Edmond de Goncourt par Nadar
Samedi 3 août. — Je pars de Paris pour la Bavière, où je vais passer un mois, avec mon parent et ami, le comte de Behaine, dans le Tyrol bavarois.
Dimanche 4 août. — La frontière allemande commençant à Avricourt, avec des douaniers qui prennent des airs vainqueurs, pour ouvrir vos malles : c'est cruel !
Lundi 5 août. — Je vaguais dans les rues de Munich, avec de Béhaine. Il aperçoit son médecin, donnant le bras à un monsieur, qu'il ne reconnaît pas de loin. C'est Von der Thann, le brûleur de Bazeilles. Il faut se saluer, se dire quelques paroles. Il est impossible de rendre la grognonnerie, en même temps que la gêne du général bavarois. On dirait vraiment à les voir, ces allemands, que c'est nous qui les avons battus, tant les vainqueurs semblent avoir gardé, comme la rancune d'une défaite.
von der Tann, photographié par Hanfstaengl
(photo Stadtmuseum München)
Mardi 6 août. — J'entre à l'Église de Schliersée, pendant la messe. C'est le décor riant du rococo jésuite, dans une profusion d'encens, dans une musique d'orgue, mêlée de sonneries et de trompettes, et de roulements de tambour. Au milieu des tambours, des parfums, de l'allegro des voix et des instruments, de pieuses nuques de femmes aux cheveux jaunes, torsadés sous la calotte de drap qui les coiffe, des profils d'hommes roux, aux traits barbares et mystiques, aux poils frisés des saint Jean-Baptiste de la vieille peinture, me donnent chez ces populations vivant de miel et de lait, à la façon des anciens apôtres, le spectacle du vieux catholicisme, célébré par une jeune humanité.
Mercredi 7 août. — La femme, ici, semble de la femme fabriquée à la pacotille, une créature au visage embryonnaire, à peine équarrie dans une chair bise, une ébauche de nature, à laquelle le créateur n'a pas donné le coup de pouce de la gentillezza féminine. On ne sait si l'on a affaire à des femmes, à des hommes, en présence de ces androgynes, qui, par économie, portent des vêtements masculins et ne trahissent leur sexe, que par la largeur d'un fessier anormal dans une culotte. A rencontrer, dans les chemins verts, ces mineuses, ces débardeurs marmiteux, à la figure charbonnée, au chapeau paré de plumes de coq, on a l'impression d'être tombé, en plein mardi gras, dans un carnaval loqueteux, dans une descente de la Courtille, barbouillée de boue et de suie. Puis encore une chose bien laide en ce pays. La jeune maternité n'existe pas, les mères ont l'aspect d'aïeule : la femme ne se mariant ici qu'à trente- cinq ou quarante ans, à l'âge où elle a réalisé sa provision de toile pour l'avenir de sa vie: tant de chemises, tant de draps, tant de rouleaux de toile.
Samedi 10 août. — Joli royaume pour un conteur fantastique, que ce royaume, qui a pour roi, ce toqué solitaire et taciturne, vivant dans un monde imaginaire, créé autour de lui à grand renfort de millions. C'est lui, qui s'est fait machiner, pour sa chambre à coucher, un clair de lune d'opéra, supérieur à tous les clairs de lune, de main d'homme, — un clair de lune qui a coûté 750 000 francs. C'est lui qui s'est fait construire, sur le toit de la Vieille Résidence, un lac, où il vogue dans une barque, en forme de cygne, le long d'une chaîne de l'Himalaya, coloriée par un peintre allemand. Pauvre prince, mélancolique personne royale, dont la douce folie fuit son temps et son pays, pour se réfugier dans du passé, dans du moyen âge, dans de l'exotique. Pauvre prince, amoureux aussi des grands siècles français de Louis XIV et de Louis XV, forcé de travailler à la ruine de la France, sous le commandement de M. de Bismarck, qu'il déteste. Pauvre souverain, réduit à dire au chargé d'affaires de la France : "Je fais des vœu.x pour la restauration de la grandeur de la France, et je suis heureux de vous dire cela, sans que cela tombe dans des oreilles prussiennes."
Lundi 12 août. — Le second fils de Behaine est un enfant, tout de caresse. Sa main, quand il prend la vôtre, monte amoureusement le long de votre poignet. Son corps se soude au vôtre, quand il marche à côté de vous. Il y a dans ses attouchements et ses frottements à votre personne, quelque chose de l'en- lacement d'une plante grimpante. Sa petite chair rose, quand on la flatte de la main, on la sent heureuse. Ce soir, au moment où, après le coucher des enfants, je causais avec la mère dans le salon, il a tout à coup jailli, au milieu de nous deux, dans sa chemise de nuit, disant à sa mère, avec une intonation d'un câlin inexprimable : « Viens un peu nous caresser dans notre lit, pour que nous nous endormions ! »
Mardi 13 août. — Je déjeune, à Munich avec de Ring, premier secrétaire d'ambassade à Vienne. C'est lui, qui a été le cornac diplomatique de Jules Favre, à Ferrières. Il nous entretient de la naïveté de l'avocat, de la conviction qu'il avait de subjuguer Bismarck, avec le discours qu'il préparait sur le chemin. Il se vantait, l'innocent du Palais, de faire du Prussien, un adepte de la fraternité des peuples, en lui faisant luire, en récompense de sa modération, la popularité qu'il s'acquerrait près des générations futures, réunies dans un embrassement universel. L'ironie du chancelier allemand souffla vite sur cette enfantine illusion.
