Les obsèques de Rodolphe sont prévues pour mercredi après-midi sur la corniche, à Rosieville-Plage, Grande-Dune-de-Pyla.
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Ajout de dernière minute
En raison d’un léger problème de communication avec l’amicale des mésanges de la Gironde, le service est annulé. La dépouille mortelle de notre très cher ami Rodolphe est désormais exposée dans le troisième nid du sixième pin à gauche du fossé. Les proches sont priés de se dépêcher, en raison de l’appétit des oisillons.© Éric McComber