Epicurien dans l’âme, Jean-Robert Pitte, géographe et ancien président de la Sorbonne, retrace l’histoire de la gastronomie française, de sa genèse au temps des Gaulois jusqu’à nos jours.
Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut
C’est en novembre 2010 que l’Unesco a inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité le repas gastronomique des Français. Ce rituel, profondément ancré dans l’identité française, tous milieux confondus, qui fait des façons de manger et de boire, bien plus qu’un moyen de se sustenter et de se maintenir en bonne santé, une source de plaisir, une invitation au partage, un enrichissement moral et spirituel, en un mot une culture. Cet élément majeur et joyeux de l’art de vivre des Français plonge ses racines dans la nuit des temps, mais n’est en rien un rituel figé. Comme tout patrimoine véritable, il est vivant et n’a cessé d’évoluer dans ses expressions.
Auprès de tous les auteurs grecs et latins, les Gaulois ont la réputation de bien se tenir à table, de raffoler des banquets largement arrosés de cervoise et, pour les plus riches d’entre eux, de vin importé de tout le Bassin méditerranéen puis, à partir de la conquête de César, produit en surabondance sur leur territoire. Ils sont d’excellents cultivateurs et éleveurs, mangent beaucoup de viande d’élevage, de porc en particulier, plutôt que de sanglier. Ils exportent très tôt des fromages et des charcuteries qui sont réputés dans tout le monde romain. Ils vendent également au loin des huîtres et des poissons salés.
L’affirmation du pouvoir par tous les arts, y compris ceux de la bonne chère et du bon vin
Après les sombres siècles des invasions germaniques et la décadence générale qui en résulte, entre autres sur le plan culinaire et sur celui du vin qui ne survit que grâce à l’Eglise, le souci de bien manger renaît à partir du XIe siècle. Il s’agit, pour les grands seigneurs féodaux et le haut clergé, d’affirmer leur pouvoir par tous les arts, y compris ceux de la bonne chère et du bon vin. Aux XIVe et XVe siècles, les cours princières sont encore itinérantes, mais les principaux lieux de leurs séjours deviennent de brillantes capitales où se déroulent les grandes fêtes des dynasties. Pour ces occasions, les officiers de bouche et les maîtres queux se procurent les denrées les plus rares, les cuisinent de façon savante et les présentent dans des mises en scène spectaculaires. La cour de Bourgogne est de loin la plus fastueuse. Le banquet du faisan offert par Philippe le Bon à Lille le 17 février 1454 a durablement marqué les esprits. Au Moyen Age, on mange plutôt acide et peu gras – on le voit par la sveltesse des modèles de la statuaire et de la peinture. Comme à l’époque romaine, on raffole des épices. On mange assis à table avec ses doigts des aliments posés sur un tranchoir de pain. On ne peut goûter de tous les plats présentés à chaque service dans les grands repas.
En Europe du Nord, à partir du XVIe siècle, la Réforme conduit les peuples à choisir une voie plus austère. Au terme des guerres de Religion, la France étant demeurée largement catholique, les mentalités médiévales subsistent. Rabelais demeure le chantre flamboyant de ce populaire et joyeux appétit des plaisirs de la vie. Des nouveautés alimentaires sont introduites d’Italie: certains légumes verts deviennent furieusement à la mode (asperges, concombres, brocolis, artichauts, pois verts, salades), ainsi que certains fruits parmi lesquels le melon. Plusieurs plantes nouvelles arrivent d’Amérique. Les mieux acceptés sont le maïs ou le haricot dont la consistance et la saveur sont proches du dolique ou de la fève. Ainsi naîtra le cassoulet. Le piment devient un substitut peu onéreux du poivre. La méfiance est plus grande vis-à-vis de la tomate et de la pomme de terre. Gelées et confitures sèches font leur apparition sur les tables raffinées, à la mode de Venise. Les arts et les manières de la table deviennent plus élégants, même si l’on mangera encore avec ses doigts jusqu’au temps de Louis XV. Vaisselle, lingerie rivalisent de luxe. C’est le moment où apparaît la fourchette, instrument raffiné qu’Henri III a découvert à Venise, bien pratique en raison de la mode des cols haut montés et des fraises de dentelle.
La gastronomie française, un patrimoine vivant
La majorité de Louis XIV marque un tournant majeur dans l’histoire de la haute cuisine française. Sous l’impulsion personnelle du monarque, elle va se distinguer nettement du modèle hérité de Rome et commun à toute l’Europe médiévale. Comme pour tous les beaux-arts, le but est d’affirmer le pouvoir du roi sur la haute noblesse et de mettre un point final à la Fronde ; il est aussi de manifester l’éclat de la France en Europe et dans le monde et accompagne sa politique étrangère et son expansion territoriale. Près de 300 gentilshommes, officiers de bouche, cuisiniers et laquais préparent et servent les repas royaux en respectant un rituel complexe, dans de la vaisselle en or et en argent dont il ne reste rien, en raison des fontes ordonnées au XVIIIe siècle. Le début de la révolution culinaire remonte à 1651, date de la parution du livre de recettes de La Varenne intitulé Le Cuisinier françois: 39 % des recettes comportent du beurre, contre une seule dans le célèbre Viandier de Taillevent au XIVe siècle.
