Magazine Histoire
Après l'élimination de Hermann Kriege, ami de Weitling et propagandiste d'un communisme sentimental, typiquement petit-bourgeois, Marx dut encore, ea juillet 1847, dénoncer et réfuter, dans Misère de la philosophie, le réformisme petit-bourgeois et l'utopie anarchisante de Proudhon. Dans un mémoire retentissant sur la propriété où éclatait la formule : « La propriété c'est le vol », Proudhon élabora une forme de socialisme exprimant les aspirations utopiques des classes moyennes. A la fin de son livre De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise
Proudhon résume son expérience fondamentale : «Sorti des études j’avais atteint ma vingtième armée, Mon père avait perdu son champ ; l'hypothèque l’avait dévoré. Qui sait s'il n'a pas tenu à l'existence d'une bonne institution de crédit foncier que je restasse toute ma vie paysan et conservateur. » On ne saurait mieux définir le point de vue de classe dont Proudhon ne se départira jamais. Fils d'un petit paysan ruiné qui devint artisan tonnelier après la liquidation de ses terres, il gardera toute sa vie la nostalgie de la propriété perdue. Il définira le socialisme : « la constitution de fortunes modérées, l'universalisation de la classe moyenne. » Le problème du crédit est pour lui central ; la panacée de tous tes maux pour cette petite bourgeoisie condamnée par la révolution du capitalisme et la tyrannie des banques, c'est le prêt sans intérêt. A partir de là se multiplient tes contradictions dans l'oeuvre de Proudhon. Les formules outrancières aboutissent à l'apologie de l'ordre établi.
Après avoir proclamé : « La propriété c'est le vol », il fait dans son dernier ouvrage La théorie de la propriété, l’éloge de la propriété sous sa forme bourgeoise en préconisant simplement d'illusoires garanties d'équilibre. Après avoir proclamé : « Dieu c'est le mal », et s'être dit « l'ennemi de Dieu », il déclare, dans le prologue de sa Philosophie de la misère, en 1846, « avoir besoin de l'hypothèse de Dieu » et nul n'a plus que lui invoqué la Providence et « les idées et les lois éternelles». Après avoir proclamé : « La véritable forme de gouvernement, c'est l'anarchie » il s'est accommodé platement de la dictature de Napoléon III, auquel il dédie ses ouvrages. La phrase révolutionnaire masque chez lui l'esprit de conciliation avec le pouvoir ; « J'ai prêché la conciliation des classes, symbole de la synthèse des doctrines », écrit-il,1 et, il reprend à son compte la formule de Napoléon III:
« Satisfaire aux justes exigences du prolétariat sans blesser les droits acquis de la classe bourgeoise.» Avec sa manie moralisante Proudhon s'efforce constamment d'éliminer le « mauvais côté»» les «excès» du capitalisme, en maintenant l'essentiel du régime lui-même. Marx concluait sa « Misère de la philosophie » en disant de Proudhon : « II veut planer, en homme de science, au-dessus des bourgeois et des prolétaires ; il n'est que le petit bourgeois ballotté constamment entré le capital et le travail. »l « Proudhon a fait un mal énorme », écrivait Marx car il n'est point de doctrine plus capable de détourner les masses de l'action efficace. La phrase révolutionnaire, l'anarchisme verbal, l'éclectisme philosophique qui éternise la contradiction par impuissance à s'élever à la dialectique réelle des luttes de classes, tout cela est l'héritage proudhonien contre lequel aura à se constituer un véritable parti ouvrier, marxiste. Marx ne combattait pas seulement l'aspect utopique mais l'aspect conspiratif des sectes communistes. En avril 1850 dans la Neue Rhänische Zeitung Marx portait un jugement impitoyable sur les conspirateurs et sur leur conception qui implique le mépris de la réalité, le mépris de la théorie et le mépris des masses. « Leur position sociale détermine leur caractère tout entier. La conspiration prolétarienne ne leur assure naturellement que des moyens d'existence très limités et très incertains. Ils sont donc constamment contraints d'entamer la caisse de la conspiration. Beaucoup entrent directement en collision avec la société bourgeoise, et font en correctionnelle des apparitions plus ou moins remarquées. Il va de soi que ces conspirateurs ne se bornent pas à organiser le prolétariat révolutionnaire. Leur activité consiste précisément à anticiper sur le processus révolutionnaire, à l'amener artificiellement jusqu'à la crise, à improviser une révolution sans les conditions d'une révolution. Pour eux, la seule condition de la révolution,
c'est l'organisation suffisante de leur conspiration. Ce sont les alchimistes de la révolution, et ils partagent le désordre mental et les idées fixes des alchimistes du temps jadis... La police tolère leurs conspirations, et ne les tolère pas seulement comme un mal nécessaire. Elle les tolère comme des centres faciles à surveiller, où se rassemblent les éléments révolutionnaires les plus violents de la société, comme des ateliers de l'émeute, qui sont devenus en France un moyen de gouvernement aussi nécessaire que la police elle-même, et enfin comme un bureau de recrutement pour ses propres mouchards... L'espionnage est une des occupations principales des conspirateurs. Il n'est donc pas étonnant qu'ils fassent si fréquemment le petit saut qui fait d'un conspirateur professionnel un espion appointé par la police, d'autant plus que ce saut est facilité par la misère et la prison, par les menaces et les promesses. De là l'extrême développement du système de la suspicion dans les conspirations, dont parfois les membres prennent tes meilleurs d'entre eux pour des mouchards, et placent toute leur confiance dans de véritables mouchards. » La lutte théorique de Marx permit ainsi de faire passer le communisme de l'utopie à la science et de la conspiration à la lutte de classe.
Marx avait adhéré, en mars 1847, à la Ligue des Justes.
Il s’était donné pour tâche de gagner au socialisme scientifique l'avant-garde de la classe ouvrière. L'un des anciens dirigeants de la ligue, Moll, avait demandé à Marx de collaborer à l'orientation théorique nouvelle et à la réorganisation de la Ligue. Sentant venir la révolution qui déterminerait « vraisemblablernent pour des siècles le destin du monde », Marx, à la veille des grands mouvements européens de 1848, considérait que la tâche la plus importante était d'organiser un véritable parti ouvrier, de lui donner un programme de classe et de mettre au point sa tactique. Le 1erjuin 1847 le Congrès de la Ligue s'ouvrit à Londres. Sous l'influence de Marx des transformations profondes intervinrent. Le changement de nom était déjà significatif : l'ancienne « Ligue des justes » s'appellerait désormais « Ligue des communistes ». A l'ancienne devise : « tous les hommes sont frères» on substitua le mot d'ordre: « prolétaires, de tous les pays, unissez-vous. » Les statuts nouveaux marquèrent mieux encore la signification de classe du mouvement. L'article premier était ainsi rédigé :
«le but de la ligue est le renversement de la bourgeoisie, le règne du prolétariat, la suppression de l'ancienne société bourgeoise fondée sur des antagonismes de classe et l'établissement d'une nouvelle société sans classe et sans propriété privée. » La structure de l'organisation tendait à écarter toute possibilité de conspiration en exigeant une direction constituée par des membres élus et révocables. La tenue d'un deuxième Congrès fut décidée pour décembre 1847, et Marx fut chargé d'élaborer d'ici là un projet de programme. Ce fut le « Manifeste Communiste ». Le Manifeste Communiste fut écrit quelques semaines avant l'éclatement de la révolution européenne. Son mérite essentiel était, en embrassant dans une grandiose synthèse toute l'évolution historique de la société, de donner aux travailleurs une claire conscience de la situation historique de leur classe, de sa mission et de ses perspectives. Il était à la fois un programme à long terme valable pour toute une époque historique, celle de la lutte pour la révolution prolétarienne, et une définition magistrale des objectifs immédiats de la lutte de classe du prolétariat, de ses conditions concrètes et des moyens de la conduire. Le Manifeste Communiste assignait une double tâche aux travailleurs : 1. Une lutte menée en alliance avec la bourgeoisie contre les classes les plus réactionnaires. Ce front unique avec la bourgeoisie durera aussi longtemps que la bourgeoisie jouera un rôle révolutionnaire contre tes survivances du passé féodal. Le prolétariat soutiendra cette bourgeoisie, la poussera en avant et dénoncera tout compromis que cette bourgeoisie voudrait conclure avec la réaction. 2. Une lutte pour « éveiller chez les ouvriers une conscience aussi claire que possible de l'antagonisme qui oppose la bourgeoisie au prolétariat, afin que les ouvriers allemands puissent aussitôt tourner contre la bourgeoisie, comme autant d'armes, les conditions sociales et politiques que la bourgeoisie instituerait en prenant le pouvoir, afin qu'aussitôt après la chute des classes réactionnaires en Allemagne, commence la lutte contre la bourgeoisie elle-même. La stratégie et la tactique de ce combat devaient être différentes suivant le degré d'évolution historique propre à chaque pays, et n'être pas, par exemple, identiques en Allemagne, où la bourgeoisie était loin d'être au pouvoir, et en Angleterre et en France, où elle y était déjà. Les révolutions de 1848 allaient aussitôt offrir à Karl Marx un immense champ d'expériences et de vérifications pour cette stratégie et cette tactique.
Roger Garaudy, Karl Marx, pages 260 à265 >> A SUIVRE Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Marx, Roger Garaudy