L’invisibilité de l’IA vs la tangibilité des robots par S.Tisseron

Publié le 22 février 2017 par Pnordey @latelier

Serge Tisseron a été auditionné sur les enjeux éthiques de l’intelligence artificielle par l'assemblée nationale et le sénat au début de l'année. Il évoque pour L'Atelier BNP Paribas la montée en puissance de la robotique et de l'intelligence artificielle dans notre quotidien.

Serge Tisseron est psychiatre, membre de l’Académie des technologies, Docteur en psychologie HDR, Université Paris VII Denis Diderot, auteur notamment de Le jour où mon robot m’aimera, vers l’empathie artificielle (Albin-Michel). Nous l'avions d'ailleurs reçu en 2015 dans L'Atelier Numérique.

Créer des robots qui imitent trait pour trait des êtres humains, est-ce une bonne idée pour faciliter les interactions robots/humains ?

Fabriquer des robots est un problème, mais les rendre acceptables par les usagers en est un autre. Or plus les robots ressemblent aux humains, plus nous leur faisons confiance, au moins pour autant que cette ressemblance ne prête pas à confusion. Pourtant, nous ne savons pas qui se trouve derrière un robot. Souvent, il s’agit de grandes entreprises qui n’agissent pas que dans un but philanthropique. Ce qui nous rassure dans l’apparence humaine, c’est le fantasme d’avoir affaire à un système fermé, exactement comme l’homme l’est lui-même. Plus le robot a une apparence humanoïde, et plus on est enclin à l’imaginer « indépendant », autrement dit, plus on oublie qu’il transmet nos données personnelles à son fabricant…

Les japonais testent des humanoïdes pour l'accueil et donner des renseignements aux visiteurs. Européen et américains privilégient des robots au design plus utilitaire, comment expliquez-vous des approches aussi différentes ?

Nous sommes confrontés ici à une différence culturelle majeure. La tradition occidentale est construite sur une nette distinction entre l’humain et le non humain, l’original et la copie, le bien et le mal, etc. Nous sommes une culture du « ou bien, ou bien ». Au contraire, au Japon, l’original n’est pas distingué de la copie : les monuments publics sont détruits tous les cinquante ans pour être reconstruits à l’identique. Les Japonais peuvent se marier chrétien et se faire enterrer bouddhiste. C’est une culture du « à la fois, à la fois ». Et dans la tradition shintoïste, que le premier ministre actuel cherche à remettre à l’honneur, tout ce qui est doué de mouvement possède une âme. Les Japonais rêvent donc de fabriquer des humanoïdes qu’on puisse confondre avec des humains. Au contraire, dans notre culture, la tendance est plutôt de réserver le caractère humanoïde aux robots pour lesquels il serait indispensable. Il s’y ajoute un autre élément : les Japonais sont confrontés au maintien à domicile d’un grand nombre de personnes âgées. Seuls des robots capables d’utiliser tous les ustensiles ménagers présents dans les maisons japonaises pourront le faire : ils devront donc avoir des bras, des jambes et des mains comme un humain.

En dehors des ateliers de production, les expérimentations de robots restent très limitées dans leur ampleur. Comment expliquez-vous cette frilosité ?

Au Japon, les choses vont beaucoup plus vite. Le problème à mon avis est que nous avons trop tendance à envisager les robots comme des machines sophistiquées dont on devrait apprendre à se servir, pour ensuite les gérer comme des esclaves tout au long de leur vie. Le robot ne sera pas dans une relation de sujétion vis-à-vis de l’humain. Il pourra indiquer à l’homme ses erreurs, et il faudra que l’homme les accepte. Ni maître, ni esclave, ni collègue, le robot sera un collaborateur dont les capacités non humaines seront destinées à s’imbriquer et à se compléter avec les possibilités humaines. A condition que l’humain soit capable de coopérer, d’être créatif, et de penser complexe. Mais notre culture et notre système scolaire y préparent mal. D’où à mon avis la difficulté où nous sommes de porter un regard raisonnable sur les robots.

Les assistants virtuels sont de plus en plus présents dans nos vies, sur smartphone et dans nos maisons (Amazon Echo, Google Home) : l'IA ne semble pas faire peur au grand public. Est-ce que matérialisée par un robot cela change la perception des gens de l'IA ?

Nous ne sommes pas soumis dans les deux cas aux mêmes influences. Sur l’IA, les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) s’emploient à polir leur image en soufflant alternativement le chaud et le froid. Ils disent : « L’IA est très dangereuse, mais ne vous inquiétez pas, continuez à acheter nos produits, nous vous protégeons ! » C’est une politique de mafia. En revanche l’imaginaire des robots est celui de la concurrence. Avec leurs deux bras et leurs deux jambes, on peut craindre qu’ils prennent nos emplois. Dans les deux cas, ce sont des fantasmes. L’IA peut prendre beaucoup d’emplois, et les robots seront encore longtemps des machines destinées à rendre l’homme plus performant. Mais le formatage de nos cerveaux n’est pas le même dans les deux cas.

Peut-on craindre à terme un rejet du public pour les robots, une nouvelle révolte des luddites ?

Oui. Plus on idéalisera les robots comme des machines « autonomes », plus on fera craindre une relation de concurrence. C’est pourquoi il faut rappeler leur réalité, très loin de leur imaginaire. Et organiser pour cela de larges concertations dans les entreprises pour dissiper les fantasmes et les croyances liées à la robotique, analyser les conséquences humaines et sociétales du développement de la robotique interactive, et envisager comment favoriser les bons usages en revoyant la formation et l’organisation du travail.