Jeudi 15 août. — Dans une petite église d'ici, il y a un squelette, enfermé dans une gaze constellée de paillettes, fleurie de feuillages d'or à la façon d'un maillot de clown, un squelette qui a, dans le creux de ses orbites et le vide de ses yeux, deux topazes, un squelette, qui montre un ratelier de pierres précieuses : c'est le corps de « saint Alexandre », présenté à l'adoration des fidèles. Cette bijouterie de la relique ne vous semble-t-elle pas la plus abominable profanation de la mort. Aujourd'hui, Edouard (de Behaine) m'entretient de ses conversations avec Bismarck, et me peint le causeur : un causeur à la parole lente, au débrouillage difficultueux , cherchant longuement le mot propre, n'acceptant pas celui qu'on jette à son germanisme dans l'embarras, mais finissant toujours par arriver à trouver l'expression juste, l'expression piquante, l'expression excellemment ironique, l'expression caractéristique de la situation.
Samedi 7 août. — Les enfants s'étaient éparpillés dans les ravines des torrents, à la recherche d'insectes et de fleurettes. Je suis resté seul, sur le haut sommet, jouissant de ma solitude, dans ce lieu foudroyé, qui semble l'endroit affectionné de l'orage, toutes les fois que l'orage éclate dans ces montagnes. Le sol sur lequel je marchais, était de la pourriture d'écorce et de branches, où se dressaient, comme des mâts démâtés, tous les arbres brisés. Quelques-uns, arrachés de terre, montraient, retournées en l'air, leurs racines et leur chevelu emmêlé de glaise sèche. Sur ces décombres de nature, fuyant à tire d'ailes, de temps en temps, un oiseau jetait un petit cri effrayé : c'était tout le bruit et toute la vie de cet endroit. J'y ai vécu une heure, enlevé aux choses et aux idées de la terre, dans une griserie de grandiose, d'altitude, de sublime, d'oxygène.
Dimanche 19 août. — Ma parole, toutes les cervelles sont détraquées, et personne n'est plus logique en France. J'entendais dire à l'abbé, précepteur des enfants de Behaine, qui est un très honnête catholique, et accomplissant rigoureusement ses devoirs religieux, je lui entendais dire, que tout serait sauvé avec un pape révolutionnaire.
Samedi 25 août. — Hier soir, de Behaine nous a surpris, en disant : Tiens, il est minuit! Jamais le petit salon du chalet n'avait vu pareille veille. La conversation était tombée sur le roman. Mme de Behaine soutenait que les aventures extra-dramatiques des femmes du monde, peintes par Octave Feuillet, ne l'intéressaient pas, qu'elle lirait, avec bien plus d'intérêt, des études peignant d'après nature les femmes des ménages européens, qu'elle avait côtoyés dans sa carrière diplomatique. Oui, lui dis-je, je comprends votre goût, et les romans que mon frère et moi avons faits, et ceux surtout, que nous voulions dorénavant écrire, étaient les romans que vous rêvez. Mais pour faire ces romans tout unis, ces romans de science humaine, sans plus de gros drame, qu'il n'y en a dans la vie, il ne faut pas en pondre un , tous les ans... Savez-vous qu'il faut des années, des années de vie commune avec les gens qu'on veut peindre, pour que rien ne soit imaginé, qui ne corresponde à leur originalité propre... Oui, des romans comme cela, un romancier ne peut en fabriquer qu'une douzaine, dans sa longue vie, tandis qu'un de ces romans, qu'on fait avec le récit d'une aventure, amplifiée augmentée, chargée, dramatisée, on peut l'écrire en trois mois, ainsi que le fait Feuillet et beaucoup d'autres.
Tod auf dem Löwen (La mort sur le lion)
Mardi 27 août. — Un squelette de grandeur naturelle qui chevauche un lion, et frappe les heures sur sa tête, avec l'os d'un fémur : c'est une vieille horloge qui arrête et retient votre regard, au milieu de l'immense bric-à-brac du MUSÉE NATIONAL de Munich. L'élégante retraite en arrière de ce torse verdâtre, — et comme enduit de décomposition, — en la naissance presque visible, dans son immobilité, du mouvement qui va sonner l'heure; la tension rigide de celte jambe droite précédant de son pied aux petits osselets décharnés, la marche trop lente du coursier; l'inclinaison de la tête, semblant un salut ironique de cette tête de mort; le naturel, la science de cette équitation macabre; enfin le précieux, le fini, le réa- lisme même de ce cavalier-cadavre, contrastant avec la grossièreté barbare, l'érupement [érupé dans le langage propre aux Goncourt veut dire grincheux, irascible, ndlr] naïf, le fantastique de ce lion, sculpté d'après un bouquin héraldique, offrent un des échantillons les plus frappants, les plus caractéristiques, les plus réussis de cet art amoureux du néant, de cet art galantin de la mort, qui fut l'art du moyen âge.