S’instaure l’élaboration des sauces à partir de fumets de poisson et de fonds de viande longuement réduits, puis montés au beurre ou à la crème. Les saveurs acides, aigres-douces et épicées s’estompent. Les viandes blanches et tendres sont à l’honneur, tout comme les légumes verts, les fines herbes et les fruits, ce qui explique l’importance que Louis XIV accorde à son potager. L’ordonnance des repas est dite à la française. On apporte de nombreux plats agencés en plusieurs services et chacun se sert de ce qu’il souhaite ou de ce qui est accessible compte tenu de sa place et de l’aide qu’un valet peut lui apporter. On ne boit encore qu’un seul vin à table, clairet, de Champagne, puis de Bourgogne, largement étendu d’eau et de glace. Le champagne mousseux ne devient à la mode que sous la Régence et surtout sous Louis XV, comme le montrent deux célèbres tableaux commandés par le roi en 1735 (Le Déjeuner d’huîtres, de Jean-François De Troy, et Le Déjeuner de jambon, de Nicolas Lancret).
Talleyrand et Cambacérès, des gourmets de l’Empire
A la veille de la Révolution s’ouvrent à Paris certains établissements chics qui prennent le nom de restaurant et qui doivent beaucoup aux «taverns» anglaises. On y sert des «restaurants», c’est-à-dire des bouillons de viande destinés à restaurer les forces. La Révolution va accélérer la mode en raison de l’émigration des nobles qui réduit leurs cuisiniers au chômage et de la présence à Paris de nombreux députés ne disposant pas de domicile dans la capitale. Les points de rassemblement des ténors de la Révolution sont Beauvilliers, Méot, Véry, Les Trois Frères Provençaux, des lieux où se perpétue la haute cuisine de cour. Ils seront 3000 en 1815. Grimod de La Reynière s’exclame: «On compte cent restaurants à Paris pour un libraire.» C’est en 1800 qu’est inventé le mot «gastronomie» par Berchoux, symbole assumé au lendemain de la Révolution du désir de plus en plus général de bien manger.
Napoléon, encouragé en cela par ses ministres gourmets éclairés que sont Talleyrand et Cambacérès et par le cuisinier Antonin Carême, maintient le service à la française au cours des banquets qu’il est contraint d’offrir sans appétence particulière pour le rituel. Louis XVIII, qui l’a connu, pratiqué et sans doute apprécié à la fin de l’Ancien Régime fera de même au moment de la Restauration, mais déjà se développe une pratique concurrente, celle du repas à la russe qui ne doit rien aux habitudes slaves, mais au prince Alexandre Kourakine, ambassadeur de Russie en France de 1808 à 1812. Blessé et brûlé durant un incendie à l’ambassade d’Autriche en 1810, sa convalescence est longue, mais il ne cesse de recevoir avec munificence. Ne pouvant se mouvoir facilement, il instaure un nouveau service au cours duquel les différents plats sont présentés à chaque invité afin qu’il se serve. Le service à la française et le service à la russe demeurent concurrents pendant toute la première moitié du XIXe siècle, parfois mêlés au cours du même repas, les plats froids salés du hors-d’œuvre et les pièces montées du dessert étant placés sur la table au début du repas et les plats chauds présentés aux convives l’un après l’autre. Se développe aussi une nouvelle forme de sensibilité gustative qui cherche à découvrir des alliances harmonieuses entre les mets et les vins. Brillat-Savarin les chante dans sa Physiologie du goût parue en 1826. Il suggère le chambertin pour humecter la bécasse ou le faisan rôtis, le graves sur la poularde de Bresse, un vieux sauternes sur des huîtres, un madère avec le consommé, un malaga avec le fromage, choix ô combien judicieux. C’est lui qui fonde la nouvelle règle du savoir bien manger: «Prétendre qu’il ne faut pas changer de vins est une hérésie ; la langue se sature ; et, après le troisième verre, le meilleur vin n’éveille plus qu’une sensation obtuse.» Il suggère également l’ordre du service des vins qui est toujours en vigueur aujourd’hui: «L’ordre des boissons est des plus tempérées aux plus fumeuses et aux plus parfumées.»
Ce n’est guère qu’au XXe siècle que les menus officiels, ceux des banquets d’Etat par exemple, associeront explicitement un mets et un vin choisi pour l’escorter. C’est aussi la pratique la plus courante au restaurant, même si depuis la fin du XXe siècle, le vin unique tend à supplanter les subtiles alliances.
A partir des années 1970, au fil du temps, le nombre de plats servis se réduit, de même que les quantités offertes à chaque convive. Une nouvelle manière de présenter les mets s’impose que l’on pourrait dire «déconstruite» ou «à la japonaise», car elle est inspirée de ce que certains cuisiniers ont observé au cours de leurs séjours au Japon, sans toujours bien connaître la philosophie qui inspire la haute cuisine de ce pays. Le chef organise ses assiettes selon ses choix gustatifs et esthétiques en cuisine et le personnel de salle les pose devant les convives. Le grand service au plat ne se maintient que dans certains banquets officiels, à l’Elysée ou au Quai d’Orsay par exemple. Comme toute révolution, celle-ci s’accompagne d’excès et de petits ridicules comme la multiplication des ingrédients utilisés en quantité homéopathique et disposés à la pince à épiler ou à la seringue et la disparition des sauces ou leur réduction à de simples gouttelettes ou traînées d’apparence calligraphique. Certains chefs, parmi les plus réputés, tiennent à faire de leurs assiettes des tableaux plus ou moins inspirés de l’art contemporain et œuvrent davantage pour les photographes que pour réjouir les cinq sens des convives dont leur goût. Cela passera, comme toutes les modes sans ancrage profond…
* Dernier ouvrage paru: «Cent petites gorgées de vin» (Tallandier, 2016).
À paraître en 2017: «Atlas de la gastronomie française» (Armand Colin).
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