Samedi, 31 août. — Aujourd'hui Billing vient déjeuner avec nous, à Schliersée. Il assure que Von der Thann a déclaré devant Vigoni, secrétaire de l'ambassade italienne, que jamais l'Allemagne ne rendrait Belfort à la France. A propos des tendances actuelles de l'Allemagne, il cite un curieux symptôme: la représentation, coup sur coup, de trois pièces de théâtre, montrant la progression du mouvement philosophique, qui dans la première pièce, seulement anti-catholique, devient dans la troisième, complètement anti-religieux, — et met en scène et ridiculise un prêtre catholique, un ministre protestant, un rabbin. L'année dernière, le professeur Deulinger [sans doute Ignaz von Döllinger, ndlr] lui disait, à peu près en ces termes : « Les religions, ça peut être utile à vous autres latins, pour nous, c'est inutile, car ça n'apporte rien à la raison des Allemands. »
Ignaz von Döllinger par Franz von Lenbach (1872)
Lundi 2 septembre. — Dîner à Munich, chez le comte PfefTel [orthographe incertaine, ndlr]. Un dîner munichois fait dans le milieu catholique et anti-prussien. Le comte PfefTel, un petit vieillard, ratatiné, séché, nerveux, bilieux, ironique, ayant quelque chose du physique d'un diable malingre; le nonce du pape, Tagliani, un homme trapu, pileux, noir, charbonné, ayant quelque chose du physique d'un diable trop bien portant; de Vaublanc, ancien chambellan et ancien ami du roi Louis, un vieil émigré français, qui ne s'est jamais abaissé à parler allemand, très aimable, très sourd, très dix-huitième siècle ; un jeune officier dans l'armée bavaroise, fils du comte Poggi. Une conversation galante, intelligente, spirituelle, avec du suranné, du vieillot dans les idées, et des tours de phrases, vous faisant penser parfois, que vous dînez dans un rêve, avec des morts d'avant 89. En fumant, l'officier bavarois, qui a fait la campagne de France, me parle de notre printemps, comme d'une merveille extraordinaire, d'un temps de dé- lices, qu'il avait cru une invention de nos poètes. Il me dit que chez eux, comme en Russie, on passe de l'hiver à l'été, sans transition; il ajoute que cette privation de printemps a une grande influence sur le moral allemand, et que l'absence de cette jouissance indicible dans la vie allemande, doit beaucoup contribuer à la mélancolie locale. Je retrouve, au salon, de vieilles anglaises du corps diplomatique, de mûres et fades créatures, à exclamations, à monosyllabes inintelligents, à travers le lappement d'une tasse de thé et la déglutition d'une sandwich. Je plains le représentant de la France d'être réduit à ce rien, qui est maintenant le parti de la France.
Mardi 3 septembre. — En entrant au Musée national, on voit de l'escalier, par la porte ouverte d'une petite salle à gauche, une tête de diable, au milieu d'objets inconnus et inexplicables. [il s'agissait de la salle 93, au sous-sol du musée, ndlr]. Je suis entré là dedans, et, regardant bien, je me suis senti froid dans le dos, devant toutes ces inventions de souffrance, devant tous ces instruments de torture, avec lesquels l'homme, pendant des siècles, férocisa la mort. Et mes yeux cherchaient, malgré moi, dans cette féronnerie cruelle, la rouille qui fut autrefois du sang. Cette salle, cette chambre, est le musée le plus complet de glaives, de chevalets, de fauteuils capitonnés de pointes, de brodequins à vis, de poires d'angoisse, de toutes les imaginations d'une mécanique meurtrière, pour faire, savamment et diversement, souffrir la chair humaine. Tout ce fer et tout cet acier du bourreau, est entremêlé de moins cruelles curiosités de la vieille justice. Il y a des chapeaux et des queues de grosse paille, qu'on faisait porter aux ribaudes; des manteaux de punition, des sortes de tonneaux, sur le bois desquels était peint, d'une manière galante, par des Watteau de village, le crime qui y faisait enfermer le séducteur; des cages pour immerger, pendant un temps fixé réglementairement, les boulangers, qui vendaient à faux poids ; des bonnets d'âne aux oreilles de fer, etc. — enfin, tout un magasin d'accessoires diaboliques, pour terrifier le prévenu, lorsque sa chair avait résisté à la torture.
Lundi 9 septembre. — Départ ce soir de Munich pour la